31 décembre 2020

Passage d'année

 

"La nuit n'est jamais complète
il y a toujours
une fenêtre ouverte
une fenêtre éclairée
il y a toujours un rêve qui veille
désir à combler     faim à satisfaire
un cœur généreux
une main tendue     une main ouverte
des yeux attentifs
une vie         la vie à se partager."
                Paul Eluard



Comment clore une année à ce point insolite, durant laquelle toutes les projections et anticipations furent suspendues, où tout fut susceptible d’être remis en question du jour au lendemain, vécu sur le mode de l’incertitude et de l’inquiétude? Une année où l'actualité du monde s'est confondue à notre actualité propre, concernant chacun d’entre nous. La tentation d'épiloguer sur le monde qui vient soudain m'abandonne, seules me viennent aux lèvres les paroles d'une patiente moralement épuisée à qui je suggérais la prise d'un antidépresseur: "merci, J'attendrai que ma joie revienne, qu'au matin je puisse sourire".  

Je me réjouirai bien sûr de l'arrivée du vaccin dans un mois, dans un an, mais surtout de partager dès potron-minet avec mes voisins l'odeur entêtante des croissants frais, le bruit familier du bus chargeant ses passagers devant la maison, la magie des guirlandes lumineuses célébrant l'année nouvelle, l'appel à distance s'assurant que les proches vont bien, le mot gentil envoyé à ceux qu'on aime, la main qu'on agite à la fenêtre au voisin d'en face, toutes ces minimes choses familières qui rythment nos journées et dessinent l'image du bonheur. Les pandémies les plus redoutables n'ont qu'une durée de vie limitée, s'en imprégner est déjà un traitement. 
 

30 décembre 2020

Patti Smith chante Dylan

 

“Les voix ne doivent pas être jugées en fonction de leur joliesse. Elles ne comptent que si elles vous convainquent qu’elles disent la vérité.”  
                        Sam Cooke


Et si la faille révélait le talent? Le 10 décembre 2016, Patti Smith représente Bob Dylan à Stockholm pour la cérémonie de remise du Prix Nobel de Littérature, où elle interprète le titre A Hard Rain's A-Gonna Fall. Après quelques notes, elle reste sans voix, envahie par une émotion aussitôt partagée par la prestigieuse assemblée. "Ce fut humiliant. L’orchestre jouait, la famille royale me regardait, la caméra me fixait, et un sentiment d’horreur m’a envahie. Je n’avais jamais été intimidée en montant sur scène. Mais le plus extraordinaire, c’est ce qui s’est passé après : j’ai reçu une avalanche de messages. Cet échec a rendu ma performance plus humaine. Les moments qui expliquent notre humanité sont ceux qui nous tombent dessus. J’ai appris quelque chose : les gens vous pardonnent une erreur en public si vous êtes honnête sur ce qui se passe."  Nos désastres ne sont jamais que l'envers de ce qui nous fait grandir, et pour ceux qui en douteraient il reste à découvrir ce moment d'anthologie.  


Lu dans:
Patti Smith. On peut difficilement montrer son amour sans montrer sa colère. Anatxu Zabalbeascoa. LENA. Le Soir du 12 décembre 2020
Patti Smith performs Bob Dylan's "A Hard Rain's A-Gonna Fall" - Nobel Prize Award Ceremony 2016. YouTube. https://youtu.be/941PHEJHCwU

28 décembre 2020

Une vie de mouche

 

"Au Manoir Hovey, au bord du lac Massawippi (Québec), on sert en juillet un plat dit de pommes hivernales; il s'agit de pommes gardées sur l'arbre jusqu'au dernier moment. Le chef Francis Wolf laisse les pommes geler et dégeler sur l'arbre jusqu'à la fin de l'hiver, afin de les cueillir à un moment où la saveur est devenue incroyablement intense. Certes, les fruits sont noircis et difficiles à travailler, mais si les fruits cultivés uniquement pour notre consommation sont des produits pour ainsi dire d'enfants gâtés, ces pommes, qui ont passé deux saisons sur l'arbre, auront vécu une vraie vie de pomme. Elles n'ont pas traversé que des moments faciles, mais elles n'en sont que plus extraordinaires à ce titre. "
                            Ryoko Sekiguchi


Ivry Gitlis, décédé ce jeudi à 98 ans, refusait qu'on parle de "son" Stradivarius mais suggérait qu'il n'avait été lui-même qu'un locataire passager permettant à son instrument de vivre sa vie de violon. Concéder à chaque chose, chaque personne qui nous entoure le droit de vivre sa vie propre sans tenter de se l'approprier à son seul usage est une sagesse. Un jour, quittant notre verger, un de mes petits-fils âgé de trois ans me fit arrêter la voiture afin de permettre à une mouche de rejoindre sa vie de mouche: "on n'a pas le droit de l'enlever à sa famille." Il avait raison, et me donnait sa première leçon de philosophie. Il l'ignore, mais dix ans plus tard j'en garde l'enseignement.


Lu dans :
Ryoko Sekiguchi. Nagori. La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter. P.O.L. 2018. Folio 6776. 142 pages. Extrait pp 74, 75

Sagesse des peluches

 

"La nuit est loin. Le jour revient et je suis en vie, en grand appel de vie. Il est temps de se fondre parmi ceux qui m'entourent. Je disparais dans mon époque, dans la petite course de mon existence. Je dis adieu à tous mes personnages, ceux que j'ai croisés, ceux qui ont existé, ceux que j'ai lus, ceux que j'ai inventés, ceux qui sont morts et ceux qu'il me sera encore donné de côtoyer, je ne fais plus de distinction entre les uns et les autres, ils sont mon peuple mélangé. Je leur dis adieu, non pas que je les quitte — jamais je ne serai fait d'autre chose que d'eux — mais le temps long où ils ont eu tout loisir de se déployer en moi s'achève. (..) Et lorsque ce sera l'heure, sur ce pavé que j'aime ou ailleurs, vieillard repu d'avoir tant vécu ou homme pris dans la force de l'âge, j'espère qu'il me sera donné de la prononcer à nouveau, cette phrase, pour qu'elle éloigne de moi la peur, qu'elle m'emplisse d'un sentiment profond de quiétude, j'espère, oui, que me sera donné le temps de reconvoquer en moi la beauté de tout ce que j'ai traversé, et de la dire avec un sourire serein : "C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau."
                        Laurent Gaudé



Il persiste en France un atelier de création de doudous, les premiers et plus fidèles amis des enfants, de toutes les formes pourvu qu’ils aient la douceur et l’odeur inimitable qui les rend irremplaçables.  On y crée mais surtout on y répare les Doudou, Lapin, Meuh-Meuh, Crapouille en bout de course, estropiés, borgnes, déchiquetés par les chiens, les trains, les chagrins ou plus simplement par l'usure du temps. Avec de la patience et du savoir-faire, tout peut se reconstruire, ou presque. On recoud une patte, greffe un œil, panse une plaie de tissu écorché, on remplace la bourre, créant une illusion d'immortalité. Sauf que... au déballage, ce matin Crapouille s'avère irréparable, trop atteint, les crocs étaient trop acérés et le chien trop furieux, un jour entier de travail n'y suffira pas, ni une semaine, ni une vie. Mais on ne jette pas un doudou, on le duplique, forme pour forme, yeux pour yeux, museau pour museau, même couleur, même texture, même taille, ne manque que l'odeur de l'enfant qu'il a accompagné dans son sommeil tant de soirs. Et encore... Idée de génie de l'artisan, il restera à introduire la dépouille de l'ancien dans le nouveau en guise de bourre pour que démarre une nouvelle existence, à la fois inédite et imprégnée du récit de l'ancienne.  C'est ainsi que les gosses s'imprègnent de l’impermanence de la vie des hommes, et d'une première expérience de ce que peut être l'éternité.



Lu dans :
Laurent Gaudé. Paris, mille vies. Actes Sud. 2020. 80 pages. Extrait pp  87-88
Le doudou, le premier et plus fidèle ami. Reportage de Florence Helleux, Frederic Poussin, et Smain Belhadj. "20h30 en fêtes, le samedi”. France 2. 20 décembre 2020

24 décembre 2020

Un peu de légèreté pour Noël

 

Un avion fend le ciel
un éclat
une virgule
une hirondelle.

On en fait du chemin
pour pas grand chose
alors qu’une seule pensée en l’air
peut nous emmener
si haut.

Si un jour
j’oublie de rêver
s’il te plaît
prête-moi
tes ailes.
            Martine Rouhart



 
Lu dans:
Martine Rouhart. Dans le refuge de la lumière. Bleu d’encre. 2020. 54 pages. Extraits pp.17, 28

23 décembre 2020

Sagesse de Toni Morrison

 "Là-bas, le long de la rivière, les empreintes de ses pas apparaissent et disparaissent. Elles sont tellement familières ! Qu'un enfant, un adulte y place ses pieds, elles lui vont. Qu'il les en retire, et elles disparaissent à nouveau, comme si personne n'avait jamais marché là. Peu à peu, toute trace a disparu et ce qui est oublié, ce ne sont pas seulement les empreintes de pas, mais aussi l'eau et ce qu'il y a là-bas au fond. Le reste n'est que temps qu'il fait." 

            Toni Morrison


Laisser trace, devise avec laquelle on s'imaginait un programme de vie dans les sixties. L'époque a changé et a gagné en modestie, à l'heure actuelle laisser dans le sable  quelques empreintes qui puissent servir de repère est déjà une satisfaction. 


Lu dans:
Toni Morrison. L'origine des autres. Trad. Christine Laferrière. Ed Christian Bourgeois. 2018. 92 pages. Extrait p.75

21 décembre 2020

Une vie de chien

 

"Simon alla préparer le dîner. Puis il sortit un moment dans le jardin. Pippa n’attendait que ça. Le bonheur d’être vivant, ça doit être quelque chose de ce genre, songea Simon, courir joyeusement après un bâton et le ramener à quelqu’un qui vous aime."
                            Francis Dannemark



On peut imaginer voir se croiser des auteurs que rien n'aurait dû rapprocher.  Francis Dannemark et Su DongPo par exemple, poète de l'an mil, décrivant l'amitié que lui porte son chien "Museau Noir, que j'ai de la chance d'être ton maître! / quand je t'ai annoncé que nous retournions au Nord / tu as remué la queue et dansé de joie / et fait la ronde autour des enfants. / Tu dis merci du museau / puisque le Ciel te refuse la parole / J'ai envie de te confier une lettre à porter. "  D'un lointain passé heureux, surgit notre Golden retriever, unique chien qui ait partagé notre vie de famille. Il avait 6 maîtres et pas de maître, il puait, ne nageait que dans l'eau sale, ne tolérait pas qu'on le lave, et surtout savait nous faire rire.  Ses galipettes, tourner sur soi-même pour s'attraper la queue, s'enfuir au rappel de retour de promenade, mendier les couennes et accueillir les visiteurs du soir comme s'ils étaient uniques au monde nous apprirent que le bonheur tient en peu de choses: se faire plaisir et faire plaisir, faire rire, s'ébrouer, faire le bon chien, donner l'illusion au maître qu'il est important et n'en faire qu'à sa tête. Et si un ami soupire qu'il mène "une vie de chien", félicitez-le d'avoir fait un si bon choix.



