21 décembre 2008

une année s'éteint dans la nuit

«N'oubliez jamais que lorsque vous parlez à quelqu'un vous parlez à une bougie.»
Charlélie Couture


A quelques jours de souffler les bougies de 2008, ceci est la dernière pensée entre café et journal de l'année. Je lisais hier le récit d'un superbe concert de Stockhausen en  Provence il y a une vingtaine d'année , où les musiciens fondaient leurs instruments volontairement à la mélodie des grillons et des cigales, pour quitter la scène pour se fondre dans la nature environnante tout en continuant de jouer , embaumant la nuit de leur musique envoutante.
C'est sur cette superbe allégorie d'une année qui se dissout que je terminerai donc , vous souhaitant à tous d'excellentes fêtes.

CV.

13 décembre 2008

Vivrre debout

« L'heure de nous-mêmes est venue! »
Aimé Césaire


Une bien belle phrase dans toute sa sobriété. Elle fait écho dans ma mémoire à Soljénitsine et ses trois conseils pour survivre au goulag, y compris dans notre propre vie: ne pas roder autour de l'infirmerie, ni racler sa gamelle, ni attendre une amélioration de son sort en flattant le gardien. 
 
 
Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, Paris, Éditions Présence africaine, 1956.

12 décembre 2008

Eloge d'un éphémère bonheur

"L'avenir est porteur de toutes nos craintes et de toutes nos espérances. Le passé n'est fait que de souvenirs. Toujours et à chaque instant, la totalité de l'univers, y compris le passé et l'avenir, ne cesse jamais d'être installée dans le présent."  
Jean d'Ormesson


Cela rappelle la fameuse Shiva tricéphale d'Elephanta près de Bombay, célébrée par Malraux: le temps se décline sous trois formes, trois modes d'emploi qui orientent notre rapport au monde. Tourné vers le passé et nos souvenirs qui s'enfoncent dans la brume, ou vers le futur imaginé, nimbé d'une luminosité de jour levant; et l'incertain présent qui nous est familier, le "Hic et nunc"  toujours là et toujours sur le point de s'en aller. Selon nos sensibilités, nous utilisons préférentiellement un mode de fonctionnement plutôt que l'autre, et construisons nos valeurs en privilégiant la tradition, la création ou la jouissance. Je me suis trouvé lundi passé, une fraction de seconde, encerclé dans un grand carrefour par une armée d'énormes camions qui me surplombaient tous de leur haute stature. Comme le petit Toto capitaine dans sa minuscule barque, encerclé de cargos sur la mer démontée, à qui ses parents crient: "Tiens bon, tu es le plus grand capitaine" et qui rétorque "D'accord, mais les vrais capitaines, là haut, le savent-ils?" En ce bref instant d'insécurité m'est apparue cette évidence: une minute avant un accident, l'homme agit encore comme s'il était éternel, fait des projets à dix ans, écoute sa musique intérieure et peut vivre dans la plénitude du moment présent et de l'avenir. Le basculement tragique ne dure qu'une fraction de seconde, qui a valeur d'éternité. Cette fragilité est sa richesse, et fait de lui un homme. 
 
  
Lu dans:
Jean d'Ormesson. Qu'ai-je donc fait? Robert Laffont, 2008, 364 pp. extrait p. 291.

10 décembre 2008

L'inattendu destin d'une expression moqueuse

"Le rassurant de l’équilibre, c’est que rien ne bouge. Le vrai de l’équilibre, c’est qu’il suffit d’un souffle pour faire tout bouger."
Julien Gracq


En 1951, le cosmologiste britannique Fred Hoyle (1915-2001) reçoit l’abbé Georges Lemaître sur le plateau de son émission radiophonique de la BBC. En total désaccord avec la théorie selon laquelle l’univers serait né d’une explosion, Hoyle emploie le mot "big bang" sur le ton de la moquerie. Celui-ci plut au grand public des années 1950 et devint depuis le terme désignant cette théorie. Il faut se garder de nommer ce qu'on ne souhaite pas voir exister. Bien réelles et non contestées par contre, des spores de bactéries terrestres ont été découvertes sur la planète Mars, importées à partir des sondes que les scientifiques y ont envoyées. Le même phénomène a été décrit suite à l'exploration de la Lune. Comme le prétendait Fred Hoyle, qui fit sourire bien du monde à l'époque, l'univers apparaît donc bien fécondable et l'avenir de Mars a peut-être vécu ce souffle minime qui suffit à tout faire bouger.  
 


Lu dans :
Le Rivage des Syrtes (1951), Julien Gracq, éd. José Corti, 1989 (ISBN 2-7143-0359-5), p. 481951

La rage des hommes

"Dialogue d'un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis "
Théâtre national du  16 au 31 décembre

Il paraît que c'est un tendre et savoureux dialogue entre un pitbull humain SDF et son clebs. Le titre m'a interpellé car le chien, lui, ne mord pas ses amis si j'en crois mon expérience.
 

09 décembre 2008

Les mots doux de l'âge mûr

Le mot le plus doux que je connaisse n'est pas "Je t'aime" mais "Rassurez-vous, c'est bénin".
Françoise Hardy


La chanteuse porte bien ses 64 ans, et partage avec une franchise désarmante les émois de l'âge, et ce que le médecin le plus empathique finirait par oublier: chaque consultation de chaque journée fait partie de sa routine, pas de celle de celui (ou celle) qui lui fait face. 
 

08 décembre 2008

Un autre semblable

«La seule société vivante est celle où chacun peut rester autre au milieu de ses semblables.»

Eugène Ionesco

07 décembre 2008

"Il n'y a pas d'étrangers, seulement des amis qu'on n'a pas rencontrés."

Proverbe irlandais
 
  
  

06 décembre 2008

A contre-jour

"Ils ont enlevé le casque. En-dessous leur tête reste coloniale."
Régis Debray

Lu dans:
Régis Debray, Aveuglantes lumières, Paris, Gallimard, 2006, p.136

05 décembre 2008

Tout est vrai, successivement

«Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un   esprit de fraternité. Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. »
Déclaration universelle des droits de l'homme. 1948

La lecture nous fait découvrir d'étranges réalités, telle celle-ci rapportée par Jean Ziegler dans son dernier ouvrage. La Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée par l'Assemblée générale des Nations-Unies le 10 décembre 1948, est l'héritière de la Déclaration d'indépendance des États-Unis, telle qu'elle fut proclamée à Philadelphie le 4 juillet 1776. Avec Benjamin Franklin. Thomas Jefferson avait été rédacteur principal de la Déclaration de Philadelphie. A sa mort, en 1826, il laissa à ses héritiers, outre des terres immenses en Virginie, la pleine propriété de plus de deux cents esclaves. 



Lu dans:
Jean Ziegler. La haine de l'Occident. Albin Michel. 2008. 300 p, extrait p.121

03 décembre 2008

La haine de l'Occident

"L'avenir a un long passé."
Le Talmud de Babylone.


Jean Ziegler, on aime ou on déteste, de longue date. Une fois de plus, il dérange et son analyse fouillée des multiples raisons de la haine de l'Occident portée par deux tiers de l'humanité fait froid dans le dos. A ne pas lire si on est un peu déstabilisé, ou déprimé. J'y ai (encore) perdu quelques certitudes, et comprend mieux la phrase surprise incidemment d'une conversation téléphonique de notre ami Burkinabé Justin Sawadongo à sa famille restée au pays: "Comment te dire, je te téléphone de ma famille d'accueil, comment te la décrire? Ecoute, voilà, c'est des Blancs, ok, mais c'est pas comme des Blancs, tu comprends?" J'en souriais à l'époque, après avoir lu Jean Ziegler j'en frissonne.


Lu dans:
Jean Ziegler. La haine de l'Occident. Albin Michel. 2008. 300 p, extrait p.56

01 décembre 2008

Un accident est vite arrivé

"Il se dégage
De ces cartons d'emballage
Des gens lavés, hors d'usage
Et tristes et sans aucun avantage
On nous inflige
Des désirs qui nous affligent
On nous prend faut pas déconner
dès qu'on est né
Pour des cons alors qu'on est
Des
Foules sentimentales
Avec soif d'idéal
Attirées par les étoiles, les voiles."
Alain Souchon. Foule sentimentale.

Aux Etats-Unis, le "Black Friday", jour suivant la fête de Thanksgiving, marque traditionnellement le début des achats de Noël avec notamment des soldes très importantes dans les magasins qui ouvrent leur porte dès le petit matin. Dans un magasin Wal-Mart de Long Island, dans l'Etat de New York, un employé qui venait d'ouvrir les portes pour laisser entrer une foule impatiente a été écrasé par les acheteurs qui se ruaient sur les produits. L'homme, âgé de 34 ans, est mort de ses blessures."Quand on leur a dit qu'ils devaient partir parce qu'un employé avait été tué, ils ont commencé à crier : 'ça fait une journée que je fais la queue'. Et ils ont continué à acheter". 

 
Lu dans :
Un homme meurt écrasé par une foule d'acheteurs à New York. LEMONDE avec AP, 29.11.08

Une solitude branchée

"Tu te plains de la solitude. Qu'appelles-tu être seul ? Est-ce être hors du commerce des hommes, ou être dénué de tout secours ? Eh ! pense que très souvent on n'est pas moins seul au milieu de Rome, au milieu de ses parents, de ses amis, de ses voisins, et d'une foule d'esclaves. Ce n'est pas la vue d'un homme qui rompt la solitude, c'est la vue d'un homme vertueux, fidèle, secourable."
Entretiens, Livre III, XXII. 

Me revient l'expression "une solitude branchée" de ce promeneur de chien noctambule, rencontré par hasard il y a quelques années, travaillant la nuit et dormant le jour. Au terme de ses vacances, aucun de ses colocataires d'immeuble ne s'était inquiété de l'abandon de son appartement durant trois semaines, mais un correspondant de Singapour lui avait envoyé une dizaine de mails alarmistes. La solitude a changé de visage, comment négocierons-nous cette mutation dans l'avenir? 
  

30 novembre 2008

Incertaine espérance

"Peut-être notre véritable destin est-il d'être éternellement en chemin, sans cesse regrettant et désirant avec nostalgie, toujours assoiffés de repos et toujours errants.
Stefan Zweig. Le chandelier enterré.


Citée par Patrick Poivre d'Arvor en exergue de son dernier ouvrage, récit mêlé de son éviction de TF1 et de la dernière étape de son Camino de Compostelle, la phrase a une suite : "N'est sacrée en effet que la route dont on ne connaît pas le but et qu'on s'obstine néammoins à suivre, telle notre marche en ce moment à travers l'obscurité et les dangers sans savoir ce qui nous attend."  Belle méditation pour les semaines passionnantes, étonnantes et incertaines que nous vivons. Les chroniqueurs du passage 2008-2009 sont sans aucun doute déjà à l'oeuvre, et Stefan Zweig peut en être. 


Lu dans:
Patrick Poivre d'Arvor. A demain ! , Fayard, 2008, 260 p, extrait p.5

29 novembre 2008

L'image perdue du père

"Te voilà enfin! Ton père peut, mon fils, revoir ton visage... Enée, les yeux pleins des larmes du bonheur, par trois fois alors dans ses bras veut prendre son père, mais, trois fois entre ses mains fuit l'image vaine, comme souffle léger et songe qui s'envole".
Virgile. L'Enéide. Sixième chant.


"Dans l'admirable Sixième Chant de l'Enéide, Enée descendu aux Enfers n'a qu'un désir: revoir son père Anchise, le vieil homme qu'il a porté sur ses épaules pour le sortir de l'embrasement de Troie et qui a rejoint depuis lors le royaume des morts. La rencontre a lieu. En trois vers, Virgile a tout dit de  la tentative des fils quand ils veulent cerner la vie, le caractère, l'esprit et le cœur de l'homme à qui ils doivent le jour. Même ceux qui ont conservé leur père jusqu'à un âge avancé, se reprochent après sa mort de ne pas l'avoir davantage interrogé, de ne pas avoir assez cherché à le connaître. Quand ils s'en avisent, il est trop tard. Si nombreux soient les souvenirs, mais les souvenirs ne sont que ceux qui surnagent au tri de la mémoire, si nombreux soient les documents, objets, lettres, photos qu'on puisse consulter, toujours nous échappera l'intégralité de ce qu'ils furent et qu'ils firent, et quels que soient nos efforts, nous ne parviendrons jamais à étreindre dans toute sa complexité et sa vérité cet homme si proche dont la semence nous a fait être, mais dont nous ne pouvons reconstituer ni tout le passé ni l'exact portrait."
 
Lu dans:
Jacques Franck. Ces pères vivants en leurs fils. Lire. La Libre Belgique. 28 novembre 2008. p.1.

