31 décembre 2015

Une année quittée en catimini

Quand on lui a demandé :
    Qu’est-ce que l’espoir,
il a dit « Le rêve d’un homme réveillé »
            Aristote  (384 av. J.-C. – 322)

Étrange impression: le grand corps malade paraît s'assoupir avant la fête, soudain le téléphone sonne moins, les patients semblent s'excuser avant d'entrer, promettant de faire bref. Ultimes prescriptions d'une année qui fut riche en joies, en inquiétudes et en souffrances. Un labeur de fourmi qui, une année de plus, fut mon bonheur. Je peine à reconnaître le visage de cette médecine qui a tant évolué en l'espace d'une existence, j'apprécie les potentialités de guérison qu'elle nous apporte au quotidien. Il est raisonnablement permis aujourd'hui d'espérer une vie sans connaître la souffrance incontrôlée, l'étouffement des grandes crises d'asthme nocturne, les grandes mutilations chirurgicales, les délabrements des membres gangrenés.  Et quand la médecine n'en peut plus, on peut aussi mourir en paix si on le souhaite, sans qu'on vous l'impose ni l'interdise. J'aime les rues de mon village dans la ville s'éveillant le matin quand ma tournée commence, et la paix de mon bureau quand le dernier patient en referme la porte. Les soirs comme aujourd'hui, on y entend l'écho d'une douce musique, l'espérance rendue à ceux qui l'ont perdue et qui transforme une vie.  


Je vous souhaite une bonne année 2016.
        

24 décembre 2015

Calligraphie de l'être aimé

"Depuis, Maître Kuro a renoué avec l'art subtil de la calligraphie.
Il a retrouvé l'équilibre entre le plein et le délié.
La lenteur et la fulgurance.
La fermeté et le relâchement.
Le yin et le yang.
Et sait désormais,
comme Yuna le lui enseigne chaque jour avec tant de délicatesse,
que la plus belle des calligraphies est celle que l'on écrit à l'encre de ses doigts,
tel un tatouage sensuel et éphémère,
sur la peau de l'être aimé. "
        Maxence Fermine

 

Je vous souhaite une joyeuse fête de Noël
CV.
 
Lu dans:
Maxence Fermine. Zen. Ed. Michel Lafon. 2015. 141 pages. Extraits p 134

22 décembre 2015

La calligraphie comme un souffle

"Être attentif à une branche prise dans le vent du matin  
observer le mouvement de la brume et des nuages
vivre les lieux        respirer les parfums de la nature
saisir l'instant
puis s'enfermer dans son atelier  
et reproduire en un trait unique les nuances de la réalité
art de l'éphémère         cristallisé dans un mouvement d'éternité
trouver l'équilibre entre les pleins et les déliés        la lenteur et la fulgurance
Calligraphie        écriture de la beauté."
            Maxence Fermine

Passer des heures à confectionner des origamis, assembler des fragments de céramique, faire du scratch-booking, tailler ses rosiers, déglacer les sucs de cuisson d'un gibier rôti, ciseler les mots pour qu'ils tiennent en trois phrases, mouiller l'aquarelle, cueillir la note juste au bout de l'archet: à chacun son langage pour calligraphier sa vie. 



Lu dans:
Maxence Fermine. Zen. Ed. Michel Lafon. 2015. 141 pages. Extraits pp. 15, 24 

Dernier voyage


"Je porte sur mon dos les montagnes du monde
mon front s'est creusé de tous les sentiers sur lesquels j'ai marché
tu peux entendre dans ma voix les grondements de la terre
et voir dans mes yeux l'eau de toutes les mers..."
            Séverine Gauthier

C'est l'histoire d'un grand-père et d'un enfant, grands voyageurs. Le grand-père est las, il ne peut plus avancer, il va partir pour son dernier voyage, sans l'enfant. L'enfant décide alors de faire appel au vent le plus puissant, qui peut soulever des montagnes. Lui saura faire avancer son grand-père. Poésie de la littérature enfantine.



Lu dans:
Séverine GAUTHIER et Amélie FLECHAIS. L'homme montagne. Delcourt jeunesse. 2015.

20 décembre 2015

Regrets inutiles

"Regretter, c'est prendre des décisions au passé".
        Timothy Ferriss

Rétrospective-ci, bêtisier-là ça sent l'année qui clôture. Ce qu'on aurait pu faire et qui ne le fut n'est plus, est-ce bien la peine d'encore s'en tourmenter? Dans l'agenda qu'on ferme et range, il est des choses qu'il est avisé d'oublier, demain vaut mieux que cela.  


Lu dans:
Timothy Ferriss. La semaine de 4 heures. Pearson. 2010. 390 pages. Extrait p.308 

19 décembre 2015

Rêver avec Scala

"Mais les rêves, tous ces rêves que l'on ne faisait plus
Mais les rêves, tous ces rêves que l'on croyait perdus
Il suffit d'une étincelle pour que tout à coup
Ils reviennent de plus belle, les rêves sont en nous.
Les rêves sont en nous... "
    Pierre Rapsat

Court moment de pur bonheur. Scala chante ce vendredi soir dans l'église dont chaque jour j'entends les cloches, rythmant nos vies. On est au cœur d'Anderlecht, pas toujours ma belle, et je ne sais plus si j'ai cinq ans ou soixante à contempler la superbe collégiale rénovée, dont les piliers tremblent ce soir sous les basses d'Hooverphonic, rêvent avec Pierre Rapsat et mêlent les mains et les épaules d'un public bonhomme qui reprend avec une joie non-dissimulée en final Ik hou van U/Je t'aime tu sais/Geef me een kus/Embrasse-moi. La surprise de ce final insolite est totale. Durant une heure trente, le spectacle s'est inséré dans son époque par ses jeux de lumière, ses sons et ses rythmiques, ses militaires pas bisounours à l'entrée rappelant qu'on est en état d'alerte 3 et que le Bataclan est toujours possible. Pour déboucher soudain sur un de ces moments de folie pure où on se souvient - l'aurait-on oublié - qu'on est sur les terres de Breughel, de Magritte et de Folon. Durant quelques brèves minutes, on croit "à la beauté qui sauvera le monde" et on se prend à rêver avec Erri de Luca d'une terre qui un jour fonderait sa sécurité sur les désarmés, veillant jour et nuit les uns sur les autres avec bienveillance. Un dernier rappel, face à un public debout souhaitant prolonger l'instant, évoque que "sur cette étrange mappemonde / où le plus beau côtoie l'immonde / même si l'on est différent / il faut savoir traverser le temps / et vivre les mêmes émotions / ensemble, ensemble."   
Les rêves sont en nous, il est bon, parfois, un court moment, de se les autoriser. 
  
