30 avril 2021

Ne pas oublier de transporter le ciel

 « Je me penchai à nouveau au-dessus du puits et scrutai l'obscurité sans penser à rien de particulier. Je m'étonnai que des ténèbres si profondes pussent exister ici, en plein jour.»

                        Haruki Murakami




Ainsi se passent nos journées, l’œil trop souvent rivé sur le fonds d'un puits aussi profond que sombre, négligeant de lever le regard vers le ciel ensoleillé. L'occasion nous ayant été donnée de visiter ce mercredi à Bozar la très belle exposition consacrée au peintre belge Roger Raveel, on tombe en arrêt devant une de ses dernières compositions "Charrette pour transporter le ciel". Le couvercle en est constitué  d'un miroir reflétant, selon les jours, les nuages tour-à-tour menaçants ou ensoleillés. A la charrette de notre quotidien, n'oublions pas d'ajouter le ciel, le soleil et sa lumière.



Lu dans:
Haruki Murakami, Chroniques de l'oiseau à ressort. Trad Corine Atlan avec K. Chesnaux.  Seuil. 2001. 960 pages.
cité par Corinne Atlan. Un automne à Kyôto. Albin Michel. 2018. 298 pages. Extrait p.105
Bozar. Roger Raveel, une rétrospective. 18 mars -21 juillet 2021. Présentation  .  Guide du visiteur 


Karretje om de hemel te vervoeren by Roger Raveel on
        artnet

29 avril 2021

Ce temps qui passe vite

 

"Bien sûr il y a le temps qui passe souvent trop vite  (..)
Je parle de mon père, ce monsieur si tranquille
La grisaille de la vie se pose sur les cheveux
Et l'âge qui dessine doucement quelques rides
Pour que les larmes trop lourdes descendent peu à peu
Et rejoignent ce sourire qui camoufle le vide
Ce vide que les enfants ont laissé derrière eux

Je parle de ma mère qui paraissait fragile
Mais seront-ils un jour ces amants presque vieux
Qui refont connaissance quand la maison est vide
Comme s'ils devaient apprendre à revivre tous deux
Leur amour pour chasser la solitude aride
Je parle de leur vie que nous fîmes difficile
Et je les remercie par ces rimes trop modestes
Pour tout ce qu'ils ont su m'apprendre par la tendresse."
                        Marc Barbay. Gratitude.
 
 


Que l'auteur me pardonne si aucune autorisation ne m'a été donnée pour vous partager ses lignes, si éloquentes.


Lu dans:
Marc Barbay. Ensemble vers nulle part. Image de Marc. info@imagedemarc.be. 162 pages. Extrait p.7 

27 avril 2021

L'homme qui plantait des vignes

 

"On quitte Paris par le train la tête emplie de stridentes sirènes
— police, Samu —
et déjà les premières vaches dans les champs beuglent.
    Qui croire ? "
                Étienne Faure

 


A cinq minutes de chez nous finit la ville. La route glisse seule, facile, jusqu'à notre bivouac de campagne, balisée de panonceaux feutre sur carton annonçant les œufs du jour, les nouvelles pommes de terre, les fraises du pays, les poulets fermiers et la gueuze Lindemans "portée sur le fruit".  Quand ça bouge, si peu, on devine les moutons laineux, les emblématiques chevaux de trait de la brasserie Palm, et surtout les vaches les plus paisibles qu'il m'ait été donné d'admirer. On a plaisir à s'imaginer dans le cerveau d'une d'elles, du véritable mindfulness avant la lettre, Pink Floyd plein les basses de la voiture, adieu les emmerdes je rumine et la saveur du foin me grise. Encore deux-trois lieues et je retrouverai mon banc, mon feu et bientôt, grâce aux grands enfants pour lesquels "only sky is the limit", les 900 sarments de vigne mis en terre ce weekend avec l'aide de quelques de leurs potes. Ils réécrivent une version XXIème siècle de l'Homme qui plantait des arbres, faisant joyeusement péter la bulle de dix ne craignant ni les clusters covid-19 brésil/inde, ni la maréchaussée. J'en arrive à compter les moutons la nuit, rêvant avec inquiétude du Corona , alors qu'eux ne craignent que le Phylloxéra. A chacun ses épidémies, à chacun ses peurs. Mais, toute crainte bue, que la région du Pajottenland est belle. 