Lu dans:
Su Dongpo 1037-1101, repris pas Claude Roy dans L'ami qui venait de l'An Mil. Gallimard. Coll. L'Un et l'Autre. 1994. 176 pages. 
Francis Dannemark. La misère se porte bien. Kyrielle 2020. 322 pages. Extrait p.265. Tirage limité disponible uniquement chez l'auteur francis.dannemark@gmail.com

Un bel article de Jean-Claude Vantroyen dans le supplément Livres du Soir de ce weekend présente le dernier ouvrage de F. Dannemark.  "Une comédie qui montre qu’on peut parler d’amour, d’amitié, de dignité sans pour cela posséder de magnifiques limousines, des yachts et des somptueuses villas au bord de la mer.  Une comédie surtout qui indique qu’il faut prendre son temps, que la précipitation est toujours malvenue, qu’il faut vivre au rythme des couleurs des saisons, comme la nature. C’est un éloge de la lenteur, ce roman. Et un éloge de la tendresse. Et on se sent heureux de le lire." Rencontre avec l'auteur ce 26 décembre, de 14h à 17h, la librairie La Licorne  (715, chaussée d'Alsemberg à Uccle)

19 décembre 2020

じに むかえに いきます

 

"Il y a une expression en japonais, "aji zvo mukae ni iku", qui pourrait se traduire par "aller chercher un goût". En cas de rencontre véritable entre deux ingrédients, il arrive que l'un "aille chercher le goût" de l'autre, pour en extraire la meilleure part. Pour peu que l'échange soit mutuel, on pourra découvrir une saveur qui n'existait pas tant que les ingrédients menaient leur vie séparément." 
                    Ryoko Sekiguchi


 
Dans l'instant me reviennent ces paroles des années 70, cent fois égrenées sur les cordes de nos guitares, "je ne sais pas ou tu commences, tu ne sais pas ou je finis" (Moustaki). Qu'une méditation sur l'art de l'assiette puisse déboucher sur la mystérieuse alchimie de l'amour humain confirme, si besoin en était, que "la cuisine japonaise n'est pas chose qui se mange, mais qui se médite" (Tanizaki).
 


Lu dans:
Ryoko Sekiguchi. Nagori. La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter. P.O.L. 2018. Folio 6776. 142 pages. Extrait p.70
Tanizaki Junichiro. Éloge de l'ombre. Paris. Publications orientalistes de France. 1993.
Georges Moustaki. Je ne sais pas où tu commences. Master Serie. 1972

18 décembre 2020

Humour de couloir

 

"Deux planètes se rencontrent, l’une demande à l’autre : « Comment vas-tu ? — Eh bien, plutôt mal… j’ai attrapé des humains, alors forcément j’ai de la température. — Ah, tu as des humains ? T’en fais pas, ça ne dure pas longtemps.» 
            Humour de couloir au GIEC



Lu dans :
Idriss ABERKANE. L'Âge de la connaissance. Laffont. 2018. 374 pages.

17 décembre 2020

La mer est loin

 

"C'était un rêve où il pleuvait
mais toi et moi étions à l'abri
Il y avait une grande baie
sur laquelle ruisselait la pluie
et à travers l'eau brouillée
on devinait la mer tout près

Je prenais des bûches et du petit bois
je roulais un journal en boules
Le feu déjà crépitait
elle faisait bouillir de l'eau
dans la cuisine à côté
«Veux-tu des toasts avec le thé?» (..)

Je me réveille en sursaut
dans la chambre d'hôpital
Il ne pleut pas     Pas de feu
pas d'eau qui bout
La mer est très loin
Je suis seul     elle n'est pas là

Je voudrais tant qu'elle soit là
et mon cœur bat la chamade
        Claude Roy . Hôpital Marie Lannelongue 24 juin 1982


 

On a tout dit de la Covid-19, mais de la solitude? De ces patients décédés en soins intensifs au terme de 4 semaines , sans jamais avoir pu revoir leur femme, et qui jamais ne se seraient présentés seuls à la consultation, petits amoureux de Peynet inquiets que l'autre tombe malade.   De ces pensionnaires en maison de repos à qui il avait été  promis "Tu verras maman, tu seras bien / T'auras plus souci de rien" et qui n'ont parfois plus quitté la chambre depuis des semaines, murés dans le silence. De cette patiente échevelée devenue sorcière faute d'un coiffeur, et qui ne quitte plus son domicile par honte davantage que par peur. De ces grands-parents protégés comme la momie Rascar Capac de Tintin, qu'on tente de convaincre que ZOOM c'est la vraie vie. De ces adulescents vigoureux pour qui l'amour c'est cordon, ficelle serrée. De ces mômes qui n'ont vu de face d'adulte que masquée, comme si la décence élémentaire était un slip, un masque. Comme d'autres, j'ai souri en apprenant que les dindes Corn et Cob avaient été graciées, les fêtes seraient belles, et puis plouf, tous alla casa comme en mars. Paradoxe, que je ne m'explique pas moi-même : comme médecin, je confinerais même les pigeons de mon jardin, jusque Noël de l'année prochaine; comme Papy il me prend parfois des envies de farandoles narguant la maréchaussée à  Flagey "pose les deux pieds en canard / C'est la Covid qui redémarre / En voiture les voyageurs / la Covid part toujours  l'heure". Ce virus nous monte à tous à la tête, vivement qu'on trouve un vaccin contre la solitude. 


 

Lu dans :
Claude Roy. A la lisière du temps. La pluie en rêve. NRF Gallimard. 208 pages. Extrait pp. 35-36

16 décembre 2020

La vie comme un plat

 

"La cuisine japonaise n'est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde, mieux encore, qui se médite."
                        Tanizaki Junichiro

 


La cuisine, une philosophie? A coup sûr un endroit où toutes les temporalités coexistent, s'invitant ensemble à notre table. Comme l'écrit Sekiguchi "aujourd'hui, il n'est pas rare de trouver dans une même assiette des tomates qui viennent d'être cueillies, un condiment préparé il y a deux ans, des anchois mis sous le sel il y a six mois et une boîte de maïs dont on ignore la date de fabrication."  Et si nos vies ressemblaient à ces plats amoureusement assemblés, fusion d'époques et de saveurs minutieusement assemblées? Qui sommes-nous en définitive au terme de notre expérience sur terre? Pour reprendre les mots de Walt Whitman : "Je contiens des multitudes." L'inusable  stéthoscope Littmann côtoie le saturomètre acquis en début de pandémie, les extraits de valériane se prescrivent simultanément aux anticorps monoclonaux, et les mains qui scrutent les maux de ventre possèdent la mémoire de centaines de ventres précédents. Suis-je vraiment le même médecin qui entend un père inquiet de l'avenir de son fils en échec, d'une fille trop tôt émancipée, d'une épouse mélancolique que celui de naguère? Comment n'être que ce plat où les temporalités coexistent sans se détruire mais en s'exaltant l'une l'autre? 



Lu dans:
Tanizaki Junichiro. Éloge de l'ombre. Paris. Publications orientalistes de France. 1993.
Ryoko Sekiguchi. Nagori. La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter. P.O.L. 2018. Folio 6776. 142 pages. Extrait pp 59-60
Citant Walt Whitman: Anatxu Zabalbeascoa. Patti Smith: On peut difficilement   montrer son amour sans montrer sa colère. Le Soir. Lena 12 décembre 2020

15 décembre 2020

La peur de l'Autre

 

 "Cela me rappelle une expérience que j'ai faite il y a plusieurs années lors d'une Biennale de Vienne. Dans l'une des œuvres d'art exposées, on m'a demandé d'entrer dans une pièce sombre et de me placer face à un miroir. En quelques secondes est apparue une silhouette qui a lentement pris forme et s'est avancée vers moi. Une femme. Quand cette femme (ou plutôt son image), qui faisait ma taille, s'est trouvée tout près de moi, elle a appliqué sa paume contre le verre et l'on m'a ordonné de faire pareil. Nous sommes restées là, face à face, sans parler, à nous regarder droit dans les yeux. Lentement, la silhouette s'est estompée et a rétréci avant de disparaître tout à fait. Une autre femme est apparue. Nous avons répété le geste consistant à faire se toucher nos paumes en nous regardant droit dans les yeux. Cette opération s'est poursuivie un certain temps. Chaque femme était différente par son âge, la forme de son corps, sa couleur, ses habits. Je dois dire que c'était extraordinaire, cette intimité avec une étrangère. Silencieuse, complice. Chacune acceptant l'autre. Seule à seule."
                    Toni Morrrison

 
 


Comment guérir de la crainte des Autres? Pourquoi nous font-ils peur et menacent-ils notre identité? Fruit de l'Histoire, de la littérature, du discours politique, la création de différences et le désir d'appartenance sont une constante humaine. Différences fondées sur la race, les frontières, les mouvement de masse des populations, la quête de notre propre identité passe par l'exclusion de tout ce qui ne nous est pas identique. L'être humain crée "les Autres" pour exister lui-même.
Prix Nobel de littérature en 1993, Toni Morrison est une découverte récente en ce qui me concerne (merci Obama qui la cite dans sa récente interview), dont ne se lasse pas d'arpenter les thèmes de prédilection.