 
Lu dans:
Scala chantait à la collégiale Saint Guidon, à Anderlecht, ce vendredi 19 décembre 2015 à 20 heures.
Pierre Rapsat. Les rêves sont en nous.
Pierre Rapsat. Ensemble.  

18 décembre 2015

Voix

"Ta voix soigne les blessures
Elle est route et lumière
À la clairière du ciel."
Giovanni DOTOLI 

16 décembre 2015

Un destin d'étincelle


"L'étincelle ne sait pas si elle vient de l'enclume ou du marteau."
            Marcel Havrenne

Lu dans:
Marcel Havrenne. Du pain noir et des roses. Ed Phantomas. 1984. 84 pages. Extrait p.29

Les sons du silence

"La proximité, en musique et ailleurs, exige cette sorte de silence intérieur qui laisse en nous la place pour la voix de l'autre."
            Jean-Marc Besse

"Il existe bien des sortes de silence. Il y a par exemple le silence que les pouvoirs font régner pour des raisons politiques, le silence de la réprobation morale ou religieuse, le silence complice qu'on impose à autrui au nom de l' omerta. Ce sont des silences contraints, dont l'objectif est l'interdiction de toute parole, voire la terreur du langage. Il y a aussi le silence de la satiété, de la satisfaction du désir de l'apaisement, du bonheur sans paroles ni bavardages. Un silence de l'intimité sans inquiétude. On connaît aussi le silence de la fin, quand tout s'arrête par impuissance ou manque de volonté ou  d'énergie. C'est le silence du «il n'y a plus rien à dire ». Mais il existe aussi une quatrième forme de silence, celui du recueillement qui accompagne l'écoute. Écoute de l'autre et écoute de soi. Dans cette relation entre le silence et l'écoute, relation qui laisse venir la parole, il est possible de trouver un lieu d'habitation. Le silence ne s'oppose pas à la parole, mais plutôt au bavardage, à ce qu'on appelle aujourd'hui la communication, c'est-à-dire à une espèce de nappe bruyante de mots qui nous entourent sans but ni fin et qui nous mettent littéralement hors de nous. Pouvons-nous réellement habiter dans ce que David Le Breton appelle justement cette « ébriété de paroles», dans cette injonction à tout dire et tout montrer, dans cette exposition généralisée aux bruits et aux images qui ne nous laissent aucun repos ni retrait? Écoute-t-on seulement quelque chose dans cet univers de la parole parlée? Regarde-t-on vraiment ce qu'on nous jette aux yeux? Constamment sollicités, excités par un déferlement kaléidoscopique de sons et d'images se succédant sans relâche, nous sommes toujours en retard par rapport à ce qui vient de disparaître."
 


 
Lu dans:
Jean-Marc Besse. Habiter un monde à mon image. Flammarion. 2013. 254 pages. Extrait p.51, pp 168-169
David Le Breton, Du silence, Paris, Métailié. Collection. Traversées). 1997, 292 pages Extrait p. 11

14 décembre 2015

La stupeur d'être

"La vie est-elle
un instant âpre arrimé au hasard
un instant succulent dérobé au malheur
un instant imprécis tendu vers sa fin
l'instant où le néant se fait tout  (..)
la vie
n'est que l'impossible accompli."
        Pedro VIANNA
 



Lu dans:
Pedro Vianna. Tout instant est l'instant. 2006-2008. Livre XXXVIII. En toute nudité 

12 décembre 2015

"Si je pouvais rencontrer le jeune homme que j’étais, j’aimerais qu’il puisse avoir envie de me serrer la main. "
            E. de Luca
  

11 décembre 2015

Aphorisme vole


"L'argent, c'est coûteux."
    J. Jarvis

Non-sense. Trois mots lus le matin qui le soir voletaient encore, m'ayant fait évoquer tout et son contraire. Ce matin au lever, coucou qui voilà: je leur ouvre la cage.



Lu dans:
Jeff Jarvis. La méthode Google. Que ferait Google à votre place? Préface de Franck Riboud. Ed Télémaque 2009. Pocket 14806. 510 pages. Extrait p.83

10 décembre 2015

Le pigeon

"Du campement tzigane de Nanterre,
ce qu'on voyait le mieux,
c'était la grande arche de la Défense.
C'était la misère,
les enfants marchaient pieds nus l'hiver
au milieu des rats, pas d'eau ni d'électricité,
et pas toujours quelque chose à manger,
et ce monument gigantesque éclairé
la nuit par des projecteurs est baptisé:
"L'Arche de la fraternité"
            Alexandre Romanès

Perché sur la bouche de cheminée du voisin, un pigeon se réchauffe, partisan d'une réutilisation rationnelle de l'énergie. Dans les sous-sols du complexe de la Défense, à Paris, une armée de sans-abris occupe dès la fermeture des bureaux les réduits techniques, escaliers borgnes et espaces de rangement déshabités, en quête d'un peu de sécurité et de chaleur pour la nuit. Jour. Nuit. Deux mondes cohabitent dans le même espace géographique, sans que jamais leurs regards ne se croisent. La vision du pigeon m'amuse. L'autre moins.