Lu dans:
Étienne Faure. Et puis prendre l'air. Collection Blanche. Gallimard. 2020. 136 pages. Extrait p.111

24 avril 2021

Le dernier message des Moaï

 

"Dresser des statues gigantesques aux quatre coins de l’île de Pâques a entraîné, selon le géographe Jared Diamond, l’abattage de tous les arbres de l’île pour servir au transport des Moai [statues], les roulant sur des troncs alignés par de longues cordes de bois. Le déclin et la misère de la civilisation Rapa Nui ont suivi à partir du XVIIe siècle  : plus guère de possibilités de construire une pirogue pour pêcher ni se chauffer, plus aucun oiseau ne venant sur l’île, le cannibalisme se développant pour pallier le manque de nourriture. Que pensait l’homme qui a coupé le dernier arbre? "
                            Charly Delwart



Et si la fascination qu'exerce l'île de Pâques sur nos imaginaires tenait à sa malédiction? Poursuivre un projet démesuré, laisser trace pour l'éternité au prix de sa survie, s'inscrit dans l'histoire des hommes. Comme Babel, Angkor Vat, Babylone et tant d'autres, le destin de l'île de Pâques nous interpelle: quelles leçons en avons-nous tirées? Que pensait l’homme qui a coupé le dernier arbre, et si c'était nous?


 
 
Lu dans:
Charly Delwart. Databiographie. Flammarion. 2019. 336 pages. Extrait p. 131

23 avril 2021

La course seul en tête

 

"Il se levait aux aurores et roulait des heures, avalant les kilomètres avec une frénésie digne des frères Magne. Partant un jour de chez lui, le lendemain du café, il rayonnait dans la région sans trop étudier la carte, préférant les chemins de hasard aux itinéraires planifiés. Il rentrait à la nuit, harassé, crotté, l’œil brillant. […]  Juel cherchait les pentes et les descendait à toute allure, au risque de se rompre les os. Il adorait ça, de même qu’il aimait rouler sous les grêlons ou dans la nuit noire. Chaque journée lui offrait un ou deux instants de transe complète, les atteindre était son objectif secret. Pour Juel, il s’agit bien de cela finalement : arracher à la vie des moments extraordinaires. "
                            Thomas Lavachery


 
Lu dans:
Thomas Lavachery. Le cercle. Esperluète éditions. 2021. 64 pages.

22 avril 2021

Monet chez soi

 

"Vois ce miracle
car c'est bien le dernier
qui s'offre encore à nous
sans avoir à l'appeler
vois ce miracle
qui devait arriver
c'est la première chance
la seule de l'année
le printemps le printemps
et mon cœur et ton cœur
sont repeints au vin blanc."
                    Jacques Brel


Comment raconter le printemps mieux que par la fenêtre de Lucie? A chacun ses trésors, mais vieillir avec un paysage pareil n'est plus dépérir. Je suspend l'auscultation un moment, ébloui par le cerisier du Japon dont la floraison inonde la baie vitrée. Comment raconter les fleurs - agates roses, diamants blancs, pépites d'or - et les verts tendres des jeunes feuilles qui succèdent soudain au noir et blanc des branches d'hiver? Le regard se promène, bondit de buisson en bosquet, enchanté et rêveur devant cette nature qui resplendit dans son renouveau. De la cime au sol jonché de pétales soyeuses, ce printemps qui explose invite la palette du peintre à faire chanter les couleurs. Il y a quinze ans que Lucie a rangé ses valises au vestiaire, troquant les paysages lointains pour un superbe appartement de la banlieue verte de Bruxelles. Les billets d'avion ont été remplacés par les longues flâneries du regard dans le sillage des oiseaux et le souvenir des tables d'hôtes sur la terrasse qui reviendront, c'est sûr. Les rayons du soleil couchant donnent à sa vie un éclairage pointilliste dont elle se plaît à souligner la valeur symbolique: "je revis avec le paysage, et c'est doux." Elle prend congé de la vie sans se presser, avec de bonnes manières, soucieuse de n'importuner personne, le printemps invite à la patience.