28 novembre 2008

Ange ou renard

"J'ai vu un ange dans le marbre et j'ai seulement ciselé jusqu'à l'en libérer."
Michel-Ange

Je découvre ce petit entrefilet parlant d'un ange et d'un renard en parcourant mon journal ce matin, il m'a fait du bien. "Les funérailles de Geneviève Ladrière ont eu lieu jeudi à Nivelles. Elle était assistante sociale au charbonnage du Bois du Cazier, quand éclata la catastrophe (262 mineurs morts) de Marcinelle, le 8 août 1956. Pendant des semaines, sans guère de repos, elle affronta le désespoir des familles, prodigua des paroles de réconfort, aida à remplir des formulaires administratifs, annonça la découverte de corps, contribua parfois à leur identification. D'avoir à supporter, dans la trentaine, l'immensité d'une telle tragédie lui blanchit les cheveux en quelques jours. Entre nous, journalistes, nous l'appelâmes "l'ange du Cazier". Toujours, elle a voué une grande admiration à Angelo Galvan, dit "le renard du Cazier", pour son obstination à s'enfoncer au plus profond des tailles dans l'espoir de sauver des compagnons. A la fermeture du charbonnage, Mlle Ladrière se dévoua au service de la Jeunessse du ministère de la Justice."

Bizarre de se dire que le matin du 8 août 1956, l'ange et le renard prenaient paisiblement leur déjeûner comme nous ce matin, sans imaginer une seconde ce qui allait leur éclater au visage quelques heures plus tard, bouleversant leur existence et les amenant à révéler la part lumineuse qui était en eux. Leurs fonctions à tous deux étaient modestes, ils s'y révélèrent des "héros", tout en retombant rapidement dans l'anonymat le plus complet: la modestie sied aux grands. Qu'est-ce qui nous attend aujourd'hui? 

Je vous souhaite une bonne journée.
CV. 

24 novembre 2008

Et la brune?

"Une histoire entendue un jour du côté de Pampelune, en bordure du Pays basque. Deux vaches broutaient paisiblement dans un pré, gardées par un paysan à qui elles avaient communiqué leur tranquille sérénité. Un autre paysan arrive et s'assied, silencieux, en bordure du pré. Après un long moment d'observation, il s'adresse au premier: « Elles mangent bien, les vaches? - Laquelle? » demande le gardien. L'homme de passage, devant cette réaction inattendue, saute à pieds joints dans l'improvisation : « La blanche! - La blanche? Oui, dit le paysan. - Et la brune? - La brune aussi. » Chacun, après ce tout début de conversation, replonge dans sa longue pensée intérieure car, en ce temps-là, il n'y avait pas grande distance entre le moine et le paysan. Le temps passe et le second finit par demander au premier:
« Et elles donnent beaucoup de lait? - Laquelle? demande à nouveau le gardien. - La blanche. - La blanche, oui. - Et la brune? - La brune aussi. » Nouveau silence et nouvel office que chacun va célébrer de son côté, sans attention à l'autre. En cela, les deux paysans n'étaient pas encore prêts à faire communauté. Un fois chantée la dernière note, le paysan de passage dit au paysan sédentaire: «Mais pourquoi me demandes-tu toujours laquelle? - Parce que, répond le gardien, la blanche est à moi. - Ah », dit l'autre. Il replonge un bref moment dans sa perplexité et enchaîne, un peu inquiet: « Et la brune... ? - La brune aussi! »

Cette histoire basque est reprise par Gabriel Ringlet et je la trouve délicieuse. Exister est le prolongement d'un regard sur nous qui nous individualise, qui nous dise "tu" dans la masse anonyme des "vous". On ne devient "je" que le jour où un autre nous dit "tu". Etre aimé procède d'un mécanisme similaire, "j'aime une rose, qui pour moi est unique au monde" comme dit le Petit Prince. On était un troupeau de vaches, et on devient LA blanche. Et la brune? La brune aussi. 
 
 
Lu dans:
Gabriel Ringlet, Ceci est ton corps, Journal d'un dénuement, Albin Michel, 2008, 232 p, extrait p.109-111 

23 novembre 2008

Qu'en pense l'homme de la rue?

"L'opinion dominante c'est comme une vapeur qu'on respire. C'est une intoxication indolore".
J. C. Guillebaud 
 

20 novembre 2008

Primeurs et premiers flocons

"En automne, je récoltai toutes mes peines et les enterrai dans mon jardin. Lorsque avril refleurit et que la terre et le printemps célébrèrent leurs noces, mon jardin fut jonché de fleurs splendides et exceptionnelles."
Khalil Gibran


Avec ses arômes de petits fruits rouges, associés à des notes de pêche et d’abricot, le beaujolais nouveau 2008 se résume en un mot : du fruit, du fruit, et encore du fruit. Il était sur les routes cette nuit, il sera sur nos tables ce soir. Des flocons de neige tomberont en Ardenne à partir de vendredi soir, et un fin tapis blanc devrait rester tout le week-end. Pas de doute, l'année se termine. 
 
Lu dans:
Khalil Gibran, Le Sable et l'écume, 2008, Points, Poésie, 168 pages.
____________________________________________________________

19 novembre 2008

Rentrer à la maison

"Rentrer à la maison. Jamais je n'avais mesuré à ce point la force magique des deux mots: la maison. Quand on y vit, qu'on y rentre chaque soir, quand on réchauffe un peu de potage, qu'on essuie une assiette, quand on secoue un coussin, quand on jette quelques graines aux poules et qu'on ouvre la porte au facteur... sait-on encore le bonheur de la maison? Au loin, à l'hôpital - et c'est tellement loin, l'hôpital -, la maison, même toute petite, devient un royaume. Et rejoindre cette petite maison-là une toute grande joie. Rentrer à la maison, c'est comme retrouver sa carte d'identité, rejoindre son pays après un long exil. Va-t-on encore me reconnaître?"
Gabriel Ringlet.

Lu dans:
Gabriel Ringlet, Ceci est ton corps, Journal d'un dénuement, Albin Michel, 2008, 232 p, extrait p.53  

Une re-connaissance

"Heureusement la mémoire trie. Je peux fermer les yeux, j'aurai mon paradis dans les coeurs qui se souviendront "
Maurice Genevoix. Trente mille jours


Merci à Elide Montesi qui partage ce délicieux moment de consultation.
"Un patient âgé vient en consultation tôt le matin pour se faire oter des points de suture. Je lui fais part de ma curiosité en le voyant consulter souvent sa montre comme s'il était pressé. Il répond qu'il ne veut pas rater le petit déjeuner avec son épouse placée en maison de soins pour maladie d'Alzheimer. Je lui dis "Je comprends, elle va s'inquiéter de ne pas vous voir arriver". Le mari répond qu'il ne saurait le dire, son épouse ne le reconnaissant plus depuis 5 ans. Je ne peux manquer de lui faire part de ma surprise : "Et vous allez encore régulièrement tous les matins déjeuner avec elle alors qu'elle ne sait plus qui vous êtes? " Le vieux monsieur sourit et en me tapotant l'épaule me répond : "Elle ne sait peut-être plus qui je suis, mais moi je sais encore parfaitement qui elle est ... " 

18 novembre 2008

L'homme, seul animal qui rougit

"Il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme."
Montaigne
 
Un zoo suisse a recruté une équipe d'animateurs pour lutter contre l'ennui qui peut guetter les animaux en cage. A Cologne, un gardien a été surpris en train de faire griller au feu de bois cinq poulets de montagne du Tibet et deux moutons du Cameroun dans l'enceinte du zoo. 

16 novembre 2008

La douce musique du cochon

"On raconte une anecdote à propose de sir Herbert Oakley, professeur de musique à Édimbourg au XIXème siècle. Un jour où on l'avait emmené dans une ferme, il entendit un cochon couiner et s'écria immédiatement: «Sol dièse!» Quelqu'un courut au piano, c'était bien un sol dièse."
Oliver Sackx, dont je termine le savoureux "L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau" poursuit la réflexion que suscite chez lui l'oreille de sir Oaklay en narrant le cas deux jumeaux doués de propriétés mathématiques assez étonnantes. "Une boîte d'allumettes tomba de la table et son contenu se renversa sur le sol. Tous les deux s'écrièrent alors d'une même voix: « 111 » ; John dit ensuite dans un murmure: « 37 », Michaël répéta le nombre; John le reprit une troisième fois et s'arrêta. Je comptai les allumettes - cela me prit du temps: il y en avait cent onze. - Comment pouvez-vous compter si vite ces allumettes? demandai-je. - Nous ne comptons pas, dirent-ils. Nous avons vu les cent onze.- Et pourquoi murmurez-vous «37» et le répétez-vous trois fois? demandai-je aux jumeaux. Ils répondirent à l'unisson: 37,37,37,111." 

Lu dans :
Oliver Sackx. L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Essais. Points. Seuil. 2003. 320 pp. extrait p. 255-256

Le travail de la taupe

"Nous ne savons pas ce qui se passe, et c'est cela qui se passe. »
José Ortega y Gasset

Edgar Morin, commentant cette citation, ajoute "qu'l faut toujours un certain retard pour comprendre ce qui se passe. Et le présent est toujours travaillé souterrainement par des forces invisibles, parfois seulement audibles à ceux qui ont l'ouïe fine. Ce qu'Hegel appelait «le travail souterrain de la vieille taupe », qui va faire craquer la surface que l'on croyait stable.

Lu dans:
Edgar Morin, Mon chemin, Fayard. 2008. 262 pp. extrait p.235.

14 novembre 2008

le transparent familier

"Les aspects des choses les plus importants pour nous sont cachés par leur simplicité et leur familiarité: nous sommes incapables de remarquer ce qui est toujours sous nos yeux." (Wittgenstein ').
 

Lu dans :
Oliver Sackx. L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Essais.  Points. Seuil. 2003. 320 pp. extrait p. 65 

13 novembre 2008

La marée baisse

"A court terme, les mauvaises nouvelles économiques sont les meilleures amies de l'investisseur. Elles vous permettent d'acheter au rabais: c'est lorsque la marée descend que l'on voit ceux qui nagent sans maillot".
Warren Buffett


On ne voit souvent d'une crise que ses aspects négatifs, alors qu'elle fait aussi des heureux. Ainsi, le milliardaire américain Warren Buffett rnultiplie actuellement les coups boursiers. Dur à comprendre quand on n'a pas saisi ce qu'est le capitalisme financier. Peut-être que cette modeste fable africaine vous aidera. Un jour, dans un village, un homme apparaît et annonce aux villageois qu'il achète des singes pour 10$ chacun. Ceux-ci, sachant qu'il y a des centaines de singes dans la région, partent dans la forêt et commencent à les chasser. L'homme en achète deux centaines à 10$ pièce et comme la population de singes diminue, les villageois arrêtent leurs efforts. Alors, l'homme annonçe qu'il achètera désormais les singes à 15$. Les villageois recommencent à les chasser. Bientôt le stock s'épuise de plus belle et les habitants du village retournent  à nouveau à leurs occupations.  L'offre monte à 20$ et la population de singes se réduit à un point tel qu'il devient rare de voir un singe, et encore plus rare d'en attraper un. L'homme annonçe alors qu'il achètera les singes 50$ chacun. Cependant, comme il doit aller en ville pour affaires, son assistant s'occupera des achats pendant son absence. Son assistant rassemble alors les villageois et leur dit : « Regardez ces cages avec tous ces singes que l'homme vous a achetés. Je vous les vends 35$ pièce et lorsqu'il reviendra,vous pourrez les lui vendre à 50$. » Les villageois réunissent à ce moment tout l'argent qu'ils possèdent, certains vendent même tout ce qu'ils ont pour acheter tous les singes. La nuit venue, l'assistant disparut. On ne le revit jamais, ni lui ni son patron.

Le livre des vivants

"... le miracle qui fait qu'un jour on lit debout comme on se tient debout, et la grâce qui fait qu'au prix de cent jouissances et de mille souffrances on se met à écrire dans le livre des vivants ."
B. Deprez

Jean d'Ormesson suggère avec finesse que chaque naissance constitue un big bang refondateur dans la vie d'une famille. Ce séisme s'est produit le 11 novembre 2008 chez Laurence, Pascal et Benjamin: une petite  Alix les a rejoints pour écrire son histoire avec eux dans le livre des vivants. L'admirant si menue entre les bras de son grand frère, on se prend à rêver à l'énorme potentiel d'amour, d'énergie et de réalisations futures que ce petit être fragile contient en germe. 