Lu dans:
Toni Morrison. L'origine des autres. Trad. Christine Laferrière. Ed Christian Bourgeois. 2018.  92 pages. Extrait p.64

13 décembre 2020

En remontant la vie

 

"À quelques mètres de la pierre vivante, l’eau surgit enfin d’une fontaine telle qu’on en voyait au temps des bergers d’Arcadie. La Marne en coulait doucement. Je me suis approché d’elle. Dans le vallon aux violentes odeurs telluriques, elle me murmurait  : «  Enfin, tu es là. Tu en as mis du temps  !  » Que pouvais-je répondre  ? J’ai joint mes deux mains pour la recueillir. Elle avait un goût étrange de menthe et de mousse, pur et coupant."
                    Jean-Paul Kauffmann



Rassasiée d'années, elle nous a quitté la nuit passée, paisiblement, soucieuse jusqu'au bout de ne pas déranger. Si faible et si menue qu'on imagine sans peine le bébé qu'elle fut à sa naissance. Jean-Paul Kauffmann l'écrit joliment: remonter la Marne, ce n’est pas revenir en arrière et pleurer le passé, mais au contraire se perdre pour mieux renaître.  "C'était une vraie gentille" comme le résume sobrement un de mes fils à qui on l'annonce, quelle plus belle épitaphe imaginer?

Un autre patient décède la même nuit, également à domicile, de mémoire de médecin ce ne m'était jamais arrivé. Même âge, même parcours modeste soucieux des autres avant de lui-même, lui non plus n'ayant jamais habité ailleurs qu'à Anderlecht sa commune natale, et celle de ses parents. Regagnant mon domicile, il me prend de faire des hypothèses romanesques: ces deux-là se sont-ils croisés un jour au cours de leur longue existence sur un territoire aussi limité, à l'occasion d'un achat, d'une célébration religieuse, d'une braderie, d'une visite médicale, autour d'un bac à sable? Se sont-ils adressé un sourire complice, ou un commentaire sur l'orage qui menaçait? Ni l'une ni l'autre ne sont plus là pour le dire, ils peuvent se reposer maintenant.


Lu dans:
Jean-Paul Kauffmann. Remonter la Marne. Fayard. 2013. 264 pages. Extrait p. 261

11 décembre 2020

Sagesse de Saint Nicolas

  "Une sortie, c'est une entrée que l'on prend dans l'autre sens."

                Boris Vian



Ce weekend j'ai rencontré Saint Nicolas. Dans la file, une petite fille lui a demandé une faveur "Ce que je souhaite, c'est que tu fasses revenir bon-papy et bonne mamy. Je suis très triste qu'ils soient partis." Décontenancé, le grand saint a aussitôt trouvé les mots qui sonnent juste: "Je ne peux pas les faire revenir, mais quand je remonterai là-haut je leur ferai la bise de ta part, promis."  Ces quelques mots m'ont réconcilié avec la magie parfois controversée des contes pour enfants, avec tout ce que l'imaginaire d'un Paradis véhicule d'irréel et avec une certaine idée de la philosophie: rendre du sens à ce qui paraît totalement absurde. Saint Nicolas ne rendra pas ses grands-parents à la petiote, mais aura trouvé les mots qu'il faut pour qu'elle se soit sentie entendue, et que sa détresse ait eu le droit de s'exprimer.


Lu dans:
Boris Vian et Nicole Bertolt. Traité de civisme. Paris. Le Livre de poche. 2015. 200 pages

09 décembre 2020

Eclaboussures

 

"Au bord d'un ruisseau capté et conduit jusqu'au cloître via les roches — une source qui coule discrètement toute l'année —, il passe en revue son passé, les écueils, ravissements, aspirations d'antan. L'eau coule et traverse le monastère puis ressort côté sud (..) gardant l'écho intact, quel que soit l'âge, de la voix et des mots qu'elle porte." 
                                Etienne Faure

 
 
Une vie passe, au bord d'un ruisseau qui traverse un cloître silencieux. J'écoute son ruissellement, qui réveille les sons de mon enfance, la voix de mes parents et de mes amis perdus, les projets de mes enfants et les rires de leurs propres enfants. L'eau vive m'éclabousse au passage, moqueuse : qui est ce vieil homme qui nous contemple, on dirait un enfant. Ruisseau changeant, aux mille visages qui m'accompagnèrent dès ma naissance, vieil enfant aux traits burinés par ces mille rencontres, et à qui je répète inlassablement: bonjour, vous souvenez-vous? c'est moi.



Lu dans:
Étienne Faure. Et puis prendre l'air. Collection Blanche. Gallimard. 2020. 136 pages. Extrait p.58

Vieilles nouvelles

 

"Déballant des objets, il arrive qu'on s'attarde aux nouvelles du journal qui les enveloppait. La cause est morte de longue date et pourtant sa lecture de nouveau renvoie à l'histoire, l'anecdote, le fait du jour, l'article sur l'actrice à présent muette, si belle en son miroir. Et remettant ces objets en lumière, c'est une génération d'horizons qui resurgit, les entoure."    
                            Etienne Faure
 


Le déballage des guirlandes et boules de Noël par exemple, dont les journaux qui les enveloppent pourraient nous apprendre qu'il y a un an Kamala Harris jetait l'éponge dans sa course à l'investiture pour la présidence, que le calendrier électoral poussait les démocrates à accélérer la mise en accusation de Trump, qu'en France les gilets jaunes organisaient leur acte 56 en marge d'une manifestation contre la réforme des retraites, que l’informateur Paul Magnette demandait au Roi à être déchargé de sa mission. On y signalait la crainte de voir se développer trop de ruches sur le territoire bruxellois. On y retrouve les programmes des expositions organisées à Roubaix et à Lille, prétexte d'un mini-séjour au passage d'année. Que tout cela est loin et proche à la fois, images d'un passé révolu où nul n'imaginait le bouleversement qui allait suivre.


 

Lu dans:
Étienne Faure. Et puis prendre l'air. Collection Blanche. Gallimard. 2020. 136 pages. Extrait p.93

06 décembre 2020

Mémoire de paletot

 

"En remettant tes fringues d'automne tu retrouves dans tes poches les cueillettes de l'an dernier : trois châtaignes, un gland, deux faines, un colchique fané, et des morceaux de champignons secs. Telle une lecture interrompue, (..) on reprend la tournure d'esprit de la saison où on l'avait laissée (..). Un vrai poème, ce paletot." 
                        Étienne Faure

 

Rien ne ressemble plus à un mémo retrouvé dans la poche que celui de l'année précédente: si 2018 était le décalque parfait de 2019, celui de 2020 témoigne d 'un sérieux amincissement des attentes pour les mois qui viennent. Par quelle formule remplacer l'inusable "on vous souhaite bonheur, santé, prospérité" qui n'évoque l'ironie, le mauvais goût ou la déconnexion de la réalité?  2021 est une année sans visage.



Lu dans:
Étienne Faure. Et puis prendre l'air. Collection Blanche. Gallimard. 2020. 136 pages. Extrait p.39

05 décembre 2020

L'écran qui rapproche

 

"Fenêtre,
toi qui sépares et qui attires,
changeante comme la mer,
glace, soudain, où notre figure se mire
mêlée à ce qu’on voit à travers. "
            Rainer Maria Rilke



Le coronavirus a orné mon bureau d'un vaste écran en plexiglass, qui nous protège les uns des autres et modifie ma perception. Le reflet de la lumière du jour dans mon dos projette mon propre visage en surimpression de celui des patients qui me font face. Au début, je tentai en vain de supprimer ce qui m'apparaissait comme une altération de la réalité. Jusqu'à je m'aperçoive que ce reflet dans le miroir correspondait exactement à ce que les patients pouvaient observer de moi, un regard attentif ou distrait, pianotant le clavier de l'ordinateur ou scrutant leur souffrance, visage souriant ou inquiet selon mon état de fatigue, l'avancement de la consultation ou la simple sympathie éprouvée différemment pour l'un ou l'autre. L'écran qui sépare peut ainsi paradoxalement se révéler un outil de réalité augmentée, stimulant mon attention plutôt que de la laisser gambader en toute fantaisie.
 
 

Lu dans:
J.-B. Pontalis. Fenêtres. Gallimard. 2000. Folio. 3642. 174 pages. Extrait: Exergue p.11 

04 décembre 2020

Regarde, je te parle

 

"On ne se disait rien, mais j'aimais nos conversations."
            David Foenkinos



Elle l'écoute, il parle sans rien dire, sans ce bruit que font les lèvres. Aujourd'hui elle entend avec ses yeux, qui filtrent l'essentiel, et cela chante dans sa tête. Qui n'a jamais communié en silence dans l'écoute des bûches dans le feu, en contemplant le long ruban que fait la route d'un départ en vacances, dans l'écoute de l'adagio de Mendelsohn, du Wonderful World de Louis Armstrong, dans le regard de son chien, dans la fatigue du soir d'une journée chargée, dans les premiers mots fragiles qui reviennent à celui qui fit un accident vasculaire, celui-là ne peut imaginer ce que se parler veut dire. S'écouter comme ce lointain petit prince "qui aimait le désert, quand on s’assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n’entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence…" 


Lu dans:
David Foenkinos. La famille Martin. Gallimard. 2020. 240 pages.

03 décembre 2020

Le Noël des créatifs

 

"Toute vie est une aventure naviguant entre inattendu et inespéré." 
                François Cheng


Un Noël à réinventer ça n'arrive pas tous les jours, et ce peut être une chance à cueillir, créant la surprise "entre l'inattendu et l'inespéré". Le panier repas livré à domicile, la carte de vœux particulièrement soignée, le coup de fil qui réchauffe quand la soirée s'annonce un peu crue, une vraie fête sans tradition cela se mérite. Hier une jeune patiente amie est parvenue à me faire rêver: ses parents se désolent de sacrifier le traditionnel repas de famille, l'année fut dure pour eux deux sur le plan de la santé, et l'isolement itou. Reclus, ils ont renoncé à garnir le sapin, à quoi bon, on fera mieux l'an prochain. Elle a soigneusement noté qu'ils s'absentent toute l'après-midi ce mercredi, acheté le plus beau sapin chez sa fleuriste, renouvelé la guirlande, emballé les cadeaux, fait dessiner les cartes par ses enfants et à l'heure dite ce sera Jurassic World dans la maison de son enfance. Montre en main elle dispose de trois heures pour créer un univers digne d'un étalage des Galeries Lafayette. J'ai pensé à eux cet après-midi, et à tout ce qu'il reste à inventer dans les semaines qui viennent.

 

 
Lu dans:
François Cheng. De l'âme. Albin Michel. 2016. 162 pages. 

