22 septembre 2008

On n'est jamais vieux de l'intérieur

"Quelle est cette nuit dans le jour?
Quel est dans le bruit ce silence ?
Mon jour est parti pour toujours,
[...]
Adieu, je ne suis pas lassée
De ce que je n'ai pas atteint..."

Plus jamais. Louise de Vilmorin.

J'ai admiré cet après-midi des yeux aveugles pétiller de plaisir. C'est rare. Déjà que des yeux qui voient ne pétillent pas souvent par les temps qui courent, devinez ma surprise. Elle a 85 ans et a gardé la malice d'une adolescente courant à son premier rendez-vous. Elle a mis au monde cinq enfants, tous ne sont pas prix Nobel ni Carl Lewis, on l'imagine. Tous n'ont pas eu un parcours digne d'Autant en emporte le vent, ni gagné au Lotto sentimental. La vie distribue avec équité ses jours de peine et ses jours de joie: elle a eu sa double part comme les autres, mais cela ne paraît pas l'avoir affectée outre mesure. Elle vient en tram puisque sa dégénérescence maculaire ne lui permet plus de conduire la voiture: on donne la voiture, où est le problème Milou? Elle s'endort moins vite qu'avant, lui semble-t-il, alors elle consulte une fois par six mois pour une boîte de Lendormin, 1/2 comprimé une à deux fois par semaine pour une bonne nuit. Bien dormir de temps en temps donne des forces, elle n'en abuse guère. Elle concède que je lui mesure la pression artérielle puisque cela me fait plaisir, mais pas d'auscultation, pas de palpation indiscrète, pas d'index aux conjonctives: un de ces jours avec ces manoeuvres-là le docteur finirait bien par lui trouver quelque chose qu'elle ne souhaite pas connaître. Car comme lui disait André son auguste époux: quand on ne sait pas, on ne souffre pas. Elle rit et le lustre du cabinet rit avec elle, les dossiers rangés contre le mur rient, les patients dans la salle d'attente rient vraisemblablement aussi, la vie rit et je suis heureux de ce court moment inespéré que m'apporte une adolescente délurée. On n'est jamais vieux de l'intérieur, écrivait Julien Green(*) centenaire à deux jours de sa mort. J'aimerais leur ressembler.

Lu dans :
Le grand large du soir. Julen Green. Flammarion. 2006. 398 p. extrait p.269

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