Lu dans:
Alexandre Romanès. Un peuple de promeneurs. Histoires tziganes. NRF Gallimard. 2011. 128 pages. Extrait p.99

09 décembre 2015

La vie comme elle se décrit

"Foi en cette humanité
ni tout à fait barbare
ni tout à fait humaine
se perdant
se retrouvant
trébuchant
se relevant
marchant sur sa corde raide
mais marchant
connaissant ses limites
les repoussant
succombant aux ruses de l'Histoire
les déjouant
amnésique
et férue de mémoire
Cette humanité-là
mon unique peuple."
         Abdellatif Laâbi

Etonnant contraste. D'un côté le récit médiatique autour de la victoire du Front national en France, éventail d'opinions tranchées et sous-titrées par la mention de l'appartenance politique des locuteurs. Un microcosme dont les acteurs sont beaux, bien coiffés, bien habillés, s'expriment avec élégance. De l'autre côté les récits de vie des patients rencontrés en consultation cet après-midi, pas beaux, mal attifés, s'exprimant en un langage stéréotypé, bredouillé, entrecoupé de "que dirais-je" et de "je dirais même plus", mais dont chaque mot est significatif d'un vécu unique. Je ne connais ni leur appartenance politique, ni leurs sympathies pour les cadors qui nous gouvernent, et pourtant ils expriment mieux que quiconque les échecs, les convictions, les préoccupations pour le lendemain qui - en soi - constituent la substance de la chose publique. Comme l'écrit Laâbi, j'aime cette humanité-là.




Lu dans:
Abdellatif Laâbi. Zone de turbulences. Clepsydre. Editions de la Différence. 2012. 112 pages. Extrait p. 99 

08 décembre 2015

Humeur Bleu marine

"À ceux que je croise je demanderai
Avez-vous vu l'image d'une femme
qui a sauté d'ici
ou de là?
Peut-être se moqueront-ils
et comme eux je rirai de mon désarroi
puis retournerai là d'où je viens
au siège encore vide
au rêve encore chaud
au temps où il était encore possible
de monter dans l'ultime compartiment du dernier train."
         Chawqi Baghdadi (1928- , Damas)

   
Lu dans:
Chawqi Baghdadi. Calme du soir. Trad. Claude Krul. ©Alidades. Les Poètes de la Méditerranée. Gallimard Poésie. 2010. 955 pages. Extrait page 187

07 décembre 2015

Saveurs modestes

"On n'est jamais aussi heureux que lorsqu'on n'avait pas prévu de l'être."
        Monique Proulx


Il est humble, pauvre, vieux, et relève d'une longue danse avec la mort. Un flat social au Soleil d'Automne l'abrite, où je me rends chaque mois sans déplaisir. L'air embaume d'un fumet de lapin à la gueuze qu'il mitonne depuis tôt le matin. Demain ce sera un petit jambonneau sur choucroute avec saucisson: le temps passe vite quand on est aux fourneaux! Il nourrit le pigeon qui a trouvé abri au bord de sa fenêtre puis retourne à son documentaire animalier sur Ushuaïa TV. Il bénit la saveur du jour, sans attentes extravagantes ni regrets inutiles, l'hiver est doux cette année n'est-ce pas docteur?  


Lu dans :
Le coeur est un muscle involontaire de Monique Proulx. Ed Boréal. 2002. 408 pages. Extrait p.146

05 décembre 2015

Musique sublime


"Il y a des fréquences illégales sur le disque. J’ai testé le truc pendant des concerts, au cours des entractes, on le passait doucement pour voir ce qui se passerait, et il s’est produit exactement ce que je pensais : bagarres, beaucoup d’irritation, c’était fabuleux!»
        Lou Reed, évoquant Metal Machine Music

On ne doit pas avoir du mot fabuleux, ni de la musique qui adoucirait les mœurs,  la même compréhension. Parmi ses nombreux synonymes (éblouissant, admirable, allégorique, énorme...) il n'en est qu'un qu'on  puisse lui accoler dans le cas présent: stupéfiant, pas comme qualificatif, mais comme les nombreuses substances prises par Lou Reed, « prince de la nuit et des angoisses », comme l'appela Andy Warhol.  Aujourd'hui, Metal Machine Music voit une reconnaissance et une légitimisation tardive, utilisé comme fond sonore d'expositions de musées ou repris sous la forme d'albums hommage. 


Lu dans :
Didier Zacharie. Disques maudits. Le soir 6 août 2015

04 décembre 2015

Un chiffon sur le visage


"Aquarelle
symbiose entre l'eau, la couleur et la lumière
qui n'en font des fois qu'à leur tête."
        Marie-Hélène Dechambre

Comme le chiffon mouillé révèle l'aquarelle, il suffit de quelques larmes pour embuer tout un paysage. L'artiste capte cet instant fugace et en fait du bonheur. L'aquarelle est une émotion devenue beauté.

02 décembre 2015

Glacis cocon

"A défaut de soleil, sache mûrir dans la glace".
        Henri Michaux

Après avoir vécu la promesse des blés, des grappes et des ruches ondulant au soleil, découvrir la vie qui sourd sous la neige au premier printemps nous préserve à jamais contre l'esprit chagrin. Un jour on découvre qu'on est tout cela à la fois, tantôt exubérance, chaleur, couleurs, musique, danse, tantôt patience, lenteur, pâleur, humilité, silence, et que toute existence n'est que séquences. Ce jour-là des blés soudain surgit une alouette: c'est nous, elle chante et rien ne sera plus comme avant. 

        

01 décembre 2015

Je t'écoute respirer

"Respirer, c'est expulser de soi un air ancien pour laisser entrer en soi un air nouveau. Au plus profond de moi, il y a un mouvement constant de remplacement qui est la vie même, mouvement rythmé d'entrée et de sortie du monde en moi et de moi vers le monde."
         Jean-Marc Besse

Une vie passée à respirer, et pas que de l'air. J'écoute, je parle. Je lis, j'écris. Je regarde, je peins. Tout ce qui nous pénètre nous féconde, on absorbe des fleurs, on reproduit des fruits. Notre cerveau aussi respire, expulsant les pensées anciennes, vieillies, usées, pour se nourrir de concepts nouveaux, créatifs, revigorants. Je respire donc je suis. 