Pour les étymologistes,  Alix est bien un prénom féminin, dérivant d'Adèle ou Adélaïde, et ayant donné naissance à Alison, Alice, Alicia, Alizé et Alexia), mais le succès de la bande dessinée du même nom, mettant en scène un héros ayant ce nom, a propagé l’idée que c’est un prénom masculin. Comme patronne à vénérer, elle aura le choix entre une religieuse lorraine du XVIème siècle qui fut à l'origine de la première école gratuite pour filles, ou plus proche, Sainte Alix de Schaerbeek (si si, pince-moi si je mens, 1225 - 1250), moniale cistercienne de l'abbaye de la Cambre, née à Schaerbeek, lépreuse et mystique, qui mourut à l’âge de 25 ans (ndlr. Laurence et Pascale ont investi il y a un an dans une maison unifamiliale au centre de Schaerbeek). On la fêtera donc le 15 juin (Acta Sanctorum, mois de Juin, vol.III). Pauvre petite, en pleine période d'allergie aux graminées et en blocus, elle se consolera en fêtant son anniversaire chaque année le jour de la commémoration du silence des canons, on ne peut rêver mieux. 

  
Lu dans:
Berengère Deprez. Kilomètre 7, Ed Luce Wilquin , 2006
Jean d'Ormesson. Qu'ai-je donc fait? Robert Laffont, 2008, 364 pp. 

11 novembre 2008

Sagesse de poilu

"C'est vraiment honorers ses parents que de se développer et de ne pas toujours faire ce qu'ils vous disent." 
F. Dolto


Je vous souhaite un bon 11 novembre, nous rappelant avec Maxence Fermine dans son dernier roman, "Les carnets de guerre de Victorien Marsa", que "la guerre est un temps à ne pas mettre son nez dehors."


Lu dans :
Les mots de Francoise Dolto pour les enfants et les parents. Dessins de Lionel Koechlin. Gallimard Jeunesse Giboulées. 138pp 2008  

09 novembre 2008

Un bilan à l'aube du siècle


"En baisse: la nature, l’autorité, la tradition, le passé, le mariage, l’orthographe, la grammaire, le latin et le grec, la littérature française, le point-virgule, l’hiver, peut-être les blonds? En hausse: la physique mathématique, la biologie, la santé, le jeu, l’ironie, la dérision, la complexité, l’électronique, la toile, l’opinion publique, la langue anglaise tombée au niveau le plus bas, le chinois, l’humanitaire, l’été".
Jean d'Ormesson

Lu dans:
Jean d'Ormesson. Qu'ai-je donc fait? Robert Laffont, 2008, 364 pp.

08 novembre 2008

Ne pas mourir vivant

"Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose. Le sol sur lequel se déploie la philo est un sol meuble. Elle nous enseigne à ne pas mourir de son vivant, à ne pas se contenter des lettres mortes, des opinions figées, à les remplacer par une réflexion vivace. (..) La philosophie a pour effet de dissiper les filtres qui s’interposent entre nous et la réalité: les préjugés, l’habitude, l’ennui."
Raphaël Enthoven

Lu dans :
Enthoven, un esprit en mouvement. Caroline Gourdin. La Libre Belgique. 8.11.2008. p.29

07 novembre 2008

Quelque chose a changé

Regarde :
Moins chagrins, moins voûtés,
Tous, ils semblent danser
Leur vie recommencée.
Regarde :
On pourrait encore y croire.
Il suffit de le vouloir
Avant qu'il ne soit trop tard.
Regarde :
On en a tellement rêvé
Que, sur les mur bétonnés,
Poussent des fleurs de papier
Seul,
Il est devenu des milliers
Qui marchent, émerveillés
Dans la lumière éclatée.
Regarde :
On a envie de se parler,
De s'aimer, de se toucher
Et de tout recommencer.
Regarde :
Plantée dans la grisaille,
Par-delà les murailles,
C'est la fête retrouvée.
Ce soir,
Quelque chose a changé.

Barbara. Regarde 

06 novembre 2008

Comme Moïse au bord de la Terre promise

"Rosa sat so Martin could walk. 
Martin walked so Barak could run 
and Barak ran so our children can fly."

J'ai presté ce jour, comme vous tous sans doute, mille et une actions dont je me suis demandé si elles servaient à quelque chose. 
Me revient soudain l'image de cette grand-mère qui meurt le soir précédent l'élection de son petit-fils comme président des Etats Unis,   
Qui sème n'est pas nécessairement qui récolte. 

05 novembre 2008

America the beautiful

"O beautiful for spacious skies,
For amber waves of grain,
For purple mountain majesties
Above the fruited plain!
America! America!
God shed his grace on thee
And crown thy good with brotherhood
From sea to shining sea!"


Ce matin j'ai eu 9 ans. 1960, entre cousins nous jouons à Faites un voeu, et la réponse fuse: devenir président des Etats-Unis. Images en noir et blanc de JohnJohn et Caroline Kennedy, 2 et 4 ans, éblouis devant la Maison Blanche. Images de Dylan aux côtés de MLKing au Capitole chantant "The times they're A-Changin" devant des milliers de marcheurs pour les droits civiques, ou de Joan Baez égrenant "O deep in my heart I do believe We'll walk hand in hand someday". Images tremblantes d'empreintes de pas sur la Lune.

Et puis, en l'espace de quelques mois, toujours en noir et blanc, une série de coups de feu, des images de guerre, des plombiers poseurs de micros, et plus récemment d'hommes en pyjama rouge enfermés comme des bêtes à Guantanamo, des prisonniers hommes et femmes nus mêlés à des chiens étaient parvenus à fracasser le rêve: quel homme sur terre, dites-moi rêvait encore de devenir américain durant cette longue glaciation. US Go home devenu un cri de rassemblement quasi universel. Quelle tristesse. Honte inavouée aussi, d'avoir pu ressentir une fraction de seconde vite réprimée une pensée horrible au moment de l'écroulement des deux tours jumelles: ils ne l'ont pas volé. Vous étiez devenus ce vieil oncle riche que Disney popularisa sous les traits de Picsou, et qu'on rêve de voir un jour ruiné. Fallait-il que l'image d'un pays aimé se soit désintégrée, deuil dont au fond de nous nous ne nous remettions guère.

Ce qui s'est passé cette nuit dépasse le cadre de l'histoire individuelle: aucun mythe ne résiste à l'usure du temps et le nouveau président connaîtra lui aussi des lendemains qui déchantent et le désamour. Mais cette élection et la fierté qu'elle suscite loin au-delà des frontières de l'Amérique nous transforme tous au plus profond de nous-mêmes. Je me suis surpris dans le métro ce matin, assis en face d'une maman africaine, à la regarder avec un regard tout neuf: soudain, elle n'était plus noire, mais femme tout simplement. Ce changement-là, intérieur, n'a pas de prix et nous fait toucher du doigt que l'histoire vit parfois des mutations collectives. Et de cela nous sommes reconnaissants au peuple américain ce matin.

Une pensée particulière pour Corentin, sa famille, Nicole, David, leurs enfants, Paulette, Daniel, et tant d'autres qui partagent j'en suis sûr mon émotion durant cette superbe journée.

02 novembre 2008

Des morts pas comme les autres

"Les livres m'ont enseigné le goût et le bonheur du ravage»
Sagesse d'un pilonneur


A une semaine de l'attribution des prestigieux prix littéraires, une petite leçon de modestie. Chaque année, en France des machines broient environ 100 millions de volumes,  ce qui représente le cinquième des 500 millions de volumes fabriqués. On stocke un certain temps des ouvrages qui se vendent mal, et puis on finit par les détruire. Bien souvent, le pilonnage suit immédiatement le retour de librairie. Mais le pilon ne constitue pas seulement la sanction d'une mévente. L'éclatante réussite d'un auteur produit autant de pilonnage que l'échec. Cela fait partie d'une stratégie délibérée de surproduction. Il n'est pas rare qu'un éditeur prenne dès le départ le parti de faire imprimer des milliers de livres pour les pilonner. Car leur rôle consistera à impressionner, à donner le sentiment de l'importance de l'oeuvre. Il faut se montrer, faire masse dans les Fnac, écraser la concurrence par le poids. L'entassement de 100.000 livres sert à en faire acheter 50.000. Les 50.000 autres seront broyés. Car le pilon coûte moins cher que le stockage. Il rapporte, même: 100 euros la tonne de papier. Le pilonnage n'est pas une pure destruction, une mort définitive. Les livres broyés serviront à nouveau sous forme de boîte à pizzas, cartons à chaussures, cahiers, emballages, papier journal. Le papier ainsi recyclé connaît sept vies successives, comme les chats. On voudrait pouvoir déchiffrer, dans ses derniers états, le palimpseste de textes qui se sont inscrits, les uns après les autres, dans ses fibres, formules poétiques, notices d'utilisation, slogans publicitaires ou listes de composants. On devine que l'écrivain, lui, préfère ne pas savoir, ne pas avoir à choisir: savoir que 50.000 de ses livres sont broyés à Vigneux, ou qu'il n'en a vendus (offerts?) que cent, qui ont bouleversé le lecteur.  

Lu dans :
Comment les livres deviennent des boîtes à pizza. Le cauchemar du pilon. Pierre Jourde. Bibliobs.com. Le site du Nouvel Observateur
http://bibliobs.nouvelobs.com/20081030/8211/le-cauchemar-du-pilon

01 novembre 2008

Sagesse du parachute

"Les esprits c'est comme les parachutes, ça ne fonctionne que quand c'est ouvert."  
 Sagesse murale


La phrase orne les murs de la jeune entreprise NewTree, commercialisant des chocolats aux propriétés diverses. Un bon article lui est consacré dans Références du Soir (31.10.08, p.4). Tout un programme.

Je vous souhaite une bonne fête de Toussaint.

30 octobre 2008

L'attrait de l'avenir

 "Vous êtes allée en reconnaissance sans doute?"
Petite perfidie entre amis.

Elle est véridique, et a fait mouche, car la patiente s'en remettait mal. Hier elle a effectué la visite traditionnelle au cimetière où repose son époux mort il y a 10 ans. Elle est alerte pour ses 80 ans , conduit sa voiture, vit seule dans sa grande maison d'Overijse  en bordure de la forêt de Soignes. Ses voisins lui conseillent la maison de repos et se sont portés candidats en cas de rachat de la maison. Pour tout le quartier ils s'occupent d'elle et se font un sang noir de la savoir seule dans une si grande bâtisse, un malaise arrive si vite. On en arrive à envier ceux qui n'ont pas de protecteur.
 

Du silence et du non dit

"Ce qui ne peut danser au bord des lèvres s'en va hurler au fond de l'âme". 
 Christian Bobin

27 octobre 2008

L'ange de l'histoire


«Que cela suive ainsi son cours, voilà la catastrophe »
Walter Benjamin (cité par E. Plenel)
 

Je termine samedi matin la lecture de l'interpellant livre "Examen de conscience" d'August von Kageneck, dont les interrogations sur la culpabilité collective ou individuelle (il fut officier et médaillé allemand de la seconde guerre mondiale) m'habitent une bonne partie du week end.  Comme en écho me revient la phrase "Que cela suive son cours.." du  philosophe juif allemand Walter Benjamin, fuyant le nazisme en 1940, pour lequel une catastrophe ne prend jamais le visage de la rupture. Elle résulte hélas de ce à quoi tout le monde participe, ne fût-ce que silencieusement ou tacitement. Elle n'arrive pas par surprise, mais survient plutôt dans l'ordinaire des arrangements et des accoutumances. Dans le même ordre de réflexions, l'un des textes les plus cités de Benjamin , écrit peu avant son suicide en septembre 1940, est celui où il commente un tableau de Paul Klee, Angelus Novus:
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus.
Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé.
Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées.
Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé.
Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds.
Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer.
Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines.
Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.” (Walter Benjamin)
Plus proche de nous, Boris Cyrulnik décrit la même réalité avec ses mots de neuropsychiatre quand il nous invite à "revenir à la vie et d'aller de l'avant tout en gardant la mémoire de sa blessure, d'éviter les chocs qui détruisent autant qu'éviter de trop s'en protéger", faute de quoi le monde serait fade et que nous perdrions l'envie d'y vivre. 

Lu dans:
  • August von Kageneck. Examen de conscience. Nous étions vaincus mais nous nous croyions innocents. Tempus. Ed. Perrin 2004. 215p.
  • La phrase en exergue de W Benjamin est citée par Edwy Plenel. Procès. Folio. Stock 2006. 158 p. extrait p. 150 et 151
  • Boris Cyrulnik. De chair et d'âme. Odile Jacob.2006. 256 p. extrait p. 254

25 octobre 2008

Trop tôt trop tard

"Pour écrire  ses mémoires, il faut choisir le bon moment. Si on le fait trop tôt, on n'a plus d'amis. Si on le fait trop tard, on n'a plus de lecteurs."
Attribué par Herman De Croo à Léo Tindemans

 
Comme pour confirmer cette sentence, l'amusante découverte que je fais à l'instant en recherchant un renseignement sur Léo Tindemans (l'homme au million de voix en 70, premier ministre trois ans, intelligent, un profil à la Leterme mais qui n'a pas eu la "chance" de se voir confronté à une crise autre que le linguistique - sur lequel il tombe sans gloire à l'issue d'une première tentative de réforme de l'état dont il ne se remit jamais. Son million de voix s'est révélé bien lourd à porter.) sur Wikipedia : il ne s'y trouve pas. Sic transit ... 