02 décembre 2020

Dans la peau d'un autre

 

"Toute cette frénésie était assez amusante, et parfois touchante, mais c’était aussi un peu déconcertant. Au fond, réalisais-je, les gens ne me voyaient plus, moi, avec toutes mes particularités et tous mes travers. C’était plutôt comme s’ils s’étaient emparés d’une effigie de moi-même pour l’investir d’un million de rêves différents. Je savais qu’un moment viendrait où je finirais par les décevoir, par ne pas être à la hauteur de l’image que ma campagne et moi avions façonnée."  
                    Barak Obama


Belle réflexion sur l'image de soi, celle qu'on transmet et celle que les autres nous renvoient. Hier soir, le film documentaire "Où sont passées les hirondelles ?" s'attardait sur le récit d'une survie dans une bergerie au cœur de l'Auvergne. Un agnelet d'un jour meurt auprès de sa mère. A deux pas, un autre va mourir, surnuméraire d'une portée de trois, délaissé par une brebis qui ne peut en nourrir que deux. La bergère use d'une stratagème ancestral, substituant l'agnelet laissé pour compte au mort-né. Pour le faire accepter, elle va le revêtir de la peau de l'autre, de son odeur, du reste de chaleur qu'il abrite, de ce qu'il fut. Se mettre dans la peau d'un autre pour naître à la vie: après quelques hésitations, sa nouvelle mère fait le choix de la vie et nourrit ce petit qui était mort et qui lui a été rendu. Exister demande parfois quelques compromissions avec la réalité.

 

Lu dans:
Barack Obama. Une terre promise. Fayard. 2020. 840 pages. Extraits p.186

30 novembre 2020

Le coeurdonnier

 

"Je te vois monsieur le coeurdonnier
Oui je te vois dans ton atelier
Tu répares avec l'innocence d'un enfant
Tu recouds avec le sourire d'un passant
Tu recolles avec la douceur d'une maman
Tu tisses avec du jaune, noir et du blanc
Mais quand je regarde ce monde de fou
Je me dis que le coeurdonnier c'est nous."

            Soprano. Coeurdonnier


Rien de mieux qu'un petit remontant pour commencer un lundi. Ça ne coûte rien et c'est à notre portée à tous.

 

28 novembre 2020

Le monde d'après

"Le monde d'après c'était mieux avant." 
        du Bus


Imagine
qu'il n'y ait ni paradis
ni enfer
rien que le ciel là-haut
pas de pays
personne à tuer
pas de religion non plus
pas de possessions
d'avidité ou de faim
un monde fraternel
bien sûr je rêve
mais je ne suis pas le seul
vous joindrez-vous à nous?  
                John Lennon. Imagine


Avant, c'était quand? Le flower power des sixties, les moutons en Corrèze de l'après 68, Imagine de Lennon en 1971 ou la chute du Mur en 1989? Rêves lointains, comme vous avez vieilli. On ne renie rien, mais on réinvente sur des bases plus modestes, locales et coopératives. Rien n'arrête un rêve.  

 

Lu dans:
Frédéric du Bus, caricaturiste , dessinateur  de presse et humoriste. La Une, Le mug du vendredi 20 novembre 2020 

27 novembre 2020

C'est super, chéri

 

"Le 9 octobre 2009, aux environs de 6 heures du matin, le standard de la Maison-Blanche m'a réveillé en sursaut, et mon cœur s'est arrêté de battre un instant. Était-ce un attentat? Une catastrophe naturelle ? "Vous avez reçu le prix Nobel de la paix," m'a annoncé Gibbs. (..)  Quand j'ai raccroché, Michelle m'a demandé ce qui se passait. "J'ai reçu le prix Nobel de la paix." —  "C'est super, mon chéri ", a-t-elle répondu avant de se retourner pour finir sa nuit. Une heure et demie plus tard, Malia et Sasha ont déboulé dans la salle à manger où je prenais mon petit déjeuner. "C'est un grand jour, papa, a dit Malia en enfilant son sac à dos. T'as gagné le prix Nobel et c'est l'anniversaire de Bo! [leur chien]. — Et, en plus, on a un week-end de trois jours ! » a ajouté Sasha en sautant de joie. Après quoi elles m'ont déposé un bisou sur la joue et sont parties à l'école."
                Barack Obama


 

Il n'est de gloire qui résiste au regard de nos tout proches, au besoin de finir sa nuit, de l'anniversaire du chien ou d'un jour de congé.  Cela rassure, et nous protège contre l'inflation d'une image surfaite.


 
Lu dans:
Barack Obama. Une terre promise. Fayard. 2020. 840 pages. Extraits p.548

26 novembre 2020

Devine qui vient dîner ce soir?

 

"Depuis des années, j'exigeais de Michelle courage et compréhension vis-à-vis de mes entreprises politiques, et elle en avait pleinement fait preuve - à contrecœur - mais avec amour. Et chaque fois je revenais à la charge, et j'exigeais plus encore. Pourquoi lui faire subir une telle épreuve ? N'était-ce que de l'orgueil de ma part? Ou quelque chose de plus sombre peut-être, une ambition dévorante et aveugle, dissimulée sous le voile diaphane de beaux discours altruistes ? Ou bien cherchais-je encore et toujours à prouver ma valeur aux yeux d'un père qui m'avait abandonné, à me montrer digne des espoirs que ma mère avait placés en moi, éblouie d'amour pour son fils unique, et à vaincre ce qui subsistait en moi du complexe d'être né métis ? « C'est comme s'il y avait un trou que tu t'acharnes à vouloir combler, m'avait dit un jour Michelle, au début de notre mariage, après une période où elle m'avait vu travailler jusqu'à l'épuisement. C'est pour ça que tu ne peux pas ralentir. »
En réalité, je pensais avoir résolu toutes ces questions depuis longtemps, avoir réussi à atteindre l'équilibre à travers mon travail, la sécurité et l'amour grâce à ma famille. Mais je me demandais à présent si je serais jamais capable d'échapper à cette plaie invisible qu'il me fallait constamment guérir, cette impulsion mystérieuse qui me poussait à vouloir toujours plus."  
                            Barack Obama



 
Depuis une semaine, de soir en soir, je retrouve mon invité avec lequel je converse en tête à tête dans le silence du salon où la nuit est tombée. Il me raconte ses doutes, les taquineries de sa femme ("et toi, réfléchis bien au canapé dans lequel tu dormiras à ton retour, a-t-elle répondu sur un ton guilleret. Ce n'est pas le choix qui manque à la Maison-Blanche!"), ses interrogations face aux mobiles secrets de notre besoin de laisser trace. Il se confie, et c'est moi-même que j'explore, quelle est cette brèche intérieure qu'on s'acharne durant toute une vie à vouloir combler?  Plus qu'un livre de mémoires, une invitation au voyage au sein de chacune de nos propres existences.
 



Lu dans:
Barack Obama. Une terre promise. Fayard. 2020. 840 pages. Extraits p. 104, p.434

25 novembre 2020

Une lecture de Virgile

 

"Le vieux berger était déjà loin, là-bas dans la pente. Ça suivait tout lentement derrière lui. C'était des bêtes de taille presque égale serrées flanc à flanc, (..)  de bonne santé et de bon sentiment, ça marchait encore sans boiter.  Le vent de la nuit venait faire son nid dans la laine des oreilles et les agneaux couchés comme du lait dans l'herbe fraîche, et les pluies. "  
                                Jean Giono



Ce matin, entre deux visites, j'ai croisé un troupeau de moutons, guidé par un vrai berger et son chien. Le Ring Ouest, à 200 mètres, était encombré, une ambulance de réanimation tentait de s'y frayer un passage vers l'hôpital Érasme tout proche. Un couple de hérons guettait une proie entre les roseaux dans l'étang de décharge desservant l'autoroute, entre une rangée de mouettes pensives alignées comme avant une parade. Il n'est rien de mieux que quelques brebis et leurs agneaux pour s'envoler dans le temps et l'espace. Qui n'a rêvé d'acquérir une bergerie en Provence, ou comme Tityre de s'endormir sous un hêtre en jouant du pipeau. Un court instant, j'étais redevenu cet enfant couché dans la garrigue. Ma ville, terre de contrastes.


Lu dans:
Jean Giono. Le grand troupeau. Gallimard. 1972. 256 pages.

24 novembre 2020

Images de La Pietà

 

Eli, Eli, lema sabaktani.
Pourquoi m’as-tu abandonné ?   
         Mathieu. 27:46


Son image m'a hanté depuis hier. Elle est venue prendre des nouvelles de son fils, au respirateur depuis deux semaines, sans espoir de guérison. Elle l'a pressenti mais attend une confirmation, que je peine à prononcer. Elle s'effondre, étage par étage, je la vois se tasser et pleurer en silence, interminable. Les mots qui viennent, imperceptibles, "j'ai tant prié, tout cela pour rien", sonnent comme un double deuil: celui de son fils, celui de sa foi et on ne sait lequel est le pire. Que si peu de mots de ma bouche puissent provoquer pareille douleur me font douter que mon choix fut le bon: un peu de mensonge, et l'espoir qu'il entretient, ne sont-ils parfois pas préférables à l'énoncé de la réalité. C'est trop tard de toute façon, elle se lève en silence, se retourne et s'en va voûtée comme je ne l'ai jamais vue. Tout n'a duré que cinq minutes, qui résument six mois de lutte contre une maladie sournoise que personne n'avait imaginée et dont nul ne sort indemne.

 

23 novembre 2020

L'élégance de John Mc Cain

 

"Le reste de la soirée n'est pour ainsi dire qu'un grand flou dans ma mémoire. Je me souviens du coup de fil de John McCain, aussi élégant que le serait le discours qu'il prononcerait pour concéder sa défaite. Il m'a dit que l'Amérique pouvait être fière de ce moment historique et il s'est engagé à faire tout son possible pour m'aider à réussir. J'ai reçu des appels de félicitations du président Bush (*) et de plusieurs dirigeants étrangers. Je me rappelle avoir fait la connaissance de la mère de Joe Biden, qui du haut de ses 91 ans a pris un malin plaisir à me raconter qu'elle avait grondé son petit Joe d'avoir pu envisager même un seul instant de refuser d'être mon colistier." 
                    Barack Obama, apprenant son élection le 4 novembre 2008

 

Les mémoires du président Obama sont une bouffée d'air frais par temps maussade. Toutes les transitions ne se ressemblent pas, et on mesure l'ampleur du gâchis dont est responsable l'actuel président des Etats-Unis à la lecture des paroles de John McCain et du président Bush, prononcées dans l'heure qui suivit l'annonce du résultat de l'élection en 2008.


Lu dans:
Barack Obama. Une terre promise. Fayard. 2020. 840 pages. Extrait p. 269 
(*) "Je promets que cette transition se passera en douceur. Vous êtes sur le point d'entreprendre l'un des plus grands voyages de votre vie. Félicitations, je vous souhaite d'y trouver du plaisir." George W. Bush

20 novembre 2020

 

"S'il fallait attendre d'y être suffisamment préparé, demain n'arriverait jamais. "
                Xavier Gorce.