Lu dans:
Jean-Marc Besse. Habiter un monde à mon image. Flammarion. 2013. 254 pages . Extrait page 250

La parole vraie

"Il faut se méfier des interprétations hasardeuses. De l'Autre je recevrai toute parole comme un signe de vérité. Et lorsque je parlerai, je ne mettrai pas en doute qu'il reçoive pour vrai ce que je dirai."
Roland Barthes

Se pourrait-il que ce soit si simple? Habiller les mots de signes, interpréter les paroles d'autrui en fonction des sentiments du moment, les nôtres ou ceux que nous lui prêtons, peut constituer un piège dans la relation. On connaît l'histoire des deux cravates, une rouge une bleue, offertes par une mère à son fils. Il met la rouge et le fait remarquer à sa mère qui lui répond: "je m'en doutais, tu n'aimes pas la bleue." On sourit, mais combien d'existences gâchées par la répétition de ce scénario?


Lu dans:
Roland Barthes. Fragments d'un discours amoureux. Seuil. 1977  

29 novembre 2015

Sagesse de la fin de nuit

"Tiens, les entends-tu maintenant? Ce sont les autres coqs.
Ils chantent dans du rose        Ils croient à la beauté dès qu'ils peuvent la voir.
Ils chantent dans du bleu
J'ai chanté dans du noir      Ma chanson s'éleva dans l'ombre la première
C'est la nuit qu'il est beau de croire à la lumière."
        Edmond Rostand. Chantecler, acte Il, scène 2.

On peine à imaginer l'intensité de certains combats contre la maladie, luttes pied-à-pied incertaines pour gagner un jour, une goutte de guérison, la victoire contre une bactérie et contre le désespoir. Comme le dit Henri Guillaumet rescapé de la chute de son avion dans les Andes, à qui son ami Antoine de Saint-Exupéry dédiera son livre Terre des hommes en 1939 "ce que j’ai fait, je le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait." Quand surgit dans cette désespérance, au fond de la nuit, la lueur d'un rétablissement possible les quelques mots de Rostand prennent une coloration inattendue. 



 
Lu dans:
Valentine Goby. Kinderzimmer. Actes Sud 2013. Babel. 229 pages. Exergue.

28 novembre 2015

Prière simple


Delia: "Que Dieu protège tout le monde même mes ennemis."
        Sagesse d'enfant.

Parole inaudible par les temps qui courent, et pourtant. Déchiqueter son pire ennemi crève l'abcès, mais ne guérit pas le malade. Les adultes demandent toujours aux enfants ce qu'ils feront quand il seront grands, c'est parce qu'ils cherchent des idées. Les réponses font parfois respirer un air plus frais que celui qui nous est donné, et peuvent nous inspirer.




Lu dans:
Delia est la fille d'Alexandre Romanes Un peuple de promeneurs. Histoires tziganes. NRF Gallimard. 2011. 128 pages

27 novembre 2015

De la paille au pain


"Quand notre blé sera couché
que nos épis battus joncheront la campagne
quand nous ne serons plus que morte et molle paille
quel pain deviendrons-nous
aux dures dents de nos vivants? "
    Louis Daubier. 1984:79



Lu dans:
José HAVET. Louis Daubier : poésie, transparence et tentations contradictoires. Préface de Raymond-Jean Lenoble. 2013. Azimuts. 255    

26 novembre 2015

Vous n'aurez pas ma haine

Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes. Si ce Dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a fait à son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure dans son coeur. Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes.
Vous voulez que j’aie peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Je l’ai vue ce matin. Enfin, après des nuits et des jours d’attente. Elle était aussi belle que lorsqu’elle est partie ce vendredi soir, aussi belle que lorsque j’en suis tombé éperdument amoureux il y a plus de 12 ans. Bien sûr je suis dévasté par le chagrin, je vous concède cette petite victoire, mais elle sera de courte durée. Je sais qu’elle nous accompagnera chaque jour et que nous nous retrouverons dans ce paradis des âmes libres auquel vous n’aurez jamais accès.
Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus fort que toutes les armées du monde. Je n’ai d’ailleurs pas plus de temps à vous consacrer, je dois rejoindre Melvil qui se réveille de sa sieste. Il a 17 mois à peine, il va manger son goûter comme tous les jours, puis nous allons jouer comme tous les jours et toute sa vie ce petit garçon vous fera l’affront d’être heureux et libre. Car non, vous n’aurez pas sa haine non plus."
                                  Antoine Leiris, journaliste à France Bleu

24 novembre 2015

Bonheur au Chien Vert

"Qu'est-ce que je serais heureux si j'étais heureux !"
         Woody Allen (1935- )

C'est une vieille dame maintenant. Seule depuis le décès du père adoré et de la maman chérie. On évoque le bonheur et le malheur d'être. Elle me raconte avoir connu ce sentiment de plénitude heureuse une seule fois dans sa vie, durant une dizaine de minutes, au magasin le Chien Vert entre les rames de tissus et de rideaux. Pourquoi là? pourquoi à ce moment? aucune explication raisonnable. Elle planait, se sentait bien, elle aurait bien esquissé un pas de danse tant c'était bon. Elle n'avait jamais connu cela auparavant, ne l'a plus jamais connu depuis. Elle ne s'en plaint pas: au moins elle sait à quoi cela ressemble, le bonheur. 
 


23 novembre 2015

Les courriels qui font du bien

"Cher Carl,
Pour une fois, je ne suis pas d'accord avec toi, et suis heurté par la dernière phrase de ton texte. Je trouve déplacé de mettre ce qui se passe sur un plan quantitatif. Je pense que les français ont vécu là un traumatisme qui sous certains aspects ressemble un peu au traumatisme que les belges ont vécu lors de l'affaire Dutroux. Quelque chose d'incompréhensible et d'injuste, touchant des innocents.​ "

Cette phrase, envoyée par un ami cher, est ce que j'ai lu de plus intelligent aujourd'hui. Elle faisait suite à un coup de téléphone allant dans le même sens d'un de mes fils. J'ai apprécié une fois de plus avoir dans mes proches des contradicteurs bienveillants et avisés. 