 
Lu dans 
Le Soir de samedi 25 octobre. p.3

24 octobre 2008

Est innominé ce qui n'a pas de nom

"Il y a, à la base du crâne, une série d'orifices par lesquels passent des nerfs. Un de ceux-ci n'a pas de nom. C'est pourquoi on l'appelle le trou innominé d'Arnold."
Leçon d'anatomie.


Le comique involontaire de cette phrase, entendue au cours alors que j'avais 18 ans, ne m'est apparu qu'en découvrant durant les vacances le livre de Zarifian. . 
 
Lu dans
Edouard Zarifian. Une certaine idée de la folie. Aube. 2001, 2008. 120 p. Extrait p.49

21 octobre 2008

La vie comme on la perd, comme on la gagne

"On perd sa vie à la gagner."
 
La fin du dernier roman de Sylvie Germain "L'inaperçu"  raconte la renaissance de Pierre Ephrem, le visiteur Père Noël aux "yeux d'une couleur étrange, gris argenté, comme ensoleillés de lune",  "aux yeux comme des flaques de pluie avec du soleil dedans". Pour la première fois de son existence, se promenant dans un paysage de lumière et de beauté "il est dedans" et non plus dehors. Il s'est posé et renaît à lui-même et aux autres. Je revoyais en filigrane une émission d'Arte, glanée il y a plusieurs années, narrant le voyage initiatique dans le Midi d'un homme d'âge mûr largué par son entreprise et désespéré. Aux portes de la retraite il redécouvrait soudain le vol d'un papillon, le chant d'une alouette, l'odeur des blés coupés, de la terre chaude qui s'endort après le coucher du soleil. "C'est curieux comme on oublie l'existence de ces choses-là quand on travaille" confiait-il. Pauvre et riche, un cabanon, une miche, des couleurs pleins les yeux. La vie qui s'écoule à nouveau lentement, fraîche entre les doigts, toutes choses essentielles qu'on considérait parfois accessoires. N'oubliez pas aussi d'aimer, aurait ajouté soeur Emmanuelle, qui semblait s'y connaître en jouissance de l'existence si on en croit l'excellent JT que France2 lui consacrait ce soir. Le bonheur, mode d'emploi, est un programme qui reste décidément à élaborer. 
 
  
Lu dans :
Sylvie Germain. L'inaperçu. Albin Michel. 298 p. extrait p.293

15 octobre 2008

Comme le temps s'envole

 "For we are so little reconciled to time that we are even astonished at it. « How he's grown ! » we exc1aim, « How time flies », as though the univers al form of our expe-rience were again and again a novelty. It is as strange as if a fish were repeatedly surprised at the wetness of water. And that would be strange indeed, unless, of course, the fish were destined to become, one day, a land animal."
C.S. Lewis

"Nous sommes si mal réconciliés avec la notion de temps que celle-ci ne cesse de nous surprendre. « Comme il a grandi!» nous exclamons-nous. «Comme le temps s'envole!» Comme si cette expérience universelle nous était encore une grande nouveauté. C'est aussi étrange que si un poisson exprimait constamment sa surprise devant le fait que l'eau est mouillée. Et en effet, ceci serait vraiment bizarre, à moins bien sûr, que le poisson ne soit destiné à devenir un jour un animal terrien."


Lu dans :
Les idées des autres. Simon Leys. Plon. 2005.125p. extrait p.112
___________________________________________________

14 octobre 2008

Tempus fugit

" Ce n'est donc pas aux cheveux blancs et aux rides que l'on appréciera si quelqu'un a longtemps vécu : il n'a pas vécu longtemps, il a longtemps existé. Penserait-on de la même personne qu'elle a beaucoup navigué parce qu'une tempête épouvantable l'a arrachée au port, emportée de-ci, de-là, tandis qu'une furieuse alternance de vents divers la faisait, dans les mêmes parages, tourner en rond? Elle n'aura guère navigué, elle aura surtout été beaucoup secouée. "

Sénèque, De la brièveté de la vie.
 

13 octobre 2008

Tous au Colruyt

"Tout ce qui n'est pas donné est perdu."
Sagesse des proverbes indiens

Mon fils Benoît me partage un amusant courrier, qui s'avère contenir plus de sagesse qu'une lecture rapide le laisserait supposer. Intitulé "mieux que fortris, tous au colruyt", et mérite une double lecture.

Si à l'ouverture d'Eurotunnel vous aviez pris 1000 Euro d'actions,
Aujourd'hui vous auriez encore 27 Euros .
Si vous aviez acheté pour 1000 Euros d'actions Vivendi,
Vous n'auriez plus que 70 Euros.
Si vous aviez acheté pour 1000 Euros d'actions France Télécom,
Il vous resterait aujourd'hui 159 Euros.
Si l'an passé vous aviez acheté pour 1000 Euros d'actions Alcatel,
Il vous resterait aujourd'hui 170 Euros.
Par contre, si l'an passé, vous aviez acheté pour 1000 Euros de bacs de Jupiler,
Vous auriez tout bu, et aujourd'hui, il vous resterait 380 Euros de consigne...
Soit le plus haut rendement !
Le P.E.J. , Plan EpargneJupiler , l'épargne qu'il vous faut, dividende payé en LIQUIDE, et exempt de précompte.


12 octobre 2008

Un homme à tout défaire

"S'il n'y a pas de solution, c'est qu'il n'y a pas problème."
Sylvie Germain
J'ai glané la  phrase en lisant le dernier livre de Sylvie Germain ce soir, l'ai oubliée, et elle m'est revenue pour ne plus me quitter comme une mouche entêtée, se posant par intermittence sur une série de situations de vie vécues comme problématiques ces derniers mois. Expérience étonnante, que je vous recommande. Sylvie Germain a fait des études de philosophie à la Sorbonne avec Emmanuel Levinas, et on en retrouve des influences. Dans L'inaperçu, elle raconte la vie des Bérynx, une famille composé de la mère, de trois garçons et d'une petite fille Marie. Seule pour gérer l'affaire familiale depuis la mort de son mari, Sabine engage Pierre Zébreuse, un homme qui a fait irruption dans leur vie et qui a su gagner la confiance de la famille. Ce dernier disparaît un jour comme il est arrivé, laissant derrière lui des indices et des personnalités reconstruites après son passage.  Une sorte de récit à l'envers de l'histoire de cette famille de Nivelles dont la maman a récemment égorgé ses cinq enfants il y a un an, et dont l'histoire aurait basculé dans un sens exactement contraire. Un hymne aux influences bénéfiques que chacun de nous peut avoir sur l'existence des autres, récit d'un homme modeste dont le rôle discret aura été de défaire les problèmes, "un homme à tout défaire" comme il a été joliment écrit, et puis de s'effacer. 


Lu dans :
Sylvie Germain, L'inaperçu, Roman - Albin Michel, 2008

08 octobre 2008

Ne me réveille pas , j'aime trop ce rêve

"Le vent froid de l'automne siffle dans les ajoncs desséchés
Qui blanchissent dans la lumière du soir;
Les corneilles quittent les saules et volent vers l'intérieur des terres.
Un vieil homme se repose, seul sur la grève,
Il sent le vent dans ses cheveux, la nuit et la neige qui vient.
Depuis la rive plongée dans l'ombre il regarde vers la clarté,
Là-bas, entre nuages et lac, une bande
De terre éloignée brille encore dans la lumière chaude:
Au-delà merveilleux, règne de félicité comme le rêve et la poésie.
Il fixe du regard cette image lumineuse,
Repense à son pays, aux années de bonheur,
Voit pâlir l'or, le voit disparaître,
Se détourne, quitte les saules
Et marche lentement vers l'intérieur des terres."

Herman Hesse. Eloge de la vieillesse. Esquisse

Je cherchais un court texte pour décrire l'impression laissée par le dernier livre de Dominique Lapierre Un arc-en-ciel dans la nuit.Lecture indispensable pour comprendre et aimer l'Afrique du Sud où se trouvent Benoît et Aline pour une longue période. "Ne me réveille pas , j'aime trop ce rêve" murmurait un anonyme électeur de la première élection démocratique le 27 avril 1994. Le poème d'Hermann Hesse paraît écrit pour Nelson Mandela. Je ferme la dernière page et l'émotion reste.

Lu dans
Herman Hesse. Eloge de la vieillesse. Esquisse. Eloge de la vieillesse. Collection : Biblio Romans, 158 pages, 2003, Calmann-Lévy
Dominique Lapierre, Un arc-en-ciel dans la nuit, Robert Laffont 362 p.

05 octobre 2008

Révélation

“Je suis sûre maintenant qu’on se découvre soi-même davantage en se projetant dans le monde extérieur que dans l’introspection du journal intime. Ce sont les autres, anonymes côtoyés dans le métro…qui par l’intérêt, la colère ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révêlent à nous-mêmes”.
Annie Ernaux


Lu dans:
Annie Ernaux. Les Années. Gallimard. NRF.Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, "Nrf", 2008, 242 pages

Une seule voix, un seul chemin

"Qu’y a-t-il de plus triste qu’un train?
Qui part quand il le faut,
Qui n’a qu’une seule voix,
Qui n’a qu’un seul chemin.
Rien, vraiment,
n’est plus triste qu’un train.

Ou peut-être un cheval de trait,
Coincé entre deux brancards,
Et qui ne peut même pas regarder de côté.
Sa vie se résume à marcher.

Et un homme?
N’est-ce pas triste un homme?
S’il vieillit dans la solitude,
S’il croit que son temps est fini,
Un homme, c’est bien triste aussi "

Primo Lévi
écrit le 1er janvier 46

28 septembre 2008

L'inversion des tendances


La vie est courte
Où vous situez-vous aujourd'hui ?
Sagesse des publicitaires

Je n'ai pas pu résister au plaisir de réinterpréter quelque peu l'actuelle campagne publicitaire de Fortis.

Du neuf ancien

«Le bon maître est celui qui, tout en répétant l'ancien, est capable d'y trouver du nouveau."
Confucius

24 septembre 2008

L'irrésolution

"Déjeuner avec J.N. Il me fait part de sa perplexité: devrait-il vendre l'appartement qu'il possède sur les hauteurs de Nice, ce qui lui permettrait d'en acquérir un à Paris où il n'a pu que louer un minuscule studio dans un quartier qu'il exècre? « Pourquoi pas? lui dis-je, puisque tu ne vas presque jamais à Nice et que tu vis à Paris. - Oui, mais d'un côté quand je suis à Nice, j'y suis bien, c'est là que je travaille le mieux. - Alors garde-le et arrange-toi pour y aller plus souvent. - Oui, mais d'un autre côté, c'est à Paris que j'ai tous mes amis, à Nice je ne connais personne. » Et cela continue comme ça un bon moment: « d'un côté, d'un autre côté ». Et puis, subitement, J.N. me fixe intensément comme si j'étais son sauveur et me déclare avec un regard perdu de reconnaissance: « Tu as raison. Grâce à toi, j'ai pris ma décision: ou bien je vends ou bien je ne vends pas. »


J.-B. Pontalis

Lu dans :

En marge des jours. J.-B.Pontalis. NRF. Gallimard.2002. 122 p. extrait p.53

23 septembre 2008

Une farce zéro

"Voir la vie en farce."

Pub Coca Zéro

C'est un peu lourd, pas vraiment méchant, pas vraiment drôle, mais m'est resté en tête toute la journée comme une mouche bleue dans un grenier. J'ai vite cerné à quoi elle me faisait penser, si c'était un livre ou une pièce de théâtre: "en attendant Godot" de Beckett. Un film? Monty Python. Une musique? La danse des canards. Un amuseur? Coluche. Une fête ? Halloween. Un plat cuisiné? La dinde farcie. Un ministre? Daerden. Un acteur? De Funes. Une sculpture? Manneken Pis. Une voiture? La 2CV. Une émission télé? La caméra invisible. Une maladie? La "gastrite insignifiante", diagnostic arboré comme un trophée par une brave patiente ayant subi à Erasme une des premières gastroscopies chez un conrère facétieux qui lui avait communiqué avec gravité ce dont elle souffrait. Voir la vie en farce oblige néanmoins à remplacer le sourire par un rictus semi-permanent qui parfois inspire plus de pitié que de joie, tel ce patient qui se borne à me répondre à toutes mes questions "qu'il attend". Attend de mourir comme son épouse il y a deux ans, "comme vous docteur même si vous fuyez cette réalité en travaillant", "comme mes enfants, mes petits-enfants et mes futurs arrière petits enfants": ils ne sont pas encore nés et déjà en attente de mourir à leur tour, ah ah ah. J'ai pensé me lever de mon bureau , ouvrir doucement la porte et lui dire: vas-y moineau, vole tant qu'il te reste de la vie, après il sera trop tard. Je l'ai fait raconter, il ne riait plus. Sa vie avait été pire que triste: monotone. Rien donc ne l'y retenait, et il aurait volontiers entraîné les autres dans sa chute. Godot a la vieillesse triste comme une pub pour coca .zéro.

