30 mai 2023

Le rythme des choses

 « J’aimais la nature et sa parfaite indifférence. Sa façon d’appliquer son plan précis de survie et de reproduction, quoi qu’il puisse se passer chez moi. (…) Les arbres grinçaient, le vent chantait dans les feuilles du châtaignier. Je n’étais rien pour eux. Juste une spectatrice. Et cette pièce se jouait en permanence. Le décor changeait en fonction de la saison, mais chaque année, c’était le même été, avec sa lumière, son parfum et les mûres qui poussaient sur les ronces au bord du chemin. »

                        Adeline Dieudonné


La floraison annuelle nous rassure: face à l'imprévisible fil des news - bonnes ou moins - se déroule la succession des incontournables événements balisant les mois de mai et de juin (le Reine Élisabeth, Cannes, l'Eurovision, Roland Garros, le Giro et le Tour, les finales de foot, la Gay Pride, ...) et, plus imperturbable que tout, la floraison du muguet, du lilas, de l'aspérule saluée par les ébats des pigeons.


Lu dans: 
Adeline Dieudonné. La vraie vie. Lizzie. 2018. 262 pages


27 mai 2023

L'art de se perdre

 "Qui veut découvrir de nouvelles routes commence par se perdre."
                                André Stas


                        

En 1493, Christophe Colomb cherche un chemin vers la Chine et le Japon plus court que celui de Marco Polo. Il se trompe de 10 000 km et découvre par hasard l'île de San Salvador, antichambre des Caraïbes, elles-mêmes antichambre du continent américain. On en finirait par souhaiter se perdre.


Lu dans: 
André Stas. Aphorismes complets 1993-2023. Cactus Inébranlable. 2023. 380 pages.

26 mai 2023

Dans la file

 "Nul ne saurait être ni trop insignifiant ni trop laid."

        Georg Büchner, extrait de Lenz,



Se laisser surprendre. Hier, dans la file aux caisses du Carrefour Express de mon coin de rue, un patient attachant et folklorique me reconnaît et me hèle d'un sonore "bonjour docteur" accompagné d'une gestuelle aussi démonstrative qu'affectueuse. J'en ressens un fugace sentiment de gêne, devenu bien malgré moi l'objet de tous les regards. Nous sommes des êtres étranges, car la gêne devrait être celle de cette première réaction instinctive que j'eus devant cette « non-rencontre » avec un être chaleureux mais décalé de la société, face à une occasion de rencontre imaginaire qui au contraire aurait flatté mon amour-propre. Quelle aurait été ma réaction spontanée si j'avais croisé dans la même file une célébrité ou une personne extrêmement charismatique, quelqu'un qu'on aimerait impressionner, ou dont on voudrait obtenir quelque chose? En bref, un individu précieux à mille lieues de cette personne considérée comme médiocre. Comme le suggère Marina van Zuylen, nous sommes devenus experts dans l'art de nous détourner des visages que nous n'avons que faire de séduire. Prêter attention aux personnes négligées tout en démystifiant l'apparence du pouvoir est un long cheminement. 


Lu dans: 
Georg Büchner, Bernard Kreiss (Traduction). Lenz. Editions Jacqueline Chambon. 1991. 90 pages.
Marina van Zuylen, Clotilde Meyer (trad). Éloge des vertus minuscules. Flammarion. 2023. 256 pages. Extrait pp.150-151

25 mai 2023

 « Mon pied droit est jaloux de mon pied gauche. Quand l’un avance, l’autre veut le dépasser. Et moi, comme un imbécile, je marche ! »

                    Raymond Devos




20 mai 2023

La cérémonie du thé

 

"- Savais-tu que l'art du thé est une musique d'eau ?
- Qu'ont à voir l'eau et la musique avec le thé ?
D'abord, il y a la musique de la pluie sur la feuille des théiers, ce léger tremblement comme un tambour de lumière frappé par les baguettes d'argent du ciel.
Puis il y a la musique de la récolte, accompagnée par la danse des voiles des cueilleuses.
Ensuite, il y a la musique d'une source aussi fraîche et pure que possible.
Enfin, la musique de l'eau chaude qu'on verse lentement sur les feuilles de thé."
                                    Maxence Fermine


Texte allégorique, qui se prêtera volontiers à l'art de se préparer un café de choix. Derrière ces moments choisis percolent la musique de l'eau qui les filtre, le chant des hommes qui les créent, l'explosion de sensations subtiles dans les papilles et dans l'imaginaire. La saveur des choses est une remontée dans le temps.

Lu dans: 
Maxence Fermine. Opium. Albin Michel. 2002. 180 pages.


18 mai 2023

De l'irréel au réel

 "Hommes de Galilée pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel ?" 