22 novembre 2015

Risque maximal et risque relatif

"On appelle profond ce dont simplement on ne peut voir le fond."
    Friedrich Nietzsche

Ce weekend "soudain Bruxelles devint un cimetière d’être vivants" comme le décrit bien Béatrice Delvaux, en raison d'un "risque maximal". Pareil risque majeur correspond en médecine à la situation dans laquelle on a le plus de (mal)chances de mourir. On est loin du compte en ce qui concerne la traque de deux minables et de leurs comparses dont la force est de se dissimuler et de jouer de l'effet de levier qu'est la peur. Rien n'excuse ni ne diminue l'horreur du carnage parisien, mais de quoi puis-je mourir si je sors ce weekend? Les statistiques me rassurent ici davantage que les viriles paroles de Charles, François et Vladimir. 500 personnes meurent par noyade en France chaque année (et le nombre augmente régulièrement), 3.500 sur les routes et plus de 5.000 en raison d'une chute, la plupart du temps... à leur domicile. Quant aux meurtres sanglants, ils ne sont pas l'apanage de terroristes puisque 754 homicides ont été dénombrés en France en 2013, soit deux par jour, dont 40% sur les lieux d'habitation et 28% d'origine conjugale ou familiale. On est plus en danger dans son lit qu'au Bataclan. 
 


20 novembre 2015

La danse de l'or


"Comme dans la chanson     les feuilles
soulevées par le vent     vont se mettre à danser."
            Valentine Goby. Kinderzimmer.

Elles dansent parce que la brise est bonne, et que c'est la dernière, et que cela termine bellement une vie de feuille. Légères, dorées, elles dansent parce qu'elles ne sont pas rochers battus par les vagues, ou châtaignes prêtes à griller: à chacun son histoire. Je m'inquiétais début novembre de voir les feuilles jaunes des Gingko Biloba de ma rue traîner aux arbres, en retard sur les autres, comme si le vent d'automne avait perdu une partie de son butin en route. Le jour venu, une pluie de pépites d'or joncha le sol après avoir fourni la plus belle des chorégraphies. A chacun son temps, attendre l'heure est un bonheur. 


Lu dans:
Valentine Goby. Kinderzimmer. Actes Sud 2013. Babel. 229 pages. Extrait p. 21

19 novembre 2015

L'ombre du rat

"On regarde briller les feux de Port-Saïd,
comme les Juifs regardaient la Terre promise:
car on ne peut débarquer; c'est interdit
- paraît-il - par la convention de Venise
(..)
Poète, on eût aimé, pendant la courte escale
fouler une heure ou deux le sol des Pharaons
au lieu d'écouter miss Florence Marshall
chanter The Belle of New York, au salon. "
        Henry Jean-Marie Levet (1874-1906)

Étrange époque. On n'ira plus à Louxor, ni à Tunis, ni à Istamboul, Charm el-Cheikh, Alep, ou Beyrouth. On ne survolera plus le Sinaï, le Donbass, le désert malien. Même pour Paris désormais on réfléchit. Des îlots, englobant des pays entiers, s'entourent de toute part de barbelés dans l'espace Schengen: un chien avec un chapeau nommerait cela une prison si leurs habitants ne s'y réfugiaient volontairement. Qu'un si grand nombre d'individus du monde dit libre restreignent à ce point ses destinations de voyage et s'enferment sous la surveillance d'aussi peu de geôliers aussi mal rasés interpelle. Le proprio de la maison aux vingt chambres vit désormais dans sa cuisine-cave et ne la quitte plus qu'à regret tant il craint l'ombre du rat. Est-on jamais aussi limité dans sa liberté que par les murs qu'on s'érige soi-même? Existe-t-il gardien de camp plus redoutable que celui qui a compris l'usage de cette arme fatale: la Peur, particulièrement celle qui nous saisit quand les contours du danger sont insaisissables, flous et nourris par tout l'imaginaire de nos angoisses intimes. Des centaines de SMS "maman je suis bien arrivé à l'école" s'envoient dans le cloud deux, trois, quatre fois par jour, il paraît que cela rassure - douce illusion. Nous fûmes terrorisés par le Père Fouettard, essayons donc pour nos enfants Dutroux, Ben Laden et Abaaoud, et qu'ils referment surtout bien derrière eux la petite porte du jardinet le matin, on n'est jamais assez prudent. Nos propres enfants sont aujourd'hui parents, contraints de réécrire chaque jour un improbable roadbook: é-duquer, é-lever contiennent la notion de "faire sortir de", "tenir en l'air à bout de bras" pour élargir le champ de vision, bref préférer le risque au cocon. Heureusement, ils le font bien. 


     
Lu dans:
Henry Jean-Marie Levet, poète du spleen, de l'opium et des paquebots, dont l’œuvre minuscule tient dans la paume de la main, est cité dans le dernier Goncourt
Mathias Enard. Boussole. Actes Sud 2015. 381 pages. Extrait pp 199-200.

18 novembre 2015

Choses simples


"Je ne vais rien écouter
 Je ne vais rien regarder
 Je vais éteindre tout     sauf la lumière
 Je vais faire des choses simples     avec de l'amour dedans
    marcher avec les chiens     cuisiner     lire un livre
     parler à mes proches         mesurer la chance que j'ai
 Je vais éviter de maudire      de haïr     de rejeter la faute sur l'autre.
 Je vais me souvenir qu'il suffit
        d'une poignée d'individus pour semer la mort
        et d'une multitude pour défendre l'essentiel de nos valeurs : la liberté, l'égalité
                   la fraternité."  
             David Lallemand Pesleux


17 novembre 2015

Le doux bruit d'une respiration au cœur du cyclone

"Je regarde la petite cour d'école, bien carrée, bien goudronnée, avec sa lumière plombée sur le préau et les quatre tilleuls muets. Quel essaim de mondes d'enfants disparus volette dans cette cour."
                Jean-Pierre Amette

Par-dessus les murs de l'école communale, des rires d'enfants, le tintement d'une cloche, les rangs se forment. On est à quelques centaines de mètres du Molenbeekistan dont se repaissent les Unes du monde après les attentats de Paris, et j'imagine les grands gosses qui se sont fait sauter vendredi jouant sous les mêmes tilleuls les mêmes jeux, avec les mêmes rires. A midi les mères les attendront à la porte de l'école pour qu'ils ne leur arrive rien de fâcheux sur la route du retour. Il règne dans ce quartier populaire et coloré où je suis né un calme étrange, à mille lieues des représentations qui en sont faites. C'est Henri Laborit je crois qui dans son Eloge de la fuite listait ce qui s'offrait à l'infortuné marin confronté à la tornade: rentrer au port, fuir au large ou se réfugier dans l’œil du cyclone. Une fraction de temps je m'imaginai être ce marin blotti, méditant sur les sources de la violence et les improbables rencontres qui la nourrissent. Étrangement, je n'en aimai mon quartier d'enfance et ses contrastes que davantage.  