21 avril 2021

Transcendance

 

"Un jour, j'ai assisté à la messe de Pâques d'un monastère copte dans le désert en Égypte : trois heures de beauté hors de ce monde. À une autre occasion : à un mariage russe orthodoxe à Saint-Pétersbourg. Et bien entendu à toutes ces célébrations au Congo, magnifiques, exubérantes, interminables. (..) En automne, l'an dernier, j'ai reçu une invitation à venir parler de mon travail à l'abbaye d'Orval. Après ma conférence, j'ai pu les accompagner à leur prière du soir. Dans l'église Art déco gagnée par la pénombre, une poignée d'hommes en habit sombre ont chanté le Salve Regina, pour clore la journée. Dehors s'étendaient les bois froids. Les moines se sont tournés vers le vitrail éclairé en hauteur dans l'église. Je ne voyais que leurs dos, leurs dos dont les épaules se voûtaient après chaque ligne du chant grégorien pour une nouvelle inspiration. Et j'étais là debout, athée, réconforté par de vieux mots, de vieux gestes et tant de beauté." 
                        David Van Reybrouck




Comment nommer cette dilatation de l'être plongé dans l'unicité d'un moment vécu, le début ou la fin d'une histoire personnelle, le sentiment aigu d'être en vie et de bénéficier d'une beauté qui transcende les générations. Cette beauté  "qui rayonne en façade et en intérieur des bâtiments et monuments, y compris les lieux de culte, cathédrales, temples, synagogues, mosquées; elle est dans les sculptures de places publiques, les musées, sous les porches, dans les cours et jardins. Elle est à portée de regard si la vie rude laisse le temps de lever les yeux, de faire place à la légèreté ne serait ce que quelques brèves minutes chaque jour (*).
 

  

Lu dans:
David Van Reybrouck. Odes. Trad. Isabelle Rosselin. Actes Sud. 2021. 260 pages. Extrait pp 120-121
(*) Christiane Taubira. Murmures à la jeunesse. Philippe Rey éd. 2016. 94 pages. Extrait pp.68-69 

20 avril 2021

Le tueur est derrière la porte

"L'exploration des humains et des mondes  profondément altérés n'est pas une tâche qui saurait être menée à bien dans un cabinet de consultation ou un bureau. Le neurologue français François Lhermitte l'a si bien compris qu'il ne se contente pas d'observer ses patients à la clinique: il veille, autant que faire se peut, à partager leur vie au maximum en leur rendant visite chez eux, en les emmenant au théâtre ou au cinéma ou en les promenant dans sa voiture. Sa conduite est donc similaire - ou l'était - à celle des médecins généralistes. Mon père répugnant à prendre sa retraite en dépit de ses quatre-vingt-dix ans, nous lui dîmes un jour:  « Au moins, renonce aux visites à domicile », et il nous répliqua: «Non, au contraire, je les garde - je vais tout laisser tomber, sauf ces visites! » 
                    Oliver Sackx

 

Maman a de nouveau mal à la tête, François a encore vomi. Et le petit frère itou. Plaintes fatigantes à force d'avoir été entendues, suscitant en cabinet de nombreuses hypothèses. Un soir d'hiver verglacé, on pousse la porte de la maison où la famille s'abrite du froid, petites laines, poêle à pétrole, serrés les uns contre les autres, le chien sur les genoux. Après dix minutes, c'est le médecin qui a la tête lourde et un léger vertige, le monoxyde de carbone n'épargne pas la Faculté. Les meilleurs traités de médecine devraient s'ouvrir sur une même exergue: poussez la porte des familles dont on ne trouve pas la maladie.


 
Lu dans:
Oliver Sackx. Un anthropologue sur Mars. Seuil . 1996 460 pages.