22 septembre 2008

On n'est jamais vieux de l'intérieur

"Quelle est cette nuit dans le jour?
Quel est dans le bruit ce silence ?
Mon jour est parti pour toujours,
[...]
Adieu, je ne suis pas lassée
De ce que je n'ai pas atteint..."

Plus jamais. Louise de Vilmorin.

J'ai admiré cet après-midi des yeux aveugles pétiller de plaisir. C'est rare. Déjà que des yeux qui voient ne pétillent pas souvent par les temps qui courent, devinez ma surprise. Elle a 85 ans et a gardé la malice d'une adolescente courant à son premier rendez-vous. Elle a mis au monde cinq enfants, tous ne sont pas prix Nobel ni Carl Lewis, on l'imagine. Tous n'ont pas eu un parcours digne d'Autant en emporte le vent, ni gagné au Lotto sentimental. La vie distribue avec équité ses jours de peine et ses jours de joie: elle a eu sa double part comme les autres, mais cela ne paraît pas l'avoir affectée outre mesure. Elle vient en tram puisque sa dégénérescence maculaire ne lui permet plus de conduire la voiture: on donne la voiture, où est le problème Milou? Elle s'endort moins vite qu'avant, lui semble-t-il, alors elle consulte une fois par six mois pour une boîte de Lendormin, 1/2 comprimé une à deux fois par semaine pour une bonne nuit. Bien dormir de temps en temps donne des forces, elle n'en abuse guère. Elle concède que je lui mesure la pression artérielle puisque cela me fait plaisir, mais pas d'auscultation, pas de palpation indiscrète, pas d'index aux conjonctives: un de ces jours avec ces manoeuvres-là le docteur finirait bien par lui trouver quelque chose qu'elle ne souhaite pas connaître. Car comme lui disait André son auguste époux: quand on ne sait pas, on ne souffre pas. Elle rit et le lustre du cabinet rit avec elle, les dossiers rangés contre le mur rient, les patients dans la salle d'attente rient vraisemblablement aussi, la vie rit et je suis heureux de ce court moment inespéré que m'apporte une adolescente délurée. On n'est jamais vieux de l'intérieur, écrivait Julien Green(*) centenaire à deux jours de sa mort. J'aimerais leur ressembler.

Lu dans :
Le grand large du soir. Julen Green. Flammarion. 2006. 398 p. extrait p.269

Réflexion après l'attentat d'Islamabad

"Craignons un monde où les hommes ont juste assez de religion pour se haïr les uns les autres, et pas assez de religion pour s'aimer."

Jonathan Swift


Lu dans

Jean Claude Guillebaud. Le commencement d'un monde. Seuil. 2008. 400 p. extrait p.205

21 septembre 2008

Entre le platane, le chat et puis notre vie

"Nous sommes au bord de l'eau,
le platane, moi, le chat, le soleil et
puis notre vie.
Notre image apparaît dans l'eau:
le platane, moi, le chat, le soleil et puis notre vie.

Nous sommes au bord de l'eau,
le chat s'en ira le premier,
dans l'eau se perdra son image
et puis je m'en irai, moi
dans l'eau se perdra mon image
Et puis s'en ira le platane,
dans l'eau se perdra son image.
Et puis l'eau s'en ira,
le soleil restera, puis à son tour il s'en ira.

Nous sommes au bord de l'eau,
le platane, moi, le chat, le soleil et puis notre vie.
L'eau est fraîche,
le platane est immense,
moi j'écris des vers,
le chat somnole,
nous vivons Dieu merci,
le reflet de l'eau nous effleure,
le platane, moi, le chat, le soleil et puis notre vie.

Nâziım Hikmet


Nâzim Hikmet est né le 21 novembre 1901 à Salonique, mais il a été déclaré né le 15 janvier 1902. Deux mois de non-existence desquels naquit peut-être ce poème, allez savoir. Il est mort le 3 juin 1963 à Moscou, né poète turc, puis citoyen polonais, longtemps exilé à l'étranger pour avoir été membre du Parti communiste turc. Nous sommes aujourd'hui, lecteurs au hasard de ces trois émouvantes strophes, d'identité culturelles diverses, en exil des autres et parfois de nous-mêmes, aux quatre coins de la planète (bonjour Benoît, bonjour Aline, bonjour Béné, bonjour Mathieu, bonjour Jean-François, bonjour Suzanne, bonjour André, et que ceux que j'oublie me pardonnent), à Bruxelles depuis une heure les voitures ne roulent plus. Un soleil sans chaleur se mire dans l'eau des étangs, les barbecues sont allumés çà et là dans les rues populaires. Une journée à vivre entre le platane, le chat et puis notre vie, avant que tout cela ne s'en aille mais nous vivons Dieu merci.


Lu dans:
Michèle Lesbre. Le canapé rouge. Sabine Weispieser, éditeur. 2007. 150 pages, extrait p.148

19 septembre 2008

Infinité des possibles

"Pour un point qui se déplace sur la surface de la sphère, cette surface est à la fois finie et infinie."
Thierry Maulnier


Petite pensée anodine, qui m'est revenue en mémoire en examinant hier un bébé: une infinité de possibles, dans un cadre contraignant. Il mettra une existence entière à confronter cet antagonisme entre sa liberté et ses contraintes. Bonne chance bébé.

Lu dans

Thierry Maulnier. Le dieu masqué. NRF. Gallimard. 1985. 340 p; extrait p. 324

17 septembre 2008

Tout voisin est mon étranger

La difficulté n'est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d'échapper aux idées anciennes. »
John Maynard Keynes (1883-1946)

Une patiente, brave dame sans âge, sans identité culturelle typée, sans défaut connu ou visible, me confesse aujourd'hui qu'elle ne prend jamais le métro qui s'arrête à sa porte, par peur "car il y a bien trop de singes dedans, à toute heure du jour et de la nuit". J'hésite à réagir, feint ne pas avoir compris, mais elle insiste, "enfin des crollés, des macaques quoi". Lui souffler sans aggressivité que je la trouve raciste la fait opiner, "oui, et elle le revendique, car on ferait mieux de commencer par aider nos pauvres à nous". Ne la jugeons pas, il est décidément difficile d'échapper aux idées anciennes quand l'absence d'horizon, d'instruction et d'audace se conjuguent. J'ai souvent cité Alexis de Tocqueville, dont la lecture de "De la démocratie en Amérique" (1835 et 1840) a enchanté mes soirées. Le hasard me fait trouver un texte écrit la même année (1841) , assez confondant: «J'ai souvent entendu en France des hommes trouver mauvais qu'on brûlât les moissons, qu'on vidât les silos et enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. Pour moi, je pense que tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés. [...] Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l'époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu'on nomme razzias et qui ont pour objet de s'emparer des hommes ou des troupeaux. » (Alexis de Tocqueville, Travail sur l'Algérie (1841), in Œuvres complètes, Gallimard, 1962, t. Ill, vol. l, p. 226.) . Bigre, qu'en pense Emmanuel Kant (1724-1804) pivot de la pensée philosophique, dont la légendaire sédentarité (il ne quitta presque jamais sa ville) ne l’empêcha toutefois pas d’être attentif aux mouvements du monde. Il écrit quelques années plus tôt dans ses "Observations sur le sentiment du beau et du sublime" (1764), que « les nègres d'Afrique n'ont reçu de la nature que le goût des sornettes ». Le grand historien anglais James Mill, dont le livre, The History of British India (1817), faisait autorité auprès de l'administration britannique, avait si peu d'estime pour les peuples de l'Inde qu'il affirmait: « Si nos ancêtres, bien que rustiques, étaient sincères, [en revanche] sous leur apparence avenante, les hindous cachent un penchant certain pour la tromperie et la perfidie. Plus proche, Winston Churchill, héros du monde libre dressé contre le nazisme, jugeait les Indiens comme "le peuple le plus bestial du monde après le peuple allemand". Arabes, Africains, Hindous, Indiens, Allemands, nous sommes décidément tous l'étranger de notre voisin, et mon innocente patiente (aux deux sens du terme) possède de solides racines historiques.
Citations lues dans:
Jean Claude Guillebaud. Le commencement d'un monde. Seuil. 2008. 400 p. extrait pp.154, 155, 184

16 septembre 2008

Un système devenu fou

"Une industrie financière se constitue qui ne cesse d'affiner l'art de faire de l'argent en n'achetant et ne vendant rien d'autre que diverses formes d'argent."
André Gorz

Ce n'était qu'un fait-divers, passé inaperçu. Le philosophe et écologiste André Gorz, âgé de 84 ans, s'est donné la mort le 24 septembre 2007, en compagnie de sa femme, Dorine, gravement malade. Le message testamentaire qu'il avait transmis une semaine auparavant à la revue écoRêve est magnifique de gravité et de clairvoyance, et m'est revenu en mémoire ce matin en découvrant les faillites des deux plus grandes banques américaines survenues hier. Gorz y dit l'effroi que lui inspire un capitalisme devenu fou.

«La question de la sortie du capitalisme n'a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d'une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu'externe qu'il est incapable de dépasser et qui en fait un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories fondamentales: le travail, la valeur, le capital. [...] Le système évolue vers une limite interne où la production et l'investissement dans la production cessent d'être assez rentables. Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L'accumulation productive du capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l'indice Standard & Poor's disposent de 631 mi11iards de réserves liquides; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d'opérations sur les marchés financiers. En France, l'investissement productif des entreprises du CAC 40 n'augmente pas même quand leurs bénéfices explosent [...]. Une industrie financière se constitue qui ne cesse d'affiner l'art de faire de l'argent en n'achetant et ne vendant rien d'autre que diverses formes d'argent. L'argent lui-même est la seule marchandise que l'industrie finan¬cière produit par des opérations de plus en plus hasardeuses et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers. [...] L'économie réel1e devient un appendice des bulles spéculatives entretenues par l'industrie financière. Jusqu'au moment, inévitable, où les bul1es éclatent, entraînent les banques dans des faillites en chaîne, menaçant le système mondial de crédit d'effondrement, l'économie réelle d'une dépression sévère et prolongée. »

Lu dans :
André Gorz, «Le travail dans la sortie du capitalisme», écoRev', janvier 2008.

15 septembre 2008

La course éperdue devant le lion

"Si deux hommes se trouvent soudainement en face d'un lion affamé, celui qui sauvera sa vie - le "gagnant" - n'est plus celui qui court plus vite que le lion mais celui qui court plus vite que... son compagnon. Malheur aux perdants!"
Jean-Pierre Dupuy

Belle métaphore du message véhiculé par notre société néo-capitaliste qui transforme la planète en Monopoly permanent. Que le meilleur gagne, et empoche la mise. Quand hommes, lieux et emplois ne sont plus appréciés qu'en terme d'opportunité financière et de retour sur investissement, le gagnant en bourse l'emporte sur l'entrepreneur de jadis, créateur de vraies richesses. Hier, il fallait être intelligent et audacieux, aujourd'hui il faut être astucieux et "malin". C'est autre chose.

Lu dans:
Jean Claude Guillebaud. Le commencement d'un monde. Seuil. 2008. 400 p. extrait p.110

14 septembre 2008

Une solitude branchée

"Connectez-vous
à vos émotions.
A votre job.
De chez vous.
De partout.
Connectez-vous.
A vos rêves.
A vos passions.
A votre monde.
Connectez-vous.
A vous."
Mobistar

Déjà connue pour sa campagne "Jamais sans les autres" et ses personnages sautillants, Mobistar lance le concept Love Work Play qui se décline sur les écrans, les magazines et sur Internet. Nul doute que cette poésie de notre époque soit branchée sur les attentes de demain du plus grand nombre: ce que nous penserons demain est déjà dans les cartons des publicitaires. Peut-on leur en vouloir: à chacun son métier, et ils le font bien. Quant au mode de vie qui nous est proposé, chacun choisira pour lui, s'il en a la force. La solitude branchée à un prix, en monnaie sonnante et trébuchante, en temps laissé à la réflexion personnelle, en indépendance et en respect de la vie privée. Le prix de "Connectez-vous" est le risque d'être davantage, quoi qu'en suggère le message, déconnecté de soi-même et de devenir à son tour un de ces mignons personnages sautillants d'une pub à la Mary Poppins. Cela fait rêver, mais pas moi.