Lu dans:
Jean-Pierre Amette. Journal météorologique. Ed des Equateurs. 2009. 155 pages. Extrait p.99,100
Henri Laborit. Eloge de la fuite. Robert Laffont. 1976.

15 novembre 2015

Sagesse pour temps orageux


"Je n'ai pas encore compris
comment fonctionne le monde,
mais je sais très bien
ce que le ciel exige de moi.
Le temps du gâchis est fini.
Maintenant, je pose la main
sur tout ce qui est beau."
Alexandre Romanès

A temps complexes, paroles simples comme en distille Alexandre Romanès le poète gitan, équilibriste, dresseur, nomade du cirque itinérant qu'il a fondé. Ancien illettré, ami de Jean Genet, il n'a appris à écrire qu'à l'âge adulte pour pouvoir publier ce qu’il vit et ce qu’il ressent. Cela nous donne une poésie essentielle, avare de mots inutiles mais désaltérante, qu'on aime relire les jours de ciel orageux et de mer agitée. 


Lu dans:
Alexandre Romanès. Paroles perdues.

14 novembre 2015

Alep Paris


"Il est cinq heures
Paris se lève
Il est cinq heures
Je n'ai pas sommeil."
               Lanzmann/Dutronc

Une série d'attaques simultanées a fait au moins 127 morts vendredi soir à Paris et dans la ville voisine de Saint-Denis. Grand corps malade, dont la fragilité fait écho à notre propre vulnérabilité intrinsèque, d'où l'effroi qu'elle suscite. Résister à la peur et à la simplification est un beau programme pour la semaine. 


13 novembre 2015

Dé-ménager


"Les choses ne sont pas seulement des choses, elles portent des traces humaines, elles nous prolongent. Nos objets de longue compagnie ne sont pas moins fidèles, à leur façon modeste et loyale, que les animaux ou les plantes qui nous entourent. Chacun a une histoire et une signification mêlées à celle des personnes qui les ont utilisés et aimés. Ils forment ensemble, objets et personnes, une sorte d'unité qui ne peut se désolidariser sans peine."
        L. Flem

Le mot «déménagement» contient une négativité discrète : il s'agit de dé-ménager. On ne se contente pas de changer le lieu où l'on habite, on abandonne celui où l'on vivait, on ne le ménage plus. Déménager, c'est d'abord vider, jeter, mettre en cartons, démonter, déranger ce qui tenait jusqu'alors plus ou moins en place à l'intérieur de la maison. Tout y passe: les vieux papiers, les livres autrefois lus et maintenant oubliés, les bibliothèques où ils étaient rangés, les armoires et les vêtements qu'elles contiennent, les jouets des enfants, les lits, les chaises, les tables, les canapés, les assiettes et les verres, les disques, les photos, et puis tous ces objets inutiles ramenés des vacances... La liste serait presque infinie. Mais ce qu'on démonte, ce qu'on jette, bref ce qu'on défait et qu'on casse, c'est un espace de vie, un ensemble vivant, un espace organisé sémantiquement et fonctionnellement, une histoire qui s'est nouée. C'est un espace peuplé d'objets qui sont comme les compagnons familiers de notre existence quotidienne.  (..) Le déménagement est plus qu'un simple mouvement dans l'espace. On y fait plus que seulement changer d'endroit ou d'emplacement. Il existe certes des déménagements «positifs », ceux des débuts de la vie active, ceux qui accompagnent l'installation en un nouveau lieu de séjour auprès d'une personne ardemment désirée. Le déménagement est alors une sorte de promesse qui se réalise. Mais, lorsqu'il s'agit de quitter un lieu où l'on a longtemps vécu, le déménagement ressemble parfois aussi à une déchirure. A vrai dire, promesse et déchirure peuvent aller ensemble.
        JM Besse.

Une pensée pour notre cadette et sa famille qui (dé)emménagent aujourd'hui.
CV.

Lu dans:
Jean-Marc Besse. Habiter un monde à mon image. Flammarion. 2013. 254 pages
Lydia Flem. Comment j'ai vidé la maison de mes parents. Seuil. La librairie du XX1e siècle. 2004, p. 50.

11 novembre 2015

Sagesse d'Alain

« Toute vérité devient fausse lorsqu'on s'en contente. »
          Alain



Lu dans:
Alain. Les marchands de sommeil. Camille Bloch. 1919

10 novembre 2015

Un gars de Catteville. Armistice (2015)

"Pourquoi ça, que c'est une victoire? Sulphart déconcerté un instant, ne trouvant pas tout de suite les mots qu'il fallait pour exprimer son farouche bonheur. Puis sans même comprendre la terrible grandeur de son aveu, il répondit crûment: J'trouve que c'est une victoire, parce que j'en suis sorti vivant..."
            Roland Dorgelès. Les Croix de bois. 1919

