06 avril 2021

Un oisillon porteur de rêve

Purgeant sa peine de vingt ans, dans un camp à l'est de la Sibérie, il coupait de gros troncs de mélèzes et de bouleaux, au fin fond de la taïga, armé comme tous ses camarades d'une scie et d'une hache. La chute d'un arbre fit tomber un nid d'oiseau où, au milieu d'une bouillie d’œufs éclatés, un seul se trouvait intact. Il le ramassa et en rentrant dans sa baraque, le montra à ses codétenus. Le rêve un peu fou de couver cet œuf miraculeusement épargné les enflamma. À tour de rôle, pour ne pas l'écraser, ils le portèrent sous l'aisselle et la nuit ces « couveurs » attachaient un bras à leur poitrine, évitant ainsi un faux mouvement. Quelque temps plus tard, un oisillon en sortit et fut nourri du pain mâchouillé puis de grains ramassés dans la forêt. Un jour, il vola - d'abord, d'un grabat à l'autre, puis à travers la baraque et enfin, s'échappant dehors, il dépassa les lignes des barbelés et le surplomb sinistre des miradors, se perdant dans l'éblouissement bleu au-dessus de la taïga...
L'homme au nez balafré murmura la fin de son récit : "Je me dis parfois que c'était peut-être ça, la seule vraie victoire de ma vie."
                        Andréï Makine


 

Il n'est de mur de prison assez haut, de barbelé assez dense pour empêcher l'évasion d'un oisillon miraculeusement sauvé du désastre par le rêve d'un détenu de s'en évader lui aussi un jour .  De tous les papillons multicolores issus de la boîte de Pandore, le dernier à s'envoler se nommait l'espérance. 



Lu dans :
Andréï Makine. L'ami arménien. Grasset. 2021. 216 pages.

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