13 septembre 2008

Sagesse du cancre

"il rêve d'être oiseau
on lui montre un avion
il rêve d'être voilier sur la mer
on lui propose un tunnel enfumé sous la Manche
il rêve de la pâle lueur de la Lune
on lui enseigne les anneaux de Saturne

son chapeau lui serre la tête si fort
la perdra-t-il s'il l'ôte ?
quand me réveillerai-je."

Sagesse du cancre.

Lu dans
Le chien bleu dont la niche était un palais. V.Waide. NTF . Ed. La Place de Beauté. 2008. 125 p. Extrait p.45.

11 septembre 2008

La lune laiteuse

Ce soir, pleine lune
tableau merveilleux
vitrail étrange.
Par la grande fenêtre ronde de la chapelle
j'assiste à la course des nuages blancs
devant le grand disque d'argent.

Estampes japonaises des pins élancés
qui se découpent délicatement sur fond de lune
et de ciel laiteux.
Merveille de la nuit !

Grégoire Maertens, moine de Clerlande

Alors que nos oreilles bruissent de théories de complot concernant le drame du 11 septembre 2001, on se prend à imaginer ce moine du monastère de Clerlande, ami cher de notre famille, méditant sur le sort du monde en confrontant la sagesse des pins élancés et la sérénité de la lune. Ces merveilleuses lignes durent voir le jour presqu'au même moment que l'effondrement des tours jumelles. Elles contribuent à l'équilibre de notre univers, paix intérieure des uns en balance avec la haine maladive et la volonté de domination des autres, silence contre fureur, équilibre entre l'homme et son environnement quotidien face à la démesure de gratte-ciels dédiés à la haute finance. Ce qui est souple et fragile survivra à ce qui est fort mais rigide dit-on, petite réflexion d'espoir pour un triste anniversaire.
Lu dans
Grégoire Maertens. Une saison à Clerlande. Pubications de Saint André. Cahiers de Clerlande n°10. 2002. 56 p. extrait p.28

10 septembre 2008

Du temps pour naître

"Il n'est jamais trop tard pour naître."
JM Alfroy

C'est l'histoire d'un homme âgé, veuf, isolé et malade qui finit par prendre la fuite... Ainsi commence le roman de Jean Marie Alfroy, une histoire de réconciliation avec soi-même. La phrase qui commence le livre vient se superposer dans ma mémoire à celle de Bob Dylan quinquagénaire, vu dans un film documentaire un soir de ces dernières vacances "il m'a fallu du temps pour devenir jeune, mais maintenant je suis fier de l'être".


Lu dans :
La fugue du père. Jean Marie Alfroy , NRF Gallimard., 1984, 178 p. Extrait p.9

07 septembre 2008

Les gens âgés remontent en enfance

"On a beau l'appeler souvenir,
On a beau dire qu'elle disparaît,
On a beau dire et vouloir dire
que tout s'en va,
Tout ce qui est vrai reste là.

Quand la vérité est laide,
c'est une bien fâcheuse histoire,
Quand la vérité est belle,
rien ne ternit son miroir.
Les gens très âgés remontent en enfance
Et leur coeur bat
Là ou il n'y a pas d'autrefois."

Jacques Prévert 

06 septembre 2008

Les absents.

"Parfois ils semblent revenir
mal assurés craignant de déranger
et restant sur le seuil
Ils ne disent rien Ils baissent les yeux
ne tendent pas la main
ont l'air de s'excuser

Ils existent un peu
parce que j'existe encore
les compagnons
couchés dans le lit de la mort

C. Roy

Lu dans :
Claude Roy . Les pas du silence. NRF Gallimard. 1993. 270 p. extrait p.53

04 septembre 2008

Globule rouge de baleine dans capillaire de souris

"On est quelquefois aussi différent de soi-même que des autres."

François de La Rochefoucauld

La taille du plus petit capillaire est de nature invariante quel que soit l'organisme qui le porte. La plus petite cellule du sang (qu'il s'agisse d'une cellule d'abeille ou d'une cellule d'éléphant) possède la même taille que le plus petit capillaire d'une cellule de baleine... Si l'on calcule la masse d'un éléphant ou la masse d'une souris(quelques tonnes pour l'un; quelques grammes pour l'autre) puis leur métabolismé (c'est-à-dire la vitesse à laquelle chacun d'eux dépense l'énergie par seconde, enwatts) et qu'on établit ensuite le rapport «watts sur masse» (l'éléphant représente 1 000 watts pour quelques tonnes; la souris 0,1 watt pour quelques centaines des grammes), on est surpris d'observer que cette dépense d'énergie relative pour ces organismes différents est quasi similaire. La complexité se génère de manière plus simple qu'on le croyait. Nos différences ne sont qu'une minime portion de ce qui nous fait semblables.

Lu dans
Joël de Rosnay. 2020 Les scénarios du futur. Fayard. 2008. 290p.

la paix dans l'âme

"Mais j'pars aux fleurs la paix dans l'âme
Car vu qu't'es bon comme du pain blanc"
Le moribond. J.Brel

Pris congé hier d'un patient qui me consulte depuis trois dizaines d'années. Il va mourir ce matin et le sait, ce fut émouvant et paisible. Je lui ai dit mon admiration pour ce qu'il a été et souhaité de s'endormir en paix. A soixante ans, il comptait prendre sa retraite et partir vivre au litoral avec son épouse, "la meilleure femme du monde" a-t-il soufflé hier. Les hasards de la vie l'ont amené à prendre en charge l'éducation de sa petite-fille, et puis d'aider celle-ci, fille-mère à 15 ans, à assumer l'accueil de son bébé. Il n'a pas vu la mer cinq fois depuis. Ainsi va la vie, pas de plainte, pas de regret: il fallait le faire, ils l'ont fait.

Auparavant, hospitalisation poignante d'une personne handicapée par un surpoids énorme. Elle redoute la clinique et s'accroche à la main de son jeune frère. Elle n'a plus quitté le divan du salon depuis trois semaines car incapable de se lever. Des plaies aux jambes larges comme des mains, la même chose au fessier. Une famille atypique mais aimante qui l'accepte comme elle est, sans reproches ni pressions. Interminable série d'essais pour la faire admettre dans un établissement qui l'accepte car elle n'est ni vieille, ni accidentée, ni vraiment malade. Ambulance spéciale, plate-forme des pompiers, voiture de police qui barre la rue: elle souhaitait la discrétion pour s'en aller, je l'ai vue pleurer en voyant la vingtaine de personnes (ambulanciers, pompiers) envahissant le salon et le trottoir, voisins aux fenêtres. Civière spéciale, lit spécial, matelas spécial, tout est problème quand on devient difforme et c'est ce qu'elle voulait précisément éviter en refusant de quitter son domicile. La jeune soeur s'excuse de ne pas avoir appelé de médecin plus tôt, ils ont honte et craignent les reproches moqueurs. L'obésité est une maladie honteuse, dont le patient est rendu responsable. Ils se sont dit que je ne me moquerais pas, étant gros moi-même. C'est bien vu: ils n'imagineront jamais à quel point j'ai éprouvé de la tendresse hier pour leur famille si liée dans l'épreuve. La nouvelle pauvreté prend des visages insolites.

01 septembre 2008

Aux élèves des écoles

Aux élèves des écoles. 1908

Il est défendu:
1. de cracher à terre
2. de mouiller ses doigts dans sa bouche pou tourner les pages des livres et des cahiers
3.d'introduire dans son oreille le bout d'un porte-plume ou d'un crayon
4. d'essuyer les ardoises en crachant dessus ou en y portant directement la langue
5. de tenir dans sa bouche les porte-plumes, les crayons, les pièces de monnaie, etc.

Voulez-vous savoir pourquoi ces défenses vous sont faites? Demandez-le à vos maîtres qui vous donneront les explications nécessaires.Souvenez-vous que vous ne devez pas seulement obéir vous-mêmes à ces prescriptions, mais que vous avez encore le devoir de les faire connaître à tou le monde.

Règlement d'ordre intérieur. 2008.

1. Le racket est absolument interdit et entraîne l’exclusion définitive.
2. Les papiers et détritus sont jetés à la poubelle.
3. Il est interdit de manger et de boire en classe sans l’autorisation de l’enseignant.
4. L’élève s’abstient de tout acte de vandalisme envers le matériel, le bâtiment ou les plantations; les tagset les graffiti sont interdits.
5. La détention et la consommation d’alcool et de drogue sont strictement interdites.
6. Il est interdit d’apporter à l’école tout objet dangereux ou de nature à perturber les cours (GSM,baladeurs, jeux électroniques…). Ces objets seront confisqués.
7. Tout commerce est interdit à l’intérieur de l’établissement.

Une cloche sonne quelque part dans ma bonne commune. La vie scolaire reprend ses droits, rêves, espoirs, craintes, peurs et pleurs, rires aussi: l'enchantement des départs et des nouvelles frontières. Les marrons mûrissent, le jour décline, on range les souvenirs d'un été pâle en espérant les feux d'un bel automne.Je souhaite une bonne année à tous ceux que cette rentrée concerne.
Lu dans :

22 août 2008

Travailler pour vivre

Connaissez-vous l'abbaye Saint Sixte de Westvleteren (Ypres)? Elle produit une bière trappiste devenue pratiquement introuvable, après avoir été qualifiée dans un classement international de meilleure bière du monde. Il faut prendre commande par téléphone 3 matinées par mois et se rendre sur place (certains jours uniquement et sur rendez-vous) pour pouvoir en acquérir, avec un maximum de 2 bacs par voiture. Sa notoriété n'en a pas fait monter le prix, tout-à-fait raisonnable au demeurant. Bouteilles en verre et caisses en bois sont consignées. Ses producteurs conseillent de la conserver au frais pendant des années, et de lui donner le temps de mûrir en conservant les bouteilles à la verticale et à l'abri de la lumière à une température comprise entre 12 et 16°C. Les moines travaillent eux-mêmes dans la brasserie et produisent seulement 4.700 hectolitres par an pour subvenir aux besoins de la communauté, rien de plus. Les sirènes de la notoriété n'ont pas plus d'influence sur cette ligne de conduite que sur celle de leur grande soeur de Westmalle , dont le directeur de brasserie confiait la semaine passé "qu'il souhaitait avant tout que ses collaborateurs laïques rentrent chez eux à une heure raisonnable et qu’ils puissent ainsi consacrer du temps à leur vie familiale et sociale."

Quel(s) enseignement(s) en tirer? Il existe assurément d'autres façon de travailler, de concevoir la réussite, l'horaire d'une journée, la consommation de boissons alcoolisées, le rapport à la consommation des biens courants, le temps des loisirs (les moines sont appelés sept fois par jour à la prière, interrompant leur activité quotidienne au son du clocher) que la loi du marché, même en vivant dans une économie libérale. "Travailler plus pour gagner plus" n'est pas près de franchir le portail de nos vieilles abbayes, et cela a quelque chose de rassurant.
Lu dans:
L’abbaye de Westmalle ne veut plus répondre à l’augmentation de la demande. Jean François Munster. Le Soir 21 août 2008. p.31

21 août 2008

Rater l'avion peut être une bonne idée

"On a tous connu la peur de rater l’avion, un examen, l’affaire du siècle, la rencontre de notre vie. Au travers des volutes de fumée du crash de l’avion de la Spanair à Barajas, comment ne pas imaginer ces dizaines de passagers soulagés après le stress des files pour atteindre l’aéroport, le parking trop plein, le passeport du gosse égaré, la femme tardant à la salle de bain, le dernier coup de téléphone à belle-maman, la farde d’examen de passage du petit dernier, bref tout ce qui participe à l’avant embarquement. Maintenant tous se calent la tête, un journal du jour sur les genoux, s’humectant mentalement les lèvres en imaginant la première boisson proposée par l’hôtesse souriante dans dix minutes, pour moi un Bloody Mary comme de coutume, avant de goûter une paix royale jusqu’à destination. Court moment libre de toute contrainte, le vol tant espéré est déjà une promesse de vacances. La peur de le rater participe au Ouh fais-moi peur de notre enfance et ne serait qu’un prélude au plaisir.

On serait pourtant parfois bien inspiré de rater l’avion, un examen, l’affaire du siècle, la rencontre de notre vie. C’est un gros problème que de devoir conduire sa vie avec une visibilité nulle."

Drame à l’aéroport de Madrid : 153 morts. jeudi 21 août 2008

09 juillet 2008

29 juin 2008

Un peu de craie dans l'encrier

photo C. Bolly




"La grande supériorité de l'examinateur est de se trouver du bon côté de la table."