"Non, c'est affreux, la musique ne devrait pas jouer ça ... L'homme s'est effondré en tas, retenu au poteau, par ses poings liés. Le mouchoir, en bandeau, lui fait comme une couronne. Livide, l'aumônier dit une prière, les yeux fermés pour ne plus voir. Jamais, même aux pires heures, on n'a senti la Mort présente comme aujourd'hui. On la devine, on la flaire, comme un chien qui va hurler. C'est un soldat, ce tas bleu? Il doit être encore chaud. Oh ! Être obligé de voir ça, et garder, pour toujours dans sa mémoire, son cri de bête, ce cri atroce où l'on sentait la peur, l'horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme qui brusquement voit la mort là, devant lui. La Mort: un petit pieu de bois et huit hommes blêmes, l'arme au pied. Ce long cri s'est enfoncé dans notre cœur à tous, comme un clou. Et soudain, dans ce râle affreux, qu'écoutait tout un régiment horrifié, on a compris des mots, une supplication d'agonie: « Demandez pardon pour moi... Demandez pardon au colonel... »  Il s'est jeté par terre, pour mourir moins vite, et on l'a traîné au poteau par les bras, inerte, hurlant. Jusqu'au bout il a crié. On entendait: « Mes petits enfants ... Mon colonel... » Son sanglot déchirait ce silence d'épouvante et les soldats tremblants n'avaient plus qu'une idée: Oh ! vite ... vite ... que ça finisse. Qu'on tire, qu'on ne l'entende plus ... »  Le craquement tragique d'une salve. Un coup de feu, tout seul: le coup de grâce. C'était fini. .. Il a fallu défiler devant son cadavre, après. La musique s'était mise à jouer Mourir pour la Patrie et les compagnies déboîtaient l'une après l'autre, le pas mou. Berthier serrait les dents, pour qu'on ne voie pas sa mâchoire trembler. Quand il a commandé: «En avant! » Vieublé, qui pleurait, à grands coups de poitrine, comme un gosse, a quitté les rangs en jetant son fusil, puis il est tombé, pris d'une crise de nerfs. En passant devant le poteau, on détournait la tête. Nous n'osions pas même nous regarder l'un l'autre, blafards, les yeux creux, comme si nous venions de faire un mauvais coup. Voilà la porcherie où il a passé sa dernière nuit, si basse qu'il ne pouvait s'y tenir qu'à genoux. Il a dû entendre, sur la route, le pas cadencé des compagnies descendant à la prise d'armes. Aura-t-i! compris? C'est dans la salle de bal du Café de la Poste qu'on l'a jugé hier soir. Il y avait encore les branches de sapin de notre dernier concert, les guirlandes tricolores en papier, et sur l'estrade, la grande pancarte peinte par les musicos :« Ne pas s'en faire et laisser dire ». Un petit caporal, nommé d'office, l'a défendu, gêné, piteux. Tout seul sur cette scène, les bras ballants, on aurait dit qu'il allait « en chanter une », et le commissaire du gouvernement a ri, derrière sa main gantée.
- Tu sais ce qu'il avait fait?
- L'autre nuit, après l'attaque, on l'a désigné de patrouille. Comme il avait déjà marché la veille, il a refusé. Voilà ...
- Tu le connaissais?
- Oui, c'était un gars de Catteville. Il avait deux gosses.
Deux gosses: grands comme son poteau ..."
                    R. Dorgelès. ibid


Il m'est arrivé de sourire des Poilus de 14-18, j'étais jeune, sot et opposé à la guerre du Vietnam comme tous les barbus des bourges sixties. Et maintenant, recopiant Dorgelès, "arrivé à la dernière étape, il me vient un remord d'avoir osé rire de vos peines, comme si j'avais taillé un pipeau dans le bois de vos croix."

Je nous souhaite de ne jamais avoir à vivre comme eux l'horreur de choix impossibles.
CV

Lu dans:
Roland Dorgelès. Les Croix de bois. 1919. Albin Michel. Extrait "Mourir pour la Patrie", chapitre IX. Réédition Livre de poche, p. 149 à 151.

09 novembre 2015

Stockel, dans quel pays?


"Où donc sont partis trotter mes petits pieds ?
Que sont encore en train de saisir mes mains ?
Sur quelle pente roule en ce moment ma tête ?
Nous n’avons vraiment souci que de nos enfants."
        Eric Chevillard.

32 ans, de misère. Avec elle, deux petites pestes qui pénètrent dans le cabinet comme des balles magiques virevoltantes, on ne les retrouvera qu'à la fin et encore ils s'enfuient. Elle consulte pour leur mal à la gorge, leur hyperkinésie, des poux à l'école et son mal-vivre à elle, tenace "cela fait trois ans que je vous répète que je suis stressée, et vous ne faites rien." Ses gosses consulteraient-ils pour elle? Partie ce matin au travail en métro pour Thieffry, elle s'est retrouvée à Stockel, "Stockel, dans quel pays?" Un collutoire, des perles de valériane, quelques paroles d'encouragement, je les raccompagne jusqu'à la porte, mon sentiment d'impuissance est sans limite.


Lu dans :
Eric Chevillard. L'Autofictif. http://autofictif.blogspot.be/

08 novembre 2015

L'oiseau du réveil


"Le mérite du chant de cet oiseau tient à ce qu'il est dépourvu de toute connotation plaintive. Le chanteur peut facilement nous arracher des larmes ou nous faire rire, mais où est-il celui qui peut faire naître en nous une pure joie matinale? Quand, dans une humeur dolente, brisant l'horrible silence d'un trottoir en bois, par un dimanche ou bien quand je veille dans la maison en deuil, j'entends un coquelet chanter tout près ou au loin, je me dis qu'il y en a au moins un de nous qui va bien, et d'un coup je retrouve mes esprits. "
         Henry David Thoreau

Le recul de l'aube nous a privés d'un bonheur quotidien: le réveil aux chants d'oiseaux en fin de nuit. On n'imagine guère qu'ils n'aient leurs soucis, mais cela ne transparaît guère. Quand le chant se termine, on sait que le Soleil est là, et le chat. 



Lu dans:
Henry David Thoreau. De la marche. Ed. Mille et une nuits. 2003. 78 pages. Extrait p.66

06 novembre 2015

Sœur Anne ne vois-tu

"Qui est là
Personne
C’est simplement     mon cœur qui bat
Qui bat bien fort
À cause de toi
Mais dehors
La petite main de bronze
sur la porte de bois
Ne bouge pas."
    Jacques Prévert

 
Lu dans:
Jacques Prévert. Histoires. Gallimard. Folio N°119. 1963.  242 pages. 