Lu dans:
Xavier Gorce. Les indégivrables. Le Monde . 13 novembre 2020 

19 novembre 2020

La boulangerie normande

 

"N'importe qui peut éprouver à un moment ou l'autre la stupeur d'être."
                    Roger Vailland
 


La stupeur d'être emprunte parfois des chemins inattendus. On marche, une cordée de soucis plein la tête, et soudain la plénitude :  l'odeur du pain frais et des viennoiseries s'échappant du fournil de la Boulangerie normande de ma rue. Plus vieillot que ça tu meurs, je l'ai toujours connue et sa présence me rassure, ainsi que la file en attente des meilleures baguettes de ce coin de ville. Çà chatouille agréablement les narines et vous prend par la main vous invitant d'y entrer: c'est encore meilleur quand on mange. Que persiste ainsi le savoir-faire d'un boulanger transformant les produits de la terre en sensation pure, puissante, instantanée, gratuite, plus forte que les contrariétés du quotidien, demeure une expérience rare.


18 novembre 2020

Livraison lente

 

"Avez-vous déjà rencontré un plateau-repas dans un ascenseur ? C’est ce qui m’est arrivé ce week-end. J’ai commandé à dîner sur internet. Quand l’interphone a sonné, j’ai indiqué le troisième étage. Une voix m’a demandé s’il y avait un ascenseur. Bizarre : un repas pour quatre, si lourd… ? J’ai ouvert la porte pour accueillir le livreur, et j’ai entendu l’ascenseur monter. Mais il n’y avait personne dedans. Juste le colis fumant."
                        Michel Eltchaninoff



Faire de l'ascenseur un drone de livraison, le support de la fête devenu simple marchandise, voilà qui n'est guère romantique. Ce ne sera pas le cas de ce vieux couple, car ce soir, il y a cinquante ans... Elle a garni la table, imaginé le menu, choisi les ingrédients, fait mijoter la cocotte, chambré le vin, confié l'ambiance sonore à Glenn Gould,  crié "à table". Elle s'inquiète si c'est chaud, si c'est bon, elle s'inquiète de lui en somme. Les paroles sont rares et denses, espoirs, regrets, nouvelles confidences libérées quand le vin est doux et la chaire savoureuse. Un repas c'est de la matière qui se fait esprit. Notez que, comme le relève avec finesse Michel Eltchaninoff, les boutiques, c'est un peu la même chose. Ce qui nous manque le plus maintenant que leurs volets sont clos, "ce ne sont pas les produits qu'on y achète, mais le commerce avec les commerçants. Oh, un tout petit commerce : des politesses, des propos banals, des questions de béotien et des conseils de spécialistes, des blagues – la petite monnaie de la discussion. Sans ces conversations anodines et aussitôt oubliées, le commerce a nettement moins de saveur." Un repas anniversaire, et les emplettes qui le précèdent, l'essentiel est l'impalpable.


Lu dans:
Michel Eltchaninoff. La lettre de Philosophie Magazine. 16 novembre 2020

17 novembre 2020

Ces moments de magie

 

"Je n’avais plus la force et l’envie d’aller faire ma guerre
je n’avais plus de souffle pour faire tourner la roue
jusqu’au jour où le destin vous a mis sur ma route
on a tous un jour eu ce moment de magie
un mot, un sourire, une histoire et l’espoir refleurit.

Vos mots, vos sourires et vos larmes m'ont sauvé la vie
vos combats m’ont appris à encaisser les coups
et votre persévérance à me remettre debout
vos valeurs m’ont appris ce qu’est vraiment être un humain.

Ces mots vous sont adressés
peut-être qu’ils vous feront l’effet qu'ils ont eus sur ma vie
à tous ces héros malgré eux je voulais dire merci."

                Soprano. A nos héros du quotidien


Comment avec dix mots créer un moment serein. On les appelait les Simples, ces plantes médicinales cultivées à l'ombre des abbayes et qui pansaient les plaies. A ma consultation cet après-midi, une simple, octogénaire modeste et isolée, dont l'existence est faite de craintes et d'écoute compulsive des journaux d'information. Un petit studio sous les toits, d'où elle part en expédition vers ses trois continents: la pharmacie, le Colruyt, le Delhaize. Sur sa route, une pause, seul contact "humain" de ses journées, un énorme chien de berger yougoslave à l'encolure large et aux yeux d'amande affichant une expression de tranquillité, mais jamais de crainte. Il lui fait une fête à cent mètres, elle lui apporte des biscuits vitaminés canins, une vraie rencontre. Elle imagine sa vie, il doit se sentir seul comme elle pour la célébrer ainsi quand elle lui balance des "mon petit chou" et des "je t'aime tu sais bébé". Et elle rentre chez elle en attendant demain. 


15 novembre 2020

Demain n'est jamais sûr

 

"Henry Ford rappelait que s’il avait pris le temps de demander à son marché ce qu’il désirait à l’époque où il concevait son célèbre modèle T, il lui aurait été répondu :  « Des chevaux plus rapides. »
                            Idriss ABERKANE
 


La prédiction est un art difficile, dit-on, surtout lorsqu'elle concerne l'avenir. Rarement comme lors de ces dernières semaines aurons-nous tenté d'imaginer ce qui surgira des bouleversements qui ont surgi dans nos vies cette année. Ni nécessairement négatif, ni exagérément porteur de progrès avec le regard que permet la situation actuelle. Mais n'espérons-nous pas des chevaux plus rapides plutôt que l'imprévisible inattendu? En début de XXème siècle, les édiles londoniens prédisaient que les rues de la ville, sous l'affluence des cochers, seraient rapidement submergées par 20 à 30 cm de crottin de cheval. Il n'en fut rien comme on put le noter, mais quel est le crottin que nous redoutons actuellement?


 

Lu dans:
Idriss ABERKANE. L'Âge de la connaissance. Laffont. 2018. 374 pages. 

14 novembre 2020

Lignes à un ami

 

"Ne répète que ce que tu penses être vrai, et non la rumeur
de ceux que tu croises ne garde que les qualités
sois un confident        et ne répands pas ce qui relève de l'intime
écarte le voile de la colère mauvaise conseillère
ne gaspille rien de ce qui t'est donné     et tu ne seras pas dans le besoin
honore la lumière en chacun     ne fais pas de comparaisons
ni de toi        ni des autres
considère chaque être et chaque chose comme unique
respecte toute vie        apprends  chaque jour
ne tue pas
Agis maintenant  et ce que tu crois devoir faire, fais-le."
                     Librement adapté d'un écrit amérindien




13 novembre 2020

Sagesse du confinement

 

"Que sont les planches sans les arbres desquels elles sont issues ?
Que sont nos vies sans nos ancêtres ?
Qu'est le pain sur notre table sans le champ doré ?" 
                        Philippe Devuyst

 

Les êtres humains ne sont pas des îles séparées, mais des péninsules reliées au continent par leur passé et leur histoire. Comme l'énonçait John Donne "aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble."  Jamais autant qu'en cette année de confinement, je n'aurai entendu tant de personnes évoquer leur famille, le besoin de retrouver des amis, d'embrasser leurs petits-enfants, la nécessaire transmission entre les générations. Des parents disparus reviennent à la mémoire, tel et tel ami perdu reprend sa place à la table des souvenirs. Comme si l'absence redonnait vie aux liens. Le confinement dilaterait-il l'espace intérieur pour donner une place accrue à l'autre ?
 


Lu dans:
John Donne (1572-1631). Méditations en temps de crise. Trad. F. Lemonde. Paris, Payot et Rivages. 2002. p.71-72
cité dans : Nuccio Ondine. Eloge des savoirs inutiles. Actualité de l'humanisme. Libres héritiers de la Renaissance. Presses Universitaires de Louvain. 2019. 136 pages. Extrait p. 49

12 novembre 2020

Sagesse amérindienne

 

"Qu'est-ce que la vie?
C'est l'éclat d'une luciole dans la nuit,
C'est le souffle d'un bison en hiver.
C'est la petite ombre qui court dans l'herbe et se perd au coucher du soleil."  
                    Sagesse amérindienne


 

Mieux vaut être un loup en France qu'un vison au Danemark. Le pays, premier producteur de fourrure en Europe, a décidé d'abattre entre 15 et 17 millions de visons d'élevage. Ces derniers auraient transmis à plus de 200 personnes le Covid-19, en version mutée ce qui représente une menace pour le développement de vaccins. J'avais du vison une image assez sympathique, ainsi que du Jutland où on l'élève, vision portée par le Festin de Babette et Legoland. Je tente d'imaginer ce que représente une population apeurée de 17 millions de visons, serrés les uns contre les autres, et comment s'en débarrasser. La tentation d’ânonner Hamlet “something is rotten in the state of Denmark" n'évitera pas de nous interroger sur les raisons d'une pandémie qui nous révèle à nous-mêmes. Il faudra plus qu'un vaccin pour nous guérir d'une vision du monde porteuse de sa propre destruction. 



Lu dans:
Dhyani Ywahoo. Sagesse amérindienne. Editions de l'Homme. 1999. 286 pages
Shakespeare, Hamlet Act-I, Scene-IV
Novethic.fr. Le Danemark obligé d'abattre des millions de visons après une mutation du Covid-19

11 novembre 2020

Ce jour férié qui n'est pas une fête

 

"Qu'est-ce que la guerre? Le massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas.
Un amplificateur d'héroïsme et de bassesse. La meilleure part des hommes, et la pire. La fureur de vivre décuplée par l'imminence de la mort."
               Paul Valéry 


L'Armistice, ce jour férié qui n'est pas une fête. Une pause  de silence pour conjurer ce "malheur pire que les massacres, ces morts vite oubliés", même si la mémoire du passé ne garantit jamais l'avenir.  La semaine passée lors de la traditionnelle visite au cimetière  à mes parents, j'ai été me recueillir avec quelques-uns de mes petits-enfants au champ d'honneur sur la tombe  du grand-père que je n'ai jamais connu. C'était la première fois, et on chercha longuement l'emplacement, perdu parmi des dizaines d'autres stèles semblables. Il m'aura fallu du temps pour que l'envie de lui rendre ce tardif hommage survienne. La prémonition de l'oubli, formulée par Maurice Genevoix, était bien réelle. 


Lu dans:
Paul Valéry, cité par François Henri Désérable. Un certain M. Piekielny. Gallimard. NRF
Maurice Genevoix. Ceux de 14. Flammarion. 1949. 953 pages.