18 avril 2021

P'tit déj soleil

 

"La matinée se lève
Toi debout, il est temps /
Attends encore, attends
J’ai pas fini mon rêve /
Le soleil nous inonde
Regarde-moi ce bleu /
Attends encore un peu
Je refaisais le monde." 
            Jean Ferrat. La matinée
 
 

Y a des jours ainsi, où on dépose subrepticement sur le set du petit-déj quelque chose d'inattendu, de simplement beau, qui fasse du bien pour la journée. Comme un rêve qui se prolonge dans le pain grillé, le miel, le café chaud et nous rappelle que chaque jour est à prendre.


17 avril 2021

Quel héros serais-je?

 

"Un matin de 1937, sur le front de la guerre d'Espagne (..) George Orwell voit surgir une silhouette. Après avoir bondi des tranchées ennemies, un messager s'est retrouvé là, en ligne de mire, totalement à découvert. Le voici maintenant qui se met à courir... en retenant des deux mains son pantalon. Orwell baisse son arme. (..) Cet être qui cavale à demi-nu, c'est de toute évidence un semblable, un homme comme vous, et vous n'avez aucune envie de lui tirer dessus. Vous pouvez combattre quelqu'un, détester ses idées, pour autant vous n'avez pas le droit de ridiculiser son corps.  «Des êtres humains essayaient de se comporter en humains », lit-on dès les premières pages de son magnifique témoignage sur la guerre d'Espagne, Hommage à la Catalogne."
                    George Orwell, cité par Jean Birnbaum.


 
 
Autre conflit, autre regard, la "parade des vaincus" de 60.000 soldats de la Wehrmacht à la fin de la seconde guerre mondiale. Obligés de défiler dans les rues de Moscou, gradés en tête, affamés que l'on gave auparavant d'une soupe aux choux grasse afin d'ajouter à la débâcle militaire une humiliante débâcle intestinale, sous les quolibets d'une foule réjouie.  Question sans réponse: quelle aurait été ma propre attitude, placés dans ces deux situations, perdu dans une tranchée en Catalogne la peur au ventre et un fusil à la main, ou dans la foule revancharde de l'après-guerre? Incertitude qui rend modeste quand on parle de courage.



Lu dans:
George Orwell. Retour sur la guerre d'Espagne. Œuvres. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade 2020. 1664 pages. Extrait p. 1274
Jean Birnbaum. Le courage de la nuance. Seuil. 2021. 140 pages. Extrait p. 85-86

16 avril 2021

Rêveries à Angkor Thom

 

"Il y a de ces moments et de ces lieux où l'harmonie
des choses nous fait croire que nous résoudrons
l'insoluble de nos vies.
        Robert Mallet. Angkor Thom
 


A Angkor Thom, cité royale, subsistent les ruines du palais, de temples, de terrasses et de douves, envahies par la forêt. Les arbres noueux y disloquent les colonnes de pierre élevées pour l'éternité. Sur le sol de robustes pierres taillées, et de jeunes pousses fragiles. A qui appartient l'avenir? 



Lu dans:
Robert Mallet. Quand le miroir s'étonne. Gallimard. 1974. 128 pages.

15 avril 2021

La quête du père

 

"J'allumai la lumière et sortis ses lettres. Je me rappelai son unique visite, le ballon de basket qu'il m'avait offert et la leçon de danse qu'il m'avait donnée. Et je compris, peut-être pour la première fois, que même en son absence son image forte m'avait procuré un rempart  contre lequel je pouvais m'appuyer pour grandir, un modèle à égaler, ou à décevoir. Je m'avançai jusqu'à la fenêtre et je regardai la vie à l'extérieur, j'écoutai les premiers bruits du matin, le grondement du ramassage des ordures, les pas dans l'appartement voisin. Je me dis qu'il fallait que je parte à sa recherche, et que je reparle avec lui."  
                    Barack Obama


La quête du père, à laquelle le président Obama consacra un livre émouvant, repose l'éternelle question de la transmission et du besoin de racines fussent-elles réduites au minimum, cet "ultime rempart contre lequel on s'appuie pour grandir, à égaler ou à décevoir". La semaine passée, pour faire net j'égrappai quelques raisins de leur rafle desséchée qui m'apparaissait bien inutile. Le lendemain les raisins étaient fripés et desséchés à leur tour. L'image du père Obama resurgit aussitôt.
 

