"Je lui ai demandé depuis combien de temps elle faisait ce travail. Plus de trente ans déjà. Si elle était souvent ici. Sept jours sur sept. Si les journées étaient longues. De onze heures à vingt-trois heures. S'il lui arrivait de prendre des vacances. Jamais, sauf trois semaines en janvier. Elle allait sûrement au soleil. Non, voir sa mère dans le Nord de l'Allemagne. Et elle m'a parlé de sa mère, de ses trois enfants et de son mari qui faisaient les courses, de leur premier petit-enfant qui était né cette année. "Mais je ne l'ai vu qu'une seule fois." Et tandis qu'elle parlait, avec enthousiasme, émerveillement, lebendig, je me suis mis à compter et à évaluer. Je le fais très rarement. Un triangle. Quatre mètres sur quatre. La moitié de seize mètres carrés. Quarante plats. Quarante boissons. Trois plaques de cuisson. Deux friteuses. Deux micro-ondes. Une seule rôtissoire pour quatre poulets. Deux euros vingt la saucisse au curry. Pendant trente ans. Douze heures par jour. Le résultat de tous mes calculs était le suivant: un sentiment de honte, de grande honte. Avec mes entretiens à Paris, ma résidence à Berlin, mon appartement à Bruxelles, mon éditeur à Amsterdam. Moi qui à longueur de journée lisais des articles en ligne, pendant qu'elle relevait son store roulant puis l'abaissait douze heures plus tard. Tu devrais être mort de honte, mon gars. Regarde-la. Regarde-la vraiment. (..) "La plupart des gens sont convenables" : voilà mon mot d'ordre depuis des années. Il faut éviter de les mettre dans un panier de gens déplorables, ou parmi les inconvenants, comme l'ont fait Hillary Clinton et Martin Schulz au printemps de 2016."
David Van Reybrouck. Ode à l'écoute
David Van Reybrouck. Odes. Trad. Isabelle Rosselin. Actes Sud. 2021. 260 pages. Extrait pp 172, 173
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