                             Actes 1, 1-11



C'est l'histoire d'un gosse qui se souvient de son premier rendez-vous avec une glycine, dont la "senteur douce et sucrée s'exhalait sur les murs décrépis de mon école. Je goûtais sa vie, je goûtais ma vie. (David Ciussui)" Les émerveillements de nos petits-enfants réenchantent notre quotidien, possédant cette capacité intacte de décrire la pluie qui tombe, le parapluie qu'on ouvre tout en courant vers une cabane inexistante alors qu'un vrai soleil darde ses rayons printaniers.  Où se trouve la limite entre l'imaginaire et la réalité, la voie qui conduit "de l’irréel au réel, de l’obscurité à la lumière, de la mort à l’Immortalité" des Upanishads? Les textes dits sacrés offrent de belles occasions d'inspirer notre quotidien de ce "je ne sais quoi" qui, sans l'expliquer, nous donnent une possibilité de comprendre l'incompréhensible. Pourquoi un être cher, si proche et si vivant hier encore, demeure présent dans l'absence, pourquoi certains jours résonnent dans nos vies comme des envols, pourquoi l'insensé apparaît parfois comme réalisable? Écolier en début d'année, je remplissais la page du quarantième jour après Pâques de mon journal de classe d'un grand  A S C E N S I O N en oblique, associé dans mon imaginaire au récit biblique d'un mort-vivant qui s'envolait vers les cieux. Je mis des années à saisir que ce n'était pas le ciel qu'il fallait regarder, mais notre terre, imaginer des lendemains repoussant la ligne d'horizon, dépasser le "c'était écrit" par ce que nous rêvions de réaliser. Peut-être est-ce la raison qui fait de ce jour férié, un peu anachronique dans notre calendrier laïc, une journée particulière.  


Je vous souhaite une bonne fête de l’Ascension .
CV


Lu dans:
La Bible. Chapitre 1, versets 1 à 14 des Actes des Apôtres.
David Ciussi. L'apprentissage de l'instant. Ed. Nicole Bussière. 2018. 212 pages
The Upanishads. The Crown Of India’s Soul by Sri Chinmoy. Agni Press. 1974.



17 mai 2023

Un frottis positif à la Une


«La vie de César n'offre pas plus d'enseignement pour nous que la nôtre :
que ce soit la vie d'un empereur ou celle d'un homme du peuple,
c'est toujours une vie,
exposée à tous les accidents d'une vie humaine. »
                                Montaigne, Essais


L'émoi causé en Belgique par l'abandon au Tour d'Italie le coureur cycliste Remco Evenepoel, victime d'un frottis Covid positif, surprend par la place que ce contretemps occupe à la Une des journaux. Sans doute faut-il y voir une actualisation de la sentence de Montaigne concernant les "accidents d'une vie humaine": les dieux du stade partagent donc bien les mêmes contrariétés que les nôtres, cela rassure.


Lu dans:
Montaigne, cité en exergue de Marina van Zuylen, Clotilde Meyer (trad). Éloge des vertus minuscules. Flammarion. 2023. 256 pages. Extrait p.32


16 mai 2023

Mon nom est Personne

« Je me souviens qu'un soir, alors que j'entendais un léger bruit dans la chambre voisine de la mienne, je demandai à haute voix : "Qui est là ?" Et la voix d'une bonne, récemment arrivée de sa campagne, me répondit : "Personne, Monsieur, c'est moi." Le monde est plein de ce genre de figures disparues mais aussi de celles qui ont le pouvoir de faire disparaître les autres. Qui ne s'est jamais senti invisible ? C'est une des raisons pour lesquelles j'éprouve une telle reconnaissance envers les poètes, les romanciers ou les dramaturges qui ont célébré une autre sorte de présence, en mode mineur. "

                            Octabio Paz, cité par Marina van Zuylen




Si nous ne sommes pas quelqu'un, sommes-nous pour autant personne. Si le regard des autres peut faire disparaître quelqu'un, l'autodépréciation le fait tout autant. Pendant une dizaine d'années, une patiente s'identifia par téléphone, dans ses billets de demande de prescription, lors des consultations ou visites à domicile, comme "la maman du petit Michaël", au point qu'aujourd'hui je ne me souviens guère d'elle ni par son nom, ni par son prénom même si son image, celle de son appartement, de l'immeuble social où elle habitait me sont restées en mémoire. Nul ne l'avait jamais contrainte à se présenter en permanence comme une référence à son fils, copie conforme de l'horrible petit Abdallah immortalisé dans Tintin au Pays de l'Or noir, gosse hyperkinétique qui occupait tout l'espace, mais sa non-existence était devenue une identité. Qu'est-elle devenue, à l'heure où son sale gosse est peut-être déjà lui-même retraité? Vit-il encore d'ailleurs, et elle-même comment se présente-t-elle, si le petit Michaël a disparu, au médecin qui la traite aujourd'hui?