Edouard Herriot



Juris, délibés, proclamations se succèdent. Faute d'avoir encore des enfants aux études, on se réjouit ou on se désole des résultats des neveux, des enfants d'amis et de ces étudiants croisés durant une année sur les bancs de la faculté. Journées de sentiments mêlés qui ne sauraient tout-à-fait me rendre heureux. Tant de succès bâtis sur tant d'échecs me laissent chaque année pensif, à l'écoute du sinistre décompte: combien de mauvais élèves faut-il pour en faire un bon? Un médiocre matheux d'un collège élitiste aurait-il pu faire un brillant littéraire d'une école à discrimination positive? Les critères de réussite demeurent un grand mystère pour l'enseignant qui rentre chez lui le 30 juin. Les lauriers demeurent taillés sur mesure pour d'aucuns qui les ceignent sans grand effort, inaccessibles à jamais pour d'autres qui s'interrogeront toute leur vie sur la réponse à la question (*) "La perception peut-elle s'éduquer ?", "Une connaissance scientifique du vivant est-elle possible ?", "L'art transforme-t-il notre conscience du réel ?", "Y a-t-il d'autres moyens que la démonstration pour établir une vérité ?" ou encore "Peut-on désirer sans souffrir ?".

Que retiendront-ils dès demain de leurs longues heures de classe et de veille studieuse? Me revient le conte philosophique de Jorge Luis Borges, "Funes el memorioso" (Funes le mémorieux). Funes est un homme jeune qui, tombé de cheval sur sa tête, se retrouve victime d'une étrange infirmité: sa mémoire devient hyperdéveloppée ; il est privé de toute faculté d'oubli; il retient tout; son esprit est transformé en une sorte d'énorme gadoue, un monstrueux déversoir encombré de fragments disparates, d'instants déconnectés; c'est un gigantesque amoncellement d'images sans contexte; nul détail n'en peut être évacué, si insignifiant soit-il. "Ma mémoire est comme un tas d'ordures" lâchera-t-il avant de mourir d'une congestion cérébrale. Malédiction qui exclut toute possibilité de réflexion. Car la pensée requiert un espace où l'on peut oublier, choisir, effacer, isoler, éliminer, mettre en valeur. Qui ne peut rien rejeter du grenier de la mémoire, ne peut ni abstraire ni généraliser. Sans abstraction ni généralisation, il ne peut y avoir de pensée. Si Montaigne déjà avertissait qu'« une tête bien fait vaut mieux qu’une tête bien pleine», que dire de la congestion actuelle des hémisphères, submergés par une explosion de connaissances que plus rien ne vient filtrer. Ne survivent que ceux qui parviennent à oublier suffisamment vite pour pouvoir remplir avec du neuf; ou parviennent à trier l'essentiel de l'accessoire, ce qui n'est guère donné à tout le monde. Malheur aux "bons élèves" de jadis, avides de tout savoir et de tout retenir, menacés aujourd'hui d'asphyxie lente alors qu'ils auraient jusque peu été honorés comme des puits de science.

On fermera donc, une fois de plus, les portes de cette année scolaire avec modestie, sans fanfare ni effet d'annonce. Les professeurs aussi font des erreurs, aux conséquences plus ou moins lourdes, bien ou mal assumées, parfois méconnues, parfois farouchement niées. La paresse, la désinvolture, la confusion des valeurs ne se trouvent pas d'un seul côté du bureau, même si les suites n'en sont pas les mêmes. Tel se voyait pilote et se retrouve avec un bonnet d'âne, tel se façonnait un habit d'Harlequin et finira dans une obscure fonction répétitive. Une chose console pourtant, à la lecture de la presse matinale. Une récente étude d'Accor Services révèle que la Belgique possède le plus haut taux de satisfaction professionnelle d'Europe: 81% des sondés sont heureux dans leur profession , laissant le 2ème (l'Allemagne) à 65%. Il doit exister chez nous de fort heureux jardiniers et des pilotes mélancoliques. L'histoire d'Yves Saint Laurent nous a définitivement vaccinés contre le mythe du succès qui rend heureux, et c'est très bien ainsi. Difficile à faire comprendre pourtant un 30 juin à l'étudiante qui n'a plus que ses larmes pour s'enfuir.

Dehors soudain la rue s'anime de cris joyeux et de voitures claxonnant en tous sens. L'Espagne doit avoir gagné sa finale. Les Allemands, deuxièmes dans l'enquête Accor le seront donc aussi à l'Euro. La rue savoure: les petits que nous sommes adoreront toujours de voir les grands se prendre les pieds dans le tapis.

Entre café et Journal aussi prend des vacances. Peut-être un peu plus longues que d'habitude car m'habite le vieux projet d'éditer un jour ces réflexions éparses, permettant aux lecteurs traditionnels de les redécouvrir en les confrontant à leur propre passé. Ce sera mon devoir de vacances en septembre. Travail de bénédictin pour collecter ces dizaines de bouts de textes écrits quotidiennement depuis octobre 1999, et qui surprennent parfois aujourd'hui. Le vendredi 31 décembre 1999 par exemple, à 23 heures 30, en guise de voeux, je ne se me souviens plus de ce qui me fit recopier les lignes suivantes, curieusement prémonitoires:

"Je sens tourner dans ma tête

Des images qui m'inquiètent

Je vois la terre se noyer

Sous des montagnes de déchets

Et la planète trop alourdie

Par les humains trop reproduits

Casser les rayons du soleil

Qui la retiennent dans le ciel

Elle tombera dans l'univers

Comme un fruit bien trop mûr, la terre"

Claude-Michel Schönberg, A.Boublil

La météo n'annonçait pourtant aucun avion maléfique dans le ciel, la nuit était claire comme le jour de feux d'artifice, seule régnait la crainte du bug de l'an 2000. Que tout cela paraît à la fois étrange, lointain et même dérisoire. Serbes et Bosniaques se déchiraient, mais c'était loin (?) : 1500 kilomètres de Bruxelles, ils ne parlaient pas notre langue, et les troupes de l'ONU protégeaient les civils assiégés. Deux tours se sont effondrées, Milosévic est mort en prison, Obama attend l'investiture de son parti pour briguer la présidence, le litre d'essence est au même prix que celui du vin rouge, on a vendu dans notre pays autant de voitures cette année-ci qu'en 1999.

Un peu de silence fera du bien.

Je vous souhaite de bonnes vacances. CV.

Lu dans



  • Questions du Bac de philo 2008


  • Les Belges satisfaits. La Libre Entreprise. 28 juin 2008. p.5

26 juin 2008

Du vent, du frais

"Ce petit vent, là. Qui décolle la chemise, qui relève la jupe, qui rend folles les mèches, qui désensable, décloisonne ombre et astre, qui éparpille l'odeur des feuilles, le goût de la pluie, la soif des sens. C'est lui qui ravale la ville. Qui embrase la campagne. Qui dore les bois. Qui rend beaux les gens. C'est lui qui fait que c'est enfin l'été. Que quelque chose recommence. Qui fait y croire, encore ou à nouveau. Qui fait qu'on remet la musique, très fort, pour qu'elle enveloppe, qu'elle emmène. C'est lui qui délivre. Qui porte au plaisir. A faire gicler la vie. Comme la cerise sous la dent.
T. Fiorilli .



Lu dans
Le Soir. Le billet . Du vent, du frais. Thierry Fiorilli. 26.6.2008. p.1.

Les imperfections trompeuses

"Le caoutchouc serait un matériau remarquable, n'était-ce que son élasticité le rend impropre à beaucoup d'usages."
Alphonse Allais

Lu dans :Simon Leys. Le Bonheur des petits poissons. Lettres des Antipodes. JC Lattès. 2008. 212 p. Extrait p.124

23 juin 2008

La sagesse

"Ne sois pas plus sage que nécessaire, tu deviendrais stupide."
L 'ECCLESlASTE.


Lu dans :
La science et la vie. Claude Allègre. Librairie Arthème Fayard, 2008. 335p. Extrait p.7

Journal du dernier Nikon de campagne


Journal du dernier Nikon de campagne









Tout au fond du tiroir, je découvre le boîtier de mon vieil appareil photo Nikon, un Nikkormat acheté en 1973 pour mon internat au Gabon. (..) Je le prends. Il fonctionne toujours parfaitement, le mouvement résiduel de l'aiguille réagissant à la lumière me confirme l'extraordinaire longévité des piles et la faible consommation de la cellule photosensible. Pourquoi l'ai-je donc abandonné au fond de mon tiroir? Le manque de temps, l'érosion des passions, le changement d'habitudes ne suffisent pas à expliquer l'ingratitude des hommes envers leurs objets familiers. Deux facteurs me paraissent bien plus importants: la pression publicitaire et l'attrait des nouvelles technologies. Je suis parfois attiré par certains progrès techniques, cependant je me croyais à l'abri de la publicité. Voilà, sous mes yeux, la preuve du contraire. Je n'avais aucune raison d'abandonner cet appareil parfait. Tous les autres, achetés depuis, ont eu une durée de vie très courte et n'ont jamais fait de meilleures photos. Tous ont subi des pannes de batterie en raison de leurs nombreux moteurs, voyants et écrans inutiles. Tous présentaient un progrès de façade plus apte à attirer les voleurs que les photons. Pour faire des photos dans toutes conditions et à tous instants, je n'ai jamais possédé plus efficace que ce vieux Nikkormat. Ce sont probablement l'inefficacité et la complexité des nouveaux appareils qui m'ont conduit à abandonner progressivement la photographie pour laquelle j'avais un goût certain.

Voilà que ce vieux Nikkormat se met à m'interpeller, presque à m'inquiéter. Je ne suis donc pas différent de certains de mes patients qui, dans les années quatre-vingts, ont commencé à consulter régulièrement les spécialistes libéraux dont cette époque a vu le foisonnement. Ces confrères, dont la compétence technique n'est pas mise en cause, ont installé leurs machines à diagnostiquer, pleines de clignotants et de chromes, jusque dans nos campagnes. Les patients se mirent peut-être à laisser traîner mes ordonnances au fond de leur tiroir. C'est probablement pendant ces années-là que j'ai, moi aussi, délaissé mon appareil photo pourtant irréprochable. Avant cet abandon, j'étais généraliste rural. C'était merveilleux, j'avais parfois l'impression de pouvoir tout faire, c'était un peu grisant aussi, et possiblement dangereux, car on me donnait toujours carte blanche. (..) Je ne suis pas vraiment fier de cette médecine-là, ringarde et contestable, je l'aimais, c'est tout. Cette médecine globale avait l'empreinte du bon sens. Nous arrivions à résoudre, tant bien que mal, plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des problèmes quotidiens. Depuis les accouchements jusqu'à la ponction lombaire en passant par la traumatologie, les plâtres, la chirurgie dermatologique, les stérilets et infiltrations diverses, sans oublier, bien évidemment, la routine psychiatrique, sociale ou somatique. Les jours de liesse, le généraliste se sentait «poly-spécialiste ». Les jours sombres, il se sentait incompétent dans toutes les disciplines. Il se consolait alors en pensant que la «poly-incompétence» est parfois précieuse, car elle ose tout.

Lorsque les machines des spécialistes sont arrivées avec leurs servomécanismes, mon vieux Nikkormat est allé se réfugier au fond de ce tiroir, et moi, comme les autres généralistes, je me suis progressivement désengagé, devenant moins audacieux, plus contestable, plus fragile. Ce désengagement progressif des généralistes a contribué à la perte réelle de beaucoup de leurs pratiques, donc de leurs compétences. Les premières incompréhensions sont alors apparues entre deux mondes médicaux en rivalité. (..) Un fabuleux marché médical était pressenti qui interdisait désormais l'exercice en solitaire et disqualifiait l'artisan médical.
(..)
Hélas, la machine médicale, folle et anonyme s’emballe à la moindre inquiétude maternelle, sans que plus personne n'ait le courage ou l'autorité su ffisante pour l'arrêter. La médecine ne sait plus rassurer une mère. (..) Le grand gagnant est Je marché, parce que la méconnaissance de la « bonne santé », les décisions repoussées, la perte du bon sens et de la « clé» du corps génèrent d'incessants nouveaux actes diagnostiques et thérapeutiques, générateurs de profit. Le grand perdant est le vrai malade, baladé de cliniques en spécialistes, d'hôpitaux en scanners, de savants en charlatans. Il se sent de plus en plus seul, perdu dans le labyrinthe d'un système de soins dérégulé. Le plus heureux est J'hypocondriaque nomade, ravi de découvrir toutes les faces cachées de son corps et de susciter l'intérêt d'autant de techniciens et de savants.