Lu dans:
Barack Obama. Les rêves de mon père. Presses de la Cité. 2008. 446 pages.

14 avril 2021

La friterie du Miroir

 

"Je lui ai demandé depuis combien de temps elle faisait ce travail. Plus de trente ans déjà. Si elle était souvent ici. Sept jours sur sept. Si les journées étaient longues. De onze heures à vingt-trois heures. S'il lui arrivait de prendre des vacances. Jamais, sauf trois semaines en janvier. Elle allait sûrement au soleil. Non, voir sa mère dans le Nord de l'Allemagne. Et elle m'a parlé de sa mère, de ses trois enfants et de son mari qui faisaient les courses, de leur premier petit-enfant qui était né cette année. "Mais je ne l'ai vu qu'une seule fois." Et tandis qu'elle parlait, avec enthousiasme, émerveillement, lebendig, je me suis mis à compter et à évaluer. Je le fais très rarement. Un triangle. Quatre mètres sur quatre. La moitié de seize mètres carrés. Quarante plats. Quarante boissons. Trois plaques de cuisson. Deux friteuses. Deux micro-ondes. Une seule rôtissoire pour quatre poulets. Deux euros vingt la saucisse au curry. Pendant trente ans. Douze heures par jour. Le résultat de tous mes calculs était le suivant: un sentiment de honte, de grande honte. Avec mes entretiens à Paris, ma résidence à Berlin, mon appartement à Bruxelles, mon éditeur à Amsterdam. Moi qui à longueur de journée lisais des articles en ligne, pendant qu'elle relevait son store roulant puis l'abaissait douze heures plus tard. Tu devrais être mort de honte, mon gars. Regarde-la. Regarde-la vraiment. (..)  "La plupart des gens sont convenables" : voilà mon mot d'ordre depuis des années. Il faut éviter de les mettre dans un panier de gens déplorables, ou parmi les inconvenants, comme l'ont fait Hillary Clinton et Martin Schulz au printemps de 2016." 
                    David Van Reybrouck. Ode à l'écoute


Je n'ai pas honte, mais soudain son visage me revient, de fort loin. Vieille avant d'être âgée, quand elle était malade je devais passer chez elle au Bon Air tôt le matin, pour qu'elle puisse ouvrir sa friterie du Miroir, place Reine Astrid, à 11 heures. Antibiotiques obligés, il fallait guérir vite, et sûr. Exigences de patronne qui faisait de moi son obligé, mais aurais-je échangé ma vie contre la sienne? Le matin ça sentait l'eau de Cologne, le soir la graisse de frites. Elle nous prêta pour des vacances en Bretagne une remorque de camping, que je découvris, repeinte de la veille, devant ma porte le jour du départ. Nous reliait l'estime tacite et réciproque des gens qui travaillent beaucoup, trop sans doute, et écoutent à longueur de vie les récits multiples qu'on s'échange en commandant une frite sauce andalouse ou en décrivant la migraine conjugale du samedi. Elle s'en est allée proposer des fricadelles au bon dieu bien avant l'âge de la retraite, sa friterie à Jette ouvre chaque jour à onze heures.


Lu dans:
David Van Reybrouck. Odes. Trad. Isabelle Rosselin. Actes Sud. 2021. 260 pages. Extrait pp 172, 173

13 avril 2021

Ode à l'échec

 

"Êtes-vous obligés maintenant de réussir? Absolument pas. Vous recevez cette bourse pour vous permettre d'échouer, pour vous permettre de mordre la poussière. Il est plus noble de revenir d'une expédition ratée dans l'Himalaya que de regarder assis chez soi un documentaire sur l'Himalaya".  
                    David Van Reybrouck. Ode à l'échec



Issu d'une adresse à des lauréats d'une bourse prestigieuse, à qui fut délivré le message usuel  "demain commence le vrai travail, où chacun de vous va devoir faire ses preuves", ou le succès qui met la pression.  Oser l'échec est pourtant également une bonne école, comme le soutient Van Reybrouck. 