10 novembre 2020

Le corbeau, le loup et la carcasse

 

"Chez les perruches d’ailleurs, et les perroquets, ainsi que les corvidés –  qui sont bien connus pour leur grande intelligence, notamment les corneilles, les pies et les geais  –, le rapport entre masse cérébrale et masse corporelle est comparable à celui des grands singes et des cétacés. En outre, leur mémoire sémantique est remarquable, ils peuvent compter et utiliser des outils, voire coopérer ou manipuler d’autres animaux pour profiter de leur présence, à l’instar des corbeaux qui appellent les loups pour qu’ils éventrent les carcasses qu’ils convoitent."  
                            Idriss Aberkane


L'histoire ne dit pas comment le corbeau gratifie le loup pour sa coopération, mais nous rappelle que même des vilains pas beaux peuvent appliquer le principe de la somme gagnante. Paires désaccordées rencontrées aussi chez les humains, lui qui fait les grosses courses, ramène la bière, assure la navette entre le médecin et le pharmacien pour se procurer prescriptions et médicaments; elle qui reprise, récure, lui garde une part de sa ration alimentaire détournée de la cantine communale, mixe la pâtée pour son chien, lui chauffe le lit certains soirs. Il pique dans la caisse commune, elle arrondit les fins de mois, et on ferme les yeux car cela arrange tout le monde. Les couples les plus improbables, pas pacsés pour un sou, bâtis sur l'éphémère et la nécessité nous étonnent parfois par leur durée.



Lu dans:
Idriss Aberkane. L'Âge de la connaissance. Laffont. 2018. 374 pages. Extrait p.241.
Daniel Stahler, Bernd Heinrich et Douglas Smith.  Common ravens, Corvus corax, preferentially associate with grey wolves, Canis lupus, as a foraging strategy in winter. Animal Behaviour, 64, no 2. 2002. Extrait p. 283-290.

08 novembre 2020

Réflexion à l'ombre de la collégiale

 "Une Grenouille vit un bœuf
qui lui sembla de belle taille..."   
                Jean de la Fontaine


A l'écoute des nouvelles du monde, coincé derrière deux énormes camions qui tentent de se croiser dans une ruelle construite à l'ombre de la collégiale pour des charrettes à bras et des cochers, s'impose soudain comme une évidence l'inadéquation entre ces véhicules de taille monstrueuse et ce lieu de vie ancestral. Je patienterai donc dans l'auto, heureux de bénéficier de dix minutes de réflexion sur ce qui apparaît comme une des raisons du désordre ambiant: l'inflation de nos envies dans un costume non prévu pour les habiller. 


Je vous souhaite une bonne semaine.
CV

 


Lu dans:
Jean de la Fontaine. Fables. Le Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Boeuf.  

07 novembre 2020

Sagesse de Francis Dannemark

 

"Il se passe parfois des choses terribles dans les contes de fées." 
                        Francis Dannemark
 
 

Il était un patient comme on les aime, mais avait en permanence l'air triste. Un jour, plus disert  que de coutume, il confia qu'il avait perdu sa fille cinq ans plus tôt. Elle l'avait invité à se rencontrer, car elle avait quelque chose d'important à lui confier. Cinq jours après, avant qu'ils se soient revus, elle était morte dans un accident de voiture. Inconsolable il s'interroge inlassablement sur le secret perdu.

L'histoire est, hélas, réelle et le patient bien vivant. Mes journées sont bâties de romans réels, drôles ou tragiques, et parfois les deux ensemble. Ce récit m'est revenu instantanément en mémoire à la lecture du dernier ouvrage de mon ami Francis Dannemark. Roman-feuilleton écrit au départ pour une seule amie lectrice confinée au fin fond du Béarn durant le printemps 2020, jour après jour, chapitre par chapitre, tandis que le monde, pour de tout autres raisons, retenait sa respiration. On y parle d’amour, d’amitié et surtout de dignité dans le dénuement, ce qui par les temps qui courent, n'est guère accessoire. 



 
Lu dans:
Francis Dannemark. La misère se porte bien. Kyrielle 2020. 322 pages. Extrait p.75. Sort de presse  aujourd'hui, tirage limité disponible uniquement chez l'auteur francis.dannemark@gmail.com
Découvrir et lire les premières pages :  cliquer ici

06 novembre 2020

Si vulnérables

 

"Nous ne sommes rien
Que des jouets pour des mirages
Les pierres sauvages
D'un sentier de couleur
Reliant des silences
Les étincelles au passage
D'une étoile qui danse
Et ne s'arrête pas.  "
            Thibault Wautier


Et soudain, au courrier,  quelques lignes d'amitié envoyées par un jeune collègue généraliste qui m'exprime ses sentiments mêlés au terme de longues semaines bousculées par le Covid-19, évoquant notre vie fragile et précieuse.  Est-ce un hasard qu'il me partage ces réflexions au moment où se révèlent de concert la vulnérabilité extrême du "vivre ensemble" aux Etats-Unis et la fragilité de notre société bousculée par le plus petit des virus, ne possédant ni intelligence ni pensée complexe. Accroché cette nuit aux news de CNN nous interrogeant sur la semaine à venir, surgit l'incontournable interrogation: et chacun de nous, où en serons-nous à la fin de la semaine?


03 novembre 2020

Ce matin j'ai rencontré Christophe Colomb

 

"Beaucoup de confessions sont sans doute sincères, mais sont-elles vraies pour autant ?"   
                        Carole Martinez



 
Je laisse ma main caresser le bois de mon bureau. Il en a tant entendues, en tant d'années, des histoires de passions déçues, des rêves de carrières, d'expéditions et d'aventures plus romanesques les unes que les autres, toutes ces vies dont on rêve avant de les confier sous le sceau du secret comme pour leur donner une existence réelle. "Petite fille, je dansais comme personne, mais ma mère ...", "je voulais faire médecine, quand vint la guerre", "nous allions nous marier en Écosse au printemps, quand j'appris qu'il en épouserait une autre". Destinées manquées ou rêves prolongés sans connaître de réveil?  Je tente d'imaginer l'autre récit, l'enfant pataude devant le miroir de sa chambre esquissant un entrechat sans grâce, la grande sœur soignant sa  cadette comme quand je serai médecin, le bel aviateur anglais croisé sur une plage romantique et rentré au pays concret après la guerre, tout ce réel supplantant des vies rêvées qui auraient été si belles. Et si ces histoires construites appartenaient à un chemin nécessaire pour survivre, une image de soi plus excitante que la silhouette délavée qu'on traîne, une fiction qui permettrait d'accepter la réalité? Faut-il vraiment casser le rêve d'Elvira Madigan quand elle s'autorise, le temps d'une consultation, un court moment de romanesque auquel elle demeure la seule à croire?



 
Lu dans:
Carole Martinez. Les roses fauves. Gallimard. Collection Blanche. 2020. 352 pages. 

02 novembre 2020

La petite fille d'Auschwitz

 

"De quelle nuit es-tu venue ?   
De quel jour ?    Soudain tu es         
Au cœur de tout.       Les iris
Ont frémi ; le mot est dit."     
                        François Cheng


Certains jours nous étreignent l'infinie petitesse des gestes posés en une journée, la modestie des paroles dites, le sentiment d'une vie qui n'aura pas pesé bien lourd à l'échelle de la planète. On aimerait laisser trace et chaque matin inlassablement la marée lisse le sable. Ce sont des jours où il faut relire Vladimir Jankélévitch et sa Vie d’une petite fille inconnue. "Du moment que quelqu’un est né, a vécu, il en restera toujours quelque chose, même si on ne peut pas dire quoi. Nous ne pouvons plus faire désormais comme si ce quelqu’un était inexistant en général ou n’avait jamais été : jusqu’aux siècles des siècles il faudra tenir compte de ce mystérieux « avoir été ». Le « déjà plus » n’est plus rien en effet, mais on ne dirait pas « il n’est plus » s’il n’avait jamais été ! Métaphysique est la différence entre « il n’est plus » et « il n’est pas ». Le « plus rien » est distinct à jamais du néant pur et simple. Il est sauvé de l’inexistence éternelle, sauvé pour l’éternité. Cet « avoir été » est comme le fantôme d’une petite fille inconnue suppliciée et anéantie à Auschwitz. Un monde, où le bref passage de cette enfant sur la terre a eu lieu, diffère désormais irréductiblement et pour toujours d’un monde où il n’aurait pas eu lieu. Ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été."  Modeste contribution pour donner à ce Jour des morts un essai de sens transcendant les croyances. 



Lu dans:
François Cheng. Enfin le Royaume. Quatrains. Gallimard. Collection Blanche. 2018. 160 pages.
Françoise Schwab. Vladimir Jankélévitch. Les paradoxes d'une éthique résistante. Revue d'éthique et de théologie morale. 2009/2. n°254. pp.27-50

31 octobre 2020

Dernière fête pour les yeux

 

"Un grand vent chaud en novembre, les feuilles de saule jaunes tournoient autour de cent moutons blancs. Ce monde va s’endormir." 
            Jim Harrison.



Émerveillement ce matin au lever. Le salon inondé de soleil et de blondeur des Gingko Biloba de la rue. Surprise appréciée après une semaine de pluie, de vent et de brouillard. Le regard se promène, bondit d'arbre en arbre, enchanté et rêveur devant cette nature qui resplendit dans son agonie. De la cime au sol jonché de feuilles craquantes, l'arrière-saison invite la palette du peintre à faire chanter les dernières heures précédant les feux dans l'âtre, les frimas et le retour des mitaines. On en oublierait presque la séquence insolite d'un calendrier moqueur : 30/31/1/2/confinement/halloween/toussaint/jour des morts, va pour le moral. Record de file battu en Île-de-France hier: plus de 700 kilomètres de ralentissements cumulés, quittant précipitamment la ville, comportement insolite en fin de vacances scolaires. Scrutant les habitants de ma rue, je n'en distingue guère qui soient sur le départ, et d'ailleurs où iraient-ils? Il leur reste heureusement la beauté temporaire et partagée d'un bel automne.


Lu dans:
Jim Harrison. Une heure de jour en moins. Trad. Brice Matthieussent. Flammarion. Littérature étrangère. 2012. 200 pages. 

29 octobre 2020

Le Covid ça use, ça use

 

"La salle 79 est celle où je me rends chaque jour. L’endroit où je me traîne chaque jour, devrais-je plutôt dire. Au début, c’était différent. Je me levais, pleine d’entrain, je me rendais à mon travail, gonflée à bloc par toutes mes certitudes. Puis quelque chose s’est rompu, brisant du même coup mon élan. Je suis devenue tout ce que je redoutais. La professionnelle qui n’est plus rien d’autre, celle qui réalise, jour après jour, la même liste de tâches reproduites à l’infini. Sans m’en apercevoir, je me suis réduite à ma fonction et tout le reste s’est volatilisé. […] Au fil des années, mon enthousiasme s’est dilué dans ces regards vides, dans ces souffrances qui vicient l’air, dans ces vies, plus rares, qui ne tiennent pas. […] Je continue à me lever, à m’habiller, à me rendre à la salle 79. Mes mains manipulent encore et encore ces êtres nés trop tôt mais plus rien n’est pareil. La peine s’est amassée en moi, et sans issue, elle s’est installée là. (..) J’ai peur que cette peine en excès déborde, telle une rivière qui sort de son lit." 
                                Alia Cardyn
 

 

Lu dans:
Alia Cardyn. Mademoiselle Papillon. Robert Laffont. 2020. 267 pages.

28 octobre 2020

L'ultime leçon de John Donne

 "Quoi qu'il arrive, j'apprends. Je gagne à tout coup." 

                        Marguerite Yourcenar
 
 
Qu'aura-t-on appris du Covid, qui ne saurait se résumer à la seule souffrance? Que nous sommes solidaires, qu'une ville peut être malade et que soigner un patient traite toute sa famille. Il n'est de guérison solo dans ce genre d'épidémie, nous sommes interconnectés par d'innombrables hyperliens. Le hasard me fait découvrir le récit de la fin du poète anglais John Donne (1572-1631). Il a vu la mort en face, il est convalescent et de son lit, il écoute tinter le glas annonçant qu'un voisin vient de mourir. Glas qui précède le sien, mais en est-il conscient? Le décès de son ami n'est pas seulement vécu comme le rappel de l'imminence de sa propre mort, mais fournit aussi une précieuse occasion pour prendre conscience que nous, les êtres humains, sommes liés les uns aux autres, et que la vie de chaque homme fait partie de celle de chacun d'entre nous. 


  

Lu dans:
Marguerite Yourcenar. En pèlerin et en étranger. Essais et mémoires. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade. 1991. Extrait chap. XIV. Carnets de notes, 1942-1948, p. 530
Nuccio Ondine. Eloge des savoirs inutiles. Actualité de l'humanisme. Libres héritiers de la Renaissance. Presses Universitaires de Louvain. 2019. 136 pages. Extrait p. 49

26 octobre 2020

Chante mon coq, chante

 

"Nous allions vers les beaux jours."
                Patrick Cauvin


Au jeu des dix erreurs, quelques détails qui font une sacrée différence entre le Covid de mars et sa version d'octobre. La version printanière nous a surpris comme une giboulée, c'était neuf, méconnu, presque excitant, un petit air de 14-18 avec poilus partant la fleur au canon. On allait voir, ce serait court, la victoire au bout de l'affrontement. Et à Pâques à l'appel des cloches, tous dans le jardin pour les œufs. Tout était inédit, le silence dans les rues, l'absence soudaine d'avion dans le ciel, les sonnettes des vélos sortis de la cave, un petit air de grandes vacances avant la lettre, l'exemple chinois de la discipline collective terrassant le dragon, les Italiens chantant Bella Ciao à 20 heures pour leur personnel soignant, bientôt imités par nos voisins aux fenêtres tapant sur leurs casseroles, un printemps de six mois ensoleillé comme jamais nous n'en connûmes et une certitude absolue: tous ces efforts en valaient la peine, nous allions vers  les beaux jours. En juillet surgirait une délicieuse impression d’Armistice, le silence des canons, et une légèreté dans l'air appréciée.

On a vu. Le Covid d'octobre a des airs de vieille tante sur le retour, bien connue pour sa roublardise, plus lente à prendre ses quartiers mais pas moins encombrante, les poilus ont fondu en nombre, soit morts, soit malades, mais absents à la tâche. Une guerre de tranchées plus qu'un combat de plaine, Waterloo a fait place à l'Yser et pour une longue durée. Plus de sonnaille de bicyclettes, plus de chants aux fenêtres, plus de casseroles, il n'y a plus de héros et puis c'est l'heure d'hiver, il faudrait faire son vacarme à 17 heures, drôle d'idée. Règne un désenchantement dans l'air, une sourde colère de tous ceux qui portèrent le masque, s’abimèrent les mains au gel alcoolique et sacrifièrent la visite aux enfants depuis six mois pour se découvrir infectés jusqu'à la moelle pour une gaufre de Liège partagée sur une terrasse au passage de l'automne. Tout ça pour ça.

De la bile sombre, que ma visite ce matin à quelques patients âgés et institutionnalisés n’éclaircit guère. Au fond du couloir, coupé par une cloison bricolée à la va-vite aussi laide qu'un virus, la réserve où se concentrent désormais les atteints du Covid, "vous qui pénétrez ici, oubliez toute espérance..." En-deçà, ceux qui n'en sont pas encore atteints; tous redoutent d'en être demain, soignants comme pensionnaires, glauque perspective. Je rejoins ma voiture, me réfugiant dans les Vêpres orthodoxes de Sergueï Rachmaninov, à chacun sa drogue douce. Dehors soudain, aussi inattendu qu'un rayon de soleil dans la brume, le chant d'un coq issu d'une improbable basse-cour. Surgit cette évidence: qu'est-ce qu'un coq se fiche du Covid, et sa vigueur parvient à nous faire douter du bien-fondé de nos propres ruminations. Et si tout cela n'était qu'un rêve, un bien mauvais rêve.


Lu dans:
Patrick Cauvin. Nous allions vers les beaux jours. Le Livre de Poche. 1984. 316 pages.

Allo Mamy, c'est la taupe

 

"- Tu ne vas quand même pas t’enterrer comme une taupe ? (..)
- Bien sûr que si, je vais m’enterrer, et bien profond avec ça. (..) Je n’y verrai sans doute pas grand-chose, mais j’aiguiserai mon ouïe avec mes oreilles sans pavillon, pour bien entendre quand on annoncera que tout va bien, que l’air est pur et qu’on peut remonter. (..) C’est cool, une taupe. C’est doux comme un vison – on s’en faisait des fourrures autrefois, il fallait 800 peaux pour un manteau –, c’est utile, ça aère le terrain, et c’est exactement ce dont on a besoin en ce moment non ? De l’air." 
                    Julie Huon
 

On reconfine a mezzo voce, chaque jour une pincée, imaginant que cela passera mieux. Mais ça passe, car partout "on s'attendait à pire". Comme le conclut dans son style inimitable la chroniqueuse du Soir, "alors oui, je vais faire ma taupe. Je vais faire la bête parce que l’humain me fatigue. Je ferais bien le singe si les arbres étaient un refuge. Je ferais bien l’andouille ou l’imbécile si ça pouvait nous sauver la vie." Nul ne souhaite finir sur le ventre, aux soins intensifs, un tuyau à oxygène dans le nez, isolé de tous ceux qui lui sont chers. Alors, tous dans nos taupinières, et on retournera à la surface, à Walibi, à Bozar, à Flagey, à Beaubourg, au Vendôme, en vacances à Coxyde, à Honfleur ou aux Canaries quand le moment sera venu. Pour le moment on trie ses photos et ses rêves, on téléphone à Mamy par Whats'App, on allume un flambée au salon, on dépoussière les CD, on relit Tintin, on visionne Mary Poppins  et on prend soin de l'essentiel.


Lu dans:
Julie Huon. Coronavirus – La vie devant toi, jour 89: la taupe. Le Soir. 23/10/2020.

24 octobre 2020

Merveilleux voyages

 

"Le corps, ce n’est rien. Ce n’est qu’un moyen de transport." 
                Philippe Labro
 

... mais quel merveilleux moyen de transport. Il faut imaginer les paysages qu'un nonagénaire a pu traverser grâce à lui, parfois bien loin de son lieu de naissance, les périodes emblématiques des premiers congés payés, des golden sixties, de l'Expo 58, des premiers pas sur la Lune, entrecoupées par du plus sinistre qu'on tente d'oublier. Toute la beauté que ses yeux ont vue,  les musiques que ses oreilles ont entendues, les grands crus dont ses narines se sont enchantées, les objets que ses mains ont créés, toute cette énergie écoulée. Cela ne vaut-il pas la peine de sacrifier de temps en temps une dent, quelques mèches de cheveux, la souplesse de quelques vertèbres, un genou qui craque ou un peu de flou dans le regard? C'est le prix payé, en menue monnaie, pour prolonger son maintien sur terre, on n'a rien sans rien.

Moyen de transport, mais aussi parfois incarnation de grâce et de beauté. Une patiente hors d'âge, aujourd'hui décédée, dansa toute sa vie. Ses premiers pas furent des envolées, ses premières chutes des pointes trop tôt esquissées. Ses mains et ses pieds s'étaient emparés de la musique sans aucune réserve, transformant son passage sur terre en une longue chorégraphie. Lors de mes visites en fin de vie, ses yeux dansaient encore. Elle avait eu mal au dos le matin mais imaginait pour s'en soulager les spectateurs qui jadis l'applaudissaient. Une photo dédicacée de Nijinski témoignait d'une rencontre éblouissante, dont ses nuits étaient parfois encore peuplées. Le soleil qui enflammait sa chevelure avait fait place à une luminosité neigeuse qui ondoyait au rythme de sa démarche. Quelques notes de musique s'échappaient de la pièce voisine, fugitif moment de grâce pour une tournée médicale devenue un instant buissonnière. Le Temps n'efface guère la beauté .




Lu dans: 
Philippe Labro. J'irais nager dans plus de rivières. Gallimard, Coll. Blanche. 2020. 304 pages. Extrait p.144

22 octobre 2020

Sagesse de Jankélévitch

 

«Pour que la vie reste vivable, il vaut mieux ne pas l’approfondir.» 
            Vladimir Jankélévitch
 


21 octobre 2020

Premiers pas

"Il est tant d’éternité dans le frêle

de très fragile dans le fort." 