05 novembre 2015

Ivresse de la fin de partie


"Lorsque, parvenu à l'automne de sa vie, on se retourne sur elle pour l'observer, l'image qui vient à l'esprit, plutôt que le chemin qu'on gravirait d'un pas régulier, est celle d'une partie d'échecs. L.e début de la partie donne toujours un grand sentiment de liberté et de sécurité. Les pièces nombreuses offrent d'innombrables possibilités; leur nombre met le joueur à l'abri des surprises: elles forment un glacis que, sauf erreur grossière, l'adversaire ne peut guère surprendre. La connaissance même approximative, des principes de l'ouverture permet de se garantir contre les mauvais coups. Paradoxalement la fin de partie, en diminuant le nombre des pièces en jeu, augmente les risques. Moins Il y a de pièces, plus le mouvement de chacune prend d'importance. Alors qu'en début de partie il semblait à peu près indifférent de placer son fou ou son cavalier ici ou là, désormais chaque coup compte; la moindre erreur entraîne la défaite. On devine confusément qu'il n'y a plus cinquante façons de gagner, mais une seule, et qu'il s'agit de la trouver. Simultanément, l'imbrication des pièces fait qu'il n'y a plus de camps, plus d'espace de sécurité. À tout instant l'adversaire peut débouler au cœur de mon dispositif.

Lorsqu'on est jeune - disons jusqu'à la quarantaine -, on se sent dans les mêmes dispositions que le joueur en début de partie. La vigueur du corps, ses capacités de récupération, l'abondance des  occasions et expériences de toutes sortes - amours, voyages, amitiés, plaisirs divers -, tout cela donne un sentiment de liberté en même temps que de sécurité. Quoi qu'on fasse, à condition de ne pas faire l'imbécile, on ne risque pas grand-chose. Si on se trompe, il suffit de tirer un trait et de repartir dans une autre direction. Avec l'âge il en va différemment. Comme le joueur en fin de partie, on n'a plus que quelques pièces à jouer : l'homme ou la femme avec qui on a fait sa vie, les enfants qui sont déjà grands, les projets qu'on n'a plus beaucoup de temps pour réaliser. Et comme lui, on découvre des risques multipliés: un accident peut anéantir celles ou ceux qu'on aime, un examen médical rétrécir la vie de vingt ans à quelques mois. Un mauvais choix, une mauvaise expérience, et il faut  désormais plus de temps et d'efforts pour s'en remettre. Quant aux projets, on doit décider ceux qu'on fera vraiment, car on ne peut plus réaliser tous ceux qu'on a rêvés. Si on se trompe, c'est encore du temps gâché avant la décrépitude finale. Bref, l'âge des essais, des erreurs fructueuses, des tâtonnements bénéfiques, des fautes pardonnées d'avance est révolu. Désormais, on vit avec le sentiment que chaque coup compte, et qu'un seul mauvais coup peut faire perdre la partie. Cela donne à l'existence un piment que la jeunesse ne connaît pas: tous les joueurs d'échecs savent que ce n'est pas au début de la partie mais à la fin qu'on éprouve les sensations les plus fortes et que le cœur se met à battre. C'est dans la finale que l'intensité du jeu atteint son sommet, parce que le risque y est porté à son paroxysme. Sans doute faut-il penser que ce plaisir propre à l'automne de la vie est une compensation pour tous les agréments perdus de la jeunesse."
        François Gauchet


Lu dans:
François Gauchet. Vieillir en philosophe. Odile Jacob. 2015. 205 pages. Extrait pp 158,159

Lieux de vie


"Les lieux de pleine habitation se rencontrent avant tout dans des moments vécus dont nous portons longtemps sur nous l'empreinte, dans cette ancienne chanson entendue avec des amis dans le bar de la plage, dans cette couleur du nuage au-dessus des toits après la fin de la moisson, dans ce repas partagé, dans la sensation de l'eau qui coule encore sur le corps longtemps après la pluie, dans ces fêtes populaires, dans ces langages particuliers qu'on ne parlait qu'ici. La liste pourrait, on le comprend, indéfiniment s'allonger de ces moments qui ont constitué les lieux dont je cherche à parler: les lieux où quelque chose a été vécu."
                Jean-Marc Hesse



Lu dans:
Jean-Marc Besse. Habiter un monde à mon image. Flammarion. 2013. 254 pages. Extrait pp. 194,195

03 novembre 2015

Heure d'hiver


"C'est une belle journée         la vie calme et vivante
avec juste la pensée sourde         (qu'on chasse doucement)
que cette fois-ci l'été         c'est vraiment bien fini
qu'on a changé l'heure         que les jours raccourcissent
les jours du jour         et les jours des vivants dans le jour
Il faudra chaque soir allumer     un peu plus tôt les lampes
et je ne sais plus quand déjà la nuit tombe
si j'entends l'oiseau Mélancolie chanter doucement dans la brume
ou bien l'enfant chassé de l'été pour rentrer à l'école
qui pousse un soupir en ouvrant ses cahiers
(..)
A la tombée du jour on ne sait pas non plus
si on a le cœur triste d'un jour déjà passé         d'une journée de moins
ou bien le cœur calme parce qu'on a vécu près de ceux qu'on aime
ou simplement des sentiments brouillés         vaguement métaphysiques
Les lumières de la nuit tremblent dans la brume."
                Claude Roy

Moment paisible entre le crépuscule et la nuit où les images de la journée défilent, vaporeuses, L'attention ne se fixe plus sur rien, comme durant les longs voyages en train ou en contemplant une pluie torrentielle, quelques feuilles d'automne accrochées au manteau. On repense à ceux qu'on aime, juste avant de s'envoler dans les songes. C'est bien.


Lu dans:
Claude Roy. Le Noir de l'Aube. Gallimard. NRF. 1990. Extraits pp 58, 117

02 novembre 2015

Sagesse de la montgolfière


"A ce moment, on se dit qu’une simple épingle suffirait à crever la montgolfière."
    Pierre Rimbert.

Hier se sont élevées les dernières montgolfières, mettant à profit des conditions climatiques idéales avant la longue trêve hivernale. Merveilleuses de légèreté, d'équilibre et de maîtrise des vents contraires de l'existence, elles nous émeuvent par l'impression de vulnérabilité extrême qu'elles