 
 

Lu dans:
David Van Reybrouck. Odes. Trad. Isabelle Rosselin. Actes Sud. 2021. 260 pages. Extrait p 103

12 avril 2021

Au musée des Relations brisées

 

"L'amour s'est évanoui, le passé demeure. (..) Parfois des vies convergent, puis parfois elles divergent. Ce n'est pas parce qu'une relation prend fin que l'amitié cesse. Il y a, à Zagreb, un musée des Relations brisées, sans doute le musée le plus émouvant de toute l'Europe. Il a été fondé par un couple d'artistes qui s'est séparé. Que faire de nos affaires communes? se sont-ils dit. Allez, au lieu de partager douloureusement les CD et les livres, de les traîner avec nous comme une plaie toujours béante, nous allons tout simplement les exposer, en souvenir du temps que nous avons passé ensemble. L'idée a tellement plu que d'autres couples ont commencé à envoyer des objets après leur rupture. Une cassette, un pull, une carte d'embarquement, une paire de menottes roses et même une hache. Cette collection qui ne cesse de croître est d'une beauté à fendre le cœur."
                        David Van Reybrouck. Ode à l'ex.




A qui appartiennent les moments de bonheur partagé, quand une vie compte plusieurs vies?  Au contraire de la souffrance qui se porte seule, le souvenir heureux garde un parfum de partage et n'est guère transposable. Venise, Pâques 2006, avec M. n'est pas soluble dans Venise, été 2020 avec P.  Le musée des Relations brisées de Zagreb l'a bien compris.



Lu dans:
David Van Reybrouck. Odes. Trad. Isabelle Rosselin. Actes Sud. 2021. 260 pages. Extrait pp 8-10

09 avril 2021

Ma ville ma vie

 

"N’oubliez pas         la ville n’est pas
bâtie de murs         mais de mains d’hommes
n’oubliez pas     n’oubliez pas
le bruit des métiers
l’odeur du soleil
la fenêtre ouverte
sur le point du jour
les regards humains
les voix et les mains
les marchands de livres
aux enseignes peintes
le violon des rues
le vin du printemps
la fête du peuple
et l’accordéon

N’oubliez pas     la ville n’a pas
un centre         elle a un cœur battant
n’oubliez pas     n’oubliez pas
le jardin public
la terrasse fraîche
le nez des enfants
dans la menthe à l’eau
et tous ces humains
aux routes croisées
tissant des filets
d’espoirs et de rages (..)

N’oubliez pas         la ville n’est pas
de fer     de pierre     elle est vivante
n’oubliez pas n’oubliez pas." 
                    Henri Gougaud
 
 


J'ai pour ma ville une affection qui de tout temps a intrigué mon amie Cécile, qui me partage ce texte. De Bruxelles je connais pourtant les verrues, les ridules, les pattes d'oie, le double menton, les varices aux jambes molles, tout ce qu'on dissimule et retend pour donner un visage présentable à une maîtresse  qui vieillit mal. Elle parle toutes les langues, et en a oublié la sienne, ses porches offrent des abris à ceux qui n'en ont pas, c'est le souk et le Bronx qui convolent, avec de soudains éclairs de beauté quand le soleil caresse les façades, les terrasses, les parcs que chantait Brel avant les Marquises. Un soir de jury terminé tard, caniculaire, je me souviens avoir perdu le contrôle de ma moto sur la petite Ceinture et m'être retrouvé à minuit sur la Grand-Place, puis à de Brouckère et enfin aux Halles Saint-Géry, badaud parmi les noctambules fêtant l'été revenu, trompant un court moment un quotidien sévère pour une bouffée bohème. François Hollande chez Julie Gayet en quelque sorte, mais sans les paparazzi. "La ville n’est pas / de fer et de pierre / elle est vivante / n’oubliez pas n’oubliez pas." 