L'objectif du vieux Nikkormat est braqué sur moi. J'y vois mon reflet de déserteur. J'ai honte. J'ai abandonné ma pratique rurale, alors que rien ne m'y obligeait, en dehors d'une lourde charge de travail de plus de soixante-dix heures par semaine. J'aurais dû choisir de mourir au combat, comme tous les généralistes de cette région l’ont fait avant les années soixante, et dont pas un seul n'est arrivé vivant à l'âge de la retraite. J'ai honte devant les rares patients qui auraient continué à me faire une totale confiance. J'ai honte enfin devant les derniers vrais généralistes ruraux. Il n'en reste peut-être plus qu'un. Ce n'est pas moi.

Lu dans :
PERINO LUC. La sagesse du médecin. L'oeil neuf editions 2004. 112 p. Extrait p 101.

Luc Perino est né en 1947. Médecin généraliste et tropicaliste, iI a pratiqué en Afrique, en France rurale et en Chine. II exerce aujourd'hui à Lyon où il codirige un centre de formation médicale continue. Sa réflexion nous permettra de baliser l'atelier "Quel avenir pour la médecine générale" et de confronter cette vision archétypique du métier de médecin généraliste à celle qui se dégage progressivement actuellement.

La définition d'un malade

« Un malade est la personne qui consulte un médecin.
Une maladie est l'objet de leurs discussions. "
L Perino.



Lu dans :
La Sagesse du médecin. Luc Perino. L'oeil neuf édition, 2004. 112 p. Extrait p 70.

La vérité et la légende


Charcot à la Salpétrière.


Il est rare que la vérité rattrape le terrain perdu sur la légende.
Stefan Zweig. Extrait de Amerigo







Ayant été nommé, en 1862, à l'hôpital parisien de la Salpêtrière, où il devait rester de longues années, Jean Martin Charcot y ouvrit, en 1882, ce qui allait devenir la plus grande clinique neurologique d'Europe. Étudiant l'atrophie musculaire, Charcot avait identifié (1865) la sclérose latérale amyotrophique consécutive à la dégénérescence des neurones moteurs, encore appelée maladie de Charcot. Il avait aussi repéré les symptômes de l'ataxie locomotrice, dégénérescence de la colonne dorsale du cordon médullaire et des connexions nerveuses sensorielles. Professeur réputé, il attira des étudiants de toutes les parties du monde. Le plus célèbre d'entre eux fut, en 1885, Freud, dont l'intérêt pour les origines psychologiques de la névrose fut stimulé par l'emploi que faisait Charcot de l'hypnose en vue de découvrir une base organique à l'hystérie. Parmi les livres les plus connus de Charcot, on peut citer Leçons sur les maladies du système nerveux (5 vol., 1872-1883) et Iconographie de la Salpêtrière (1876-1880).
Encyclopedia Universalis? (le même article, identique, dans la Britannica)


Pour moi qui. des années durant, ai consacré mon temps disponible à l'étude de l'hypnose, ces représentations publiques à la Salpêtrière, devant le Tout-Paris, n'étaient qu'une farce absurde, un mélange désespérant de vérité et de tricherie. Certains de ces sujets étaient sans doute de vrais somnambules qui reproduisaient fidèlement à l'état de veille les diverses suggestions qu'on leur avait faites durant leur sommeil - des suggestions post-hypnotiques. Beaucoup d'entre eux étaient de purs imposteurs, qui reproduisaient parfaitement ce qu'on attendait d'eux, ravis de présenter leurs divers tours en public, et trompant aussi bien les docteurs que l'audience avec cette astuce étonnante propre aux hystériques. Ils étaient toujours prêts à "piquer une attaque" de la classique grande hystérie de Charcot, arc-en-ciel et tout, ou à montrer ses fameuses trois étapes de l'hypnose: léthargie, catalepsie, somnambulisme, toutes inventées par le Maître et impossibles à observer ailleurs qu'à la Salpêtrière. L'opinion d'Axel Munthe, neurologue suédoir réputé et ancien élève de Charcot reflète assez bien celle du corps médical français qui, tout en reconnaissant en Charcot l'un de ses plus brillants cliniciens, considère comme une fantaisie douteuse ses expériences faites en public sur les hystériques.
Le livre de San Michele, Axel Munthe.


Or Rosalie présente le phénomène singulier de n'être susceptible de léthargie, catalepsie, somnambulisme qu'après une grande attaque. Je lui donne cette attaque Ici Tripard surgit, presse le poignet de la simulatrice, qui tombe à terre en hurlant et commence une gymnastique désordonnée. Plusieurs se lèvent pour mieux voir. On crie Assis! et Chapeau! Sur un signe du patron, Tripard enraye l'attaque. Le thaumaturge continue: " Mesdames et messieurs, Rosalie est maintenant hypnotisable. Nous la mettons en léthargie." - Il appuie élégamment ses doigts fuselés sur les paupières. - Voilà qui est fait. Les membres flasques: signes caractéristiques. Nous la mettons en catalepsie. - Il relève les paupières. - Les membres raides: signes caractéristiques... Somnambulisme, enfin. .. Il frictionne le sommet du crâne et la nuque du sujet, qui s'agite, bredouille des syllabes incompréhensibles, frappe du pied d'un air mécontent. Quelques élèves prévenus étouffent des rires. »
Léon Daudet, Les Morticoles, Paris, Fasquelle, 1956, Les Cahiers rouges. p. 147-149.)


Ce texte est extrait d'un chapitre censuré du Livre de San Michele, qui n'a jamais paru dans l'édition française mais figure dans l'anglaise. Axel Munthe y critique sévèrement Charcot, et apporte notamment le témoignage suivant:

« Un dimanche, comme je quittais l'hôpital, je tombai sur un couple de vieux paysans assis sur un banc sous des platanes dans la cour intérieure. Ils sentaient la campagne, le verger, les champs et l'étable, les regarder me fit chaud au cœur. Je leur demandai d'où ils venaient et ce qu'ils faisaient là. Le vieil homme dans sa longue blouse bleue porta la main à son béret, la vieille femme, sous sa coquette coiffe blanche, s'inclina dans ma direction avec un sourire amical. Ils dirent qu'ils étaient arrivés le matin même de leur village de Normandie pour rendre visite à leur fille qui était fille de cuisine à la Salpêtrière depuis plus de deux ans. C'était un très bon emploi, elle avait été engagée la première fois par une des sœurs de leur village qui maintenant était aide-cuisinière à la cuisine de l'hôpital. Mais il y avait beaucoup de travail à la ferme, ils avaient maintenant trois vaches et six cochons, et ils étaient venus pour ramener leur fille à la maison, c'était une fille très forte et saine, et ils devenaient trop vieux pour travailler seuls à la ferme. Ils étaient si fatigués par ce voyage de nuit en train qu'ils avaient dû s'asseoir sur cc banc pour se reposer un instant. Serais-je assez gentil pour leur indiquer où se trouvaient les cuisines? Je répondis qu'ils devaient traverser trois cours, longer d'interminables couloirs, je ferais mieux de les conduire moi-mêmc aux cuisines et de les aider à trouver leur fille. Dieu sait combien d'aides-cuisinières se trouvaient dans l'immense cuisine où l'on préparait des repas pour environ trois mille bouches. Nous allâmes au pas de gymnastique jusqu'au pavillon où se trouvait la cuisine, le vieil homme ne cessant de me parler de leur verger, de leur récolte de pommes de terre, des cochons, des vaches, de l'excellent fromage que sa femme fabriquait. Elle sortit de son panier un petit fromage de crème 1 qu'elle venait de faire pour Geneviève, mais elle me dit qu'elle serait très heureuse si je voulais bien l'accepter. Tandis qu'elle me tendait le fromage, j'observai son visage. Quel âge avait Geneviève? Juste vingt ans. Etait-elle belle? vraiment très jolie? « Son père dit qu'elle me ressemble très fort », répondit simplement la vieille femme. Le vieil homme approuva d'un signe de tête . « Etes-vous sûre qu'elle travaille à la cuisine? » demandai-je avec un frisson involontaire, regardant à nouveau avec attention le visage ridé de la vieille mère. Pour toute réponse, le vieil homme se mit à farfouiller dans l'immense poche de sa blouse et en sortit la dernière lettre de Geneviève. J'avais pendant plusieurs années étudié avec passion la calligraphie et je.reconnus au premier coup d'œil l'écriture curieusement tordue et naïve, mais remarquablement nette, progressivement marquée par des centaines d'expériences d'écriture automatique. « Par ici », dis-je en les entraînant tout droit à la salle Sainte-Agnès, la salle des grandes hystériques. Axel Mumhe accompagne donc les deux paysans aux cuisines, où ils ne rouvenl nulle Irace de Geneviève. Il se dirige alors vers la salle des grandes hyslériques. Là, ils découvrenr la jeune femme, maquillée, porltnt des bas de soie, et entourée d'autres camarades.
« Geneviève était assise, les jambes pendantes, chaussées de bas de soie, sur une longue table au milieu de la salle, avec sur les genoux un exemplaire du Rire portant son propre portrait en couverture. A côté d'elle, assise également, se trouvait Lisette, autre vedette de la compagnie. La coiffure aguichante de Geneviève était ornée d'un ruban de soie bleue, un rang de fausses perles pendait à son cou, son visage pâle était fardé de rouge et ses lèvres peintes. Toute son apparence la faisait davantage ressembler à une entreprenante midinette se préparant à une balade sur les Boulevards qu'à une pensionnaire d'hôpital. Geneviève était la prima donna des séances du Mardi (...). Les deux vieux paysans dévisagèrent leur fille d'un air ahuri. Geneviève à son tour les regarda avec un air indifférent, idiot, elle sembla au départ ne pas les reconnaître. Soudain, son visage se mit à se tordre, et avec un cri perçant elle tomba de tout son long sur le sol, prise de violentes convulsions, et fut immédiatement suivie par Lisette, dans le classique arc-en-ciel. »
Comment expliquer à ces paysans que leur fille, qui travaillait aux cuisines, ait abouti dans cette salle des hystériques? Le narrateur en est incapable. Mais il conseille aux deux petits vieux de rentrer chez eux, en Normandie, et leur promet de voir au plus vite le chef de service et, s'il le faut, le directeur de l'hôpital, afin de leur renvoyer leur fille dans les délais les plus brefs. A la suite de quoi, Axel Munthe entreprend d'hypnotiser la jeune fille et de la convaincre, par le sommeil hypnotique, d'abandonner les Mardis de la Salpêtrière et de rentrer chez ses parents. Mais, le jour où elle aurait dû se présenter chez lui pour se rendre à la gare, elle ne vient pas. Le lendemain, un mardi, Munthe se présente à la Salpêtrière, dans l'espoir de voir Geneviève et de comprendre ce qui lui est arrivé. On lui apprend que la veille, la jeune fille a été ral/rapée par une infirmière au moment où elle quittait l'hôpital, et que comme elle était très agitée, on lui a donné des calmants. Il apprend aussi que Charcot demande à le voir de toute urgence. « Je frappai à la porte et pénétrai pour la dernière fois de ma vie dans le sanctuaire bien connu du Maître. Charcot était assis dans son fauteuil habituel près de la table, penché sur le microscope. Il redressa la tête et me lança un regard terrible, qui jetait des éclairs. Parlant très lentement, sa voix profonde tremblant de rage, il me dit que j'avais essayé d'attirer chez moi une pensionnaire de son hôpital, une jeune fille, une déséquilibrée, à moitié inconsciente de ses actes. De son propre aveu, elle était déjà venue une fois chez moi, et mon plan diabolique destiné à abuser d'elle la seconde fois n'avait échoué que par pur accident. C'était là un acte criminel, il devrait me remettre à la police, mais pour l'honneur de la profession comme par égard pour le ruban rouge que je portais à la boutonnière, il me laisserait quitter l'hôpital et souhaitait ne plus jamais avoir à poser les yeux sur moi. » Axel Munthe ajoule qu'ahuri par une accusalion aussi injuste, il demeura d'abord bouche bée, puis tenta de répondre et d'accuser à son tour: comment se faisail-il que cette jeune fille, parvenue en bonne santé à la Salpêlrière, ait été réduite en un tel élat? Mais Charcol, dit-il, refusa de l'entendre, et le fil raccompagner à la porte de l'hôpital.
Le livre de San Michele, Axel Munthe. Passage non repris dans la version française de l'oeuvre.



La question demeure. Y avait-il plusieurs Charcot? Ou un seul Charcot à la fois homme de science et bonimenteur? Ou la conjonction d'un homme de médias et d'une France en manque de saints laïques, déifiés de leur vivant. La célébrité ne sera-t-elle jamais que la conjonction d'un peu de réussite individuelle et d'une attente plus large prête à s'enflammer pour créer le succès.