                    Véronique Wautier



Un jour. Cette nuit j'ai rêvé d'un navire en perdition, qui prenait eau de partout. Il transportait du blé, des passagers, un équipage et des rats. Que faire? Privilégier la sauvegarde du blé, qui paie le rafiot, au détriment de la sécurité des passagers, ou celle de l'équipage sans lequel ni blé ni passagers ne survivront? Tenter de sauver les passagers à tout prix, tâche immense. Acquérir un chat qui mangerait les rats, mais le temps presse et de chat on n'a. On calfeutrait les brèches tant bien que mal, ici les masques, ici les tests, ici les vaccins en fonction de l'importance de la voie d'eau et des moyens disponibles, cela courait partout et les ordres suivaient en sens divers. On créait des priorités en fonction des biens disponibles. Soudain l'immense coque se mit à la verticale et je me réveillai. La réalité prolongeait le rêve, je prenais soin de passagers éperdus en autant de chaloupes que compte un navire qui sombre, rédigeant des laisser-passer, pansant des plaies et des peurs, asséchant les narines avec de curieux bâtonnets en silicone, combat sans fin contre la mer qui fige et la nuit qui vient. Oh fatigue! 

Et soudain ce lever du soleil sur la mer qui se calme. Plus de navire, plus de tempête, seule cette vidéo d'une minute à peine qui montre un incroyable petit bonhomme, mon dernier petit-fils, qui fait ses dix premiers pas entre sa grande sœur qui le propulse et sa maman qui l'accueille. L'histoire du monde et des primates qui se dressent sur leurs pattes arrière, les premiers pas sur la Lune, le paraplégique qui marche à nouveau avec son exoprothèse, tout ce qui se traîne, se meurt, se désespère, et qui soudain se relève et reprend sa route, se voit résumé dans les premiers pas de ce petit bonhomme qui ne peut croire à ce qui lui arrive: IL MARCHE SEUL.  Petit d'homme à peine croisé en sept mois d'existence, calfeutrés que nous fûmes, sauras-tu jamais à quel point ce soir tu as illuminé nos existences? La vie est plus forte que le Covid-19, qu'on oubliera un jour, portée par ces premiers pas qui nous rappellent que vous prendrez le relais. 



Lu dans:
Véronique Wautier. Allegretto quieto. Arbre à paroles. 2020. 190 pages. 

19 octobre 2020

La bulle à une personne

 

"Ils étaient deux passants dans l'anonyme foule
Dans ce fleuve qui roule, dans la masse des gens
Ils se sont reconnus un peu trop tard peut-être
Mais c'est se reconnaitre en vrai qui est important."
            Francis Cabrel. À l'aube revenant.
 
 
Que diriez-vous d'un petit rayon de Cabrel par la grisaille ambiante? Un de ces rayons à jour frisant, qui réchauffe sans écraser et magnifie les couleurs comme nul peintre ne peut le faire. Des paroles qui donnent du cœur à l'ouvrage à ceux qui en ont besoin, qui espèrent encore, pour qui la solitude n'est pas une fatalité. L'annonce ce vendredi de la "bulle à une personne", sans distance ni masque, pour un mois, a suscité l'ironie (qui choisir, "une" quel drôle de chiffre, et après un mois on fait quoi?). Moqueries de nantis, qui ne connurent sans doute jamais la solitude, le silence le matin, l'absence le soir, n'avoir personne à perdre, ni demain, ni jamais. Pour ces esseulés, une personne choisie, qu'on puisse rencontrer sans barrière quand tout se barricade, quand les couples se calfeutrent dans leur cocon tranquille, est un précieux garde-fou contre la désespérance. De toutes les règles doctement énoncées pour museler le virus, la "bulle à une personne" est la seule à m'avoir convaincu que le virus de la solitude n'est pas une fatalité.

  

Lu dans:
Francis Cabrel. À l'aube revenant. 2020.

17 octobre 2020

Finis les lardons

 

"Les rôtis étaient lourds et juteux et, au premier coup de couteau, ils s’écrasèrent. La sauce était comme du bronze, avec des reflets dorés et, chaque fois qu’on la remuait à la cuiller, on faisait émerger des lardons, ou la boue verdâtre du farci, ou des plaques de jeune lard encore rose. La chair du chevreau se déchira et se montra laiteuse en dedans, fumante avec ses jus clairs. Sa carapace croustillait et elle était d’abord sèche sous la dent, mais, comme on enfonçait le morceau dans la bouche, toute la chair tendre fondait et une huile animale, salée et crémeuse en ruisselait qu’on ne pouvait pas avaler d’un seul coup, tant elle donnait de joie, et elle suintait un peu au coin des lèvres. On s’essuyait la bouche." 
                    Jean Giono

 
 
L'eau à la bouche rien qu'à le lire, les gens savaient vivre en ces temps-là, et se restaurer à la grasse et à l'amitié partagée. Covid-19 exige, demain on ferme les bistrots et les restos, pour un mois qu'ils disent, et la nuit on dort. Pas sûr que cette mesure présentée comme héroïque, pour peu on aurait dit du Churchill, vide à elle seule les consultations et les hôpitaux. On est rassuré d'apprendre que demeurent autorisés les trajets confinés en métro, la présence au boulot "si nécessaire", les achats au magasin chinois bondé au centre ville, la salle des profs dans l'heure du midi, la file à la photocopieuse et les confidences autour de la machine à café, l'incubation dans la salle d'attente chargée chez le généraliste ou à l'hôpital, la sortie d'école avec juste un petit bisou inoffensif à tous ceux qu'on aime, et surtout les repas d'amis au coin du feu, quatre toujours les mêmes durant quinze jours, et ensuite on tourne. A part pour les restaurateurs, les tenanciers et les isolés, qu'on plaint, voila un programme qui ne paraît dur que pour ceux qui le prononcent.




Lu dans:
Jean Giono. Que ma joie demeure. Grasset 1935. Le Livre de Poche 493-494. 504 p. Extrait p. 265

16 octobre 2020

Chronique du Covid-19. Le retour

 

"Pagaie, pas gai  sur cette vieille Loire.
rame, rame     rameurs, ramez
on avance à rien dans ce canoë
là-haut    on te mène en bateau
tu ne pourras jamais tout quitter   t'en aller
tais-toi et rame."   
                Alain Souchon



La complainte aigre douce de Souchon m'accompagnait hier soir en voiture pour une dernière visite, du miel pour la route tant c'était beau et collait à mes états d'âme. Une pensée fugace pour tout ce qui se passe, et pour toute cette inquiétude diffuse de "l'homme, qui a vu l'homme, qui a vu l'ours... ours qui a été testé positif au Covid-19. L'homme est-il lui-même contagieux, doit-il se faire tester, doit-il rester en quarantaine, et ses enfants, et son lapin?  Cela commence à faire beaucoup, qu'en sera-t-il dans une semaine quand chaque ours aura contaminé deux autres hommes?  Des imprévus surviennent parfois  dans les plans de carrière. 


Lu dans:
L'Homme, qui a vu l'homme, qui a vu l'ours. François Goulet. Les Contes du Nouveau Monde.Éditions du Kindle
Alain Souchon. Rame. 1980

15 octobre 2020

Une vie sans parfum

 

"Pour Grenouille, il fut clair que, sans la possession de ce parfum, sa vie n'avait plus de sens." 
                    Patrick Süskind
 

Symptômes mineurs mais pathognomoniques du Covid-19, la perte du goût et de l'odorat frappe bon nombre de patients contaminés. Plus largement, on constate chez de nombreuses personnes apparemment saines, car non atteintes par le virus, une perte totale du goût de vivre et de la perception du parfum subtil des choses et des gens qu'ils croisent. L'odorat est un souffle, le goût est un appétit, les perdre est une lente dissolution. Mystère de cette pandémie qui rebondit, où le mal et son traitement se conjuguent pour rendre le quotidien inodore et insipide. Penser à créer des unités Covid dédicacées aux gens sans espoir.

 
  
Lu dans: Lu dans:
Patrick Süskind. Le Parfum. Bernard Lortholary (Traduction). Le LIvre de Poche. 2006.  279 pages

14 octobre 2020

Vent contraire

"Quand tout semble contre vous, souvenez-vous que les avions décollent face au vent."

attribuée à Henry Ford, mais que ne fait-on dire aux hommes célèbres  

13 octobre 2020

Pauvre come Job

 

"Autre chose : la pauvreté, je l’ai compris ici, ce n’est pas la misère. Et la pauvreté peut être digne. Paisible. Heureuse. Tu sais, je pense parfois à tout ce que j’avais il y a quelques années, je n’étais pas riche comme tu l’as été, bien sûr, loin, très loin de là, mais il y avait une belle maison, des meubles design, deux voitures blinquantes, des vacances au soleil, les dîners avec les amis – les amis-clients d’Élisabeth… –, les fêtes, les vêtements qu’on ne porte qu’une fois, des bibliothèques croulant sous les livres, les chevaux, que sais-je encore ? Et de tout cela, rien, vraiment rien ne me manque, crois-moi. Et surtout pas les soucis qui allaient avec. La fatigue. Les emprunts. Les assurances. Les impôts. Les mille paperasses. La gestion quotidienne en forme de lente marée noire s’infiltrant dans le moindre repli de la vie…"
                    Francis Dannemark
 
 

Lu dans:
Francis Dannemark. La misère se porte bien. Kyrielle 2020. 322 pages. Extrait p.184

12 octobre 2020

Portrait de Jean Cocteau, par lui-même

 

"Je n'ai jamais eu un beau visage. Mon ossature est bonne, mais les chairs s'organisent mal dessus. Mon nez, que j'avais droit, se busque comme celui de mon grand-père, et j'ai remarqué que celui de ma mère s'était busqué sur son lit de mort. Trop de tempêtes internes, de souffrances, de crises de doute, de révoltes matées à la force du poignet, de gifles du sort m'ont chiffonné le front, creusé entre les sourcils une ride profonde, tordu les sourcils, drapé lourdement les paupières, molli les joues creuses, abaissé les coins de la bouche, de telle sorte que si je me penche sur une glace basse je vois mon masque se détacher de l'os et prendre une forme informe. Ma barbe pousse blanche, mes cheveux perdent l'épaisseur. Mes dents se chevauchent. Bref, sur un corps ni grand ni petit, mince et maigre, je promène une tête ingrate." 
                Jean Cocteau



Le Prince des Poètes, tour-à-tour homme de théâtre, poète, peintre, céramiste, acteur de films qu'il réalise, membre de l'Académie française, ne s'aimait pas. La description qu'il laisse de son physique en témoigne. La beauté emprunte parfois des voies éloignées de la perfection physique. A relire les soirs où un bouton de fièvre sur les lèvres, l'apparition d'une fleur de cimetière sur le visage ou d'une clairière dans les cheveux nous désole.



Lu dans :
Jean Cocteau. La difficulté d'être. Le Livre de Poche. 1993. 187 pages. Extrait p. 31