Billet du matin amoureux

"Je voudrais que tu sois là
que tu frappes à la porte
et tu me dirais c'est moi
devine ce que j'apporte
et tu m'apporterais toi."
         Boris Vian 



Le What's App du matin recèle une surprise, petit billet amoureux d'un de nos beaux-enfants pour un anniversaire. Alors pour ne pas rester en rade, on recopie Boris Vian, un joli texte de déclaration qui ne déparera pas votre boîte-mail de ce jour.



Lu dans :
Boris Vian. Berceuse pour les ours qui ne sont pas là. 1951 

06 avril 2021

Un oisillon porteur de rêve

Purgeant sa peine de vingt ans, dans un camp à l'est de la Sibérie, il coupait de gros troncs de mélèzes et de bouleaux, au fin fond de la taïga, armé comme tous ses camarades d'une scie et d'une hache. La chute d'un arbre fit tomber un nid d'oiseau où, au milieu d'une bouillie d’œufs éclatés, un seul se trouvait intact. Il le ramassa et en rentrant dans sa baraque, le montra à ses codétenus. Le rêve un peu fou de couver cet œuf miraculeusement épargné les enflamma. À tour de rôle, pour ne pas l'écraser, ils le portèrent sous l'aisselle et la nuit ces « couveurs » attachaient un bras à leur poitrine, évitant ainsi un faux mouvement. Quelque temps plus tard, un oisillon en sortit et fut nourri du pain mâchouillé puis de grains ramassés dans la forêt. Un jour, il vola - d'abord, d'un grabat à l'autre, puis à travers la baraque et enfin, s'échappant dehors, il dépassa les lignes des barbelés et le surplomb sinistre des miradors, se perdant dans l'éblouissement bleu au-dessus de la taïga...
L'homme au nez balafré murmura la fin de son récit : "Je me dis parfois que c'était peut-être ça, la seule vraie victoire de ma vie."
                        Andréï Makine


 

Il n'est de mur de prison assez haut, de barbelé assez dense pour empêcher l'évasion d'un oisillon miraculeusement sauvé du désastre par le rêve d'un détenu de s'en évader lui aussi un jour .  De tous les papillons multicolores issus de la boîte de Pandore, le dernier à s'envoler se nommait l'espérance. 



Lu dans :
Andréï Makine. L'ami arménien. Grasset. 2021. 216 pages.

02 avril 2021

Sous les œufs la plage

 

"Nous  aurons beaucoup   ri   nous  deux ensemble
ri sans autre raison qu'avoir raison de rire
Légères  cloches rieuses des dimanches  de la vie
étincelles de sagesse   savoir modeste qui va pieds nus
entre  musique et carillon   entre tendresse et
dérision    entre pitié et ironie . "  
                            Claude Roy   (Le Haut Bout, 15 avril 1983)



Pâques, des cloches, des œufs et des rires. La ligne que trace la mer sur l'horizon, ce soleil qui hésite, les dunes glissades et escalades, ce cornet à deux boules, ce maillot qui gratte, nous fûmes ces gosses qui pour un jour de plage auraient subi toutes les attentes dans les gares et sur la digue. Il est de bon ton aujourd'hui de les moquer, d'en faire des inciviques mettant la vie des autres en danger, de jouer aux conseilleurs, de les dissuader de bénéficier des délices que procure un peu de sable chaud et de rêve. Me souvenant de ma capacité de rire, bien émoussée, et celle d'imaginer un avenir aussi vaste que le ciel sans limite, je n'ironiserai pas devant ces pauvres foules patientant en rang serré en attendant le train. A toute détresse laisser une issue, une fissure infime qui laisse imaginer comment ce sera quand tout ce chaos se terminera.


 

Lu dans :
Claude Roy. A la lisière du temps. La pluie en rêve. NRF Gallimard. 208 pages. Extrait p.89

01 avril 2021

 

"On connaissait les raisins sans pépins, mieux encore: deux tonnes de poissons sans arêtes seront déversés ce jour dans la Semois à Vresse. Si l'expérience est concluante, elle sera reproduite dans l'Amblève l'année prochaine à la même date."  
                           Communiqué de Presse Agence Belga