70 - Abdallah - Tintin au Pays de l'Or Noir | Films de super héros, Tintin,  Hergé

Lu dans:
Marina van Zuylen, Clotilde Meyer (trad). Éloge des vertus minuscules. Flammarion. 2023. 256 pages. Extrait p.32
Octavio Paz. Masques mexicains. Le Labyrinthe de la solitude. Trad. Jean-Clarence Lambert. Gallimard. 1972. Extrait p.43

14 mai 2023

Starmania


"Je cherche le soleil
Au milieu de la nuit
J'sais pas si c'est la terre
Qui tourne à l'envers
Ou bien si c'est moi
Qui me fait du cinéma
Qui me fait mon cinéma
Je cherche le soleil
Au milieu de ma nuit
Stone, le monde est stone."
        Fabienne Thibeault. Stone, Le monde est stone (1978)


Chanson-culte du final de Starmania dont la reprise-recréation a rempli Forest-National ce weekend, "Le monde est stone" paraît étrangement écrite pour notre époque. Une mise en scène digne de l'enfer de Dante clôt le spectacle, fumigènes, orage d'éclairs stroboscopiques, basses étourdissantes de fin du monde, suggèrent que le meilleur n'est décidément pas devant nous 😕. On sort abasourdi devant la débauche technique, et en ce qui me concerne surtout assourdi, de la ouate dans les tympans et des lignes brisées dans les rétines, épileptiques s'abstenir... On a tout écrit et son contraire sur le caractère visionnaire de Starmania et de son message final d'un monde Stone qui tournerait à l'envers. La date de sa création, 1978, dans une version plus sobre et intimiste interprétée par Fabienne Thibault,  m'interroge sur cette vision prémonitoire. Car à l'époque le message semblait tout autant coller à la réalité qu'actuellement. Où est l'erreur? Et si le final de Starmania était surtout celui d'une personne déprimée par sa propre existence, sans que le monde extérieur ait rien, ou peu, à y voir?  Pure hypothèse bien sûr, pas nécessairement partagée par grand monde.



Lu dans: 
Le monde est stone. Fabienne Thibeault. Paroliers : Luc Plamondon / Michel Berger.
© Sony/ATV Music Publishing LLC, Universal Music Publishing Group

Ecouter


13 mai 2023

La glace à deux boules


"Mon vieux à moi     tous les mois
va à tout petits pas
empocher sa pension.
Il se ménage au retour 
un détour insolite
chez le glacier du coin.

Quand je serai vieux et tout seul
demain ou après demain,
je voudrais comme celui-là
au moins une fois par mois, avec mes sous     si j’en ai
m’acheter une glace à deux boules et rêver sur leur saveur
à un monde rempli d’enfants.  "   
                                François Bérenger.

           

Moment aussi fugace qu'un oiseau qui se pose sur la branche, un vieux courbé sur sa canne apporte de l'autre main un cornet à deux boules à sa femme, encore plus handicapée que lui, restée dans l'auto. Puis s'en retourne chercher sa glace à lui, un vrai délice d'enfance. On oublie les années, le pays où on se repose et celui d'où on vient, le printemps qui se fait attendre. Ne reste que l'image suspendue et fragile de ce qu'est vivre en paix. 


Lu dans:
François Bérenger. Le vieux. 1974


12 mai 2023

Les épousailles de deux mers

"C'est un endroit     où tu prends congé de toi-même

cela ne meurt pas     cela glisse de l'autre côté de la vie

si légèrement     que c'est comme une danse."

                 Alessandro. Baricco.


A l'extrême nord du Danemark, une bande de sable se perd dans la mer. A Greenen (Skagen) deux mers s'affrontent avant de fusionner: la mer du Nord à gauche, la mer Baltique à droite. L'une semble apaisée, toute en vagues calmes de faible amplitude, l'autre comme agitée par des lames furieuses, sans cesse renouvelées, qui ne connaissent guère le repos. Site grandiose, terre d'inspiration des grands peintres impressionnistes danois qui en ont sublimé la lumière entre ciel et mer, Skagen constitue une parabole vivante, habitée comme d'autres endroits mythiques - Stonehenge, Pâques, l'embouchure du Saint Laurent - par un message qui dépasse l'humain. La confrontation séculaire de ces deux mers si différentes condamnées à fusionner se passe de paroles. Pareille au grand fleuve qui meurt à lui-même pour renaître dans l'océan, la contemplation muette de ces vagues éternelles s’entrechoquant sans fin, sans compromis ni perte d'identité, nous conforte dans l’acceptation de nos  différences.


Lu dans:
Alessandro Baricco. Océan Mer. Trad. Françoise Brun .  Gallimard.2002. 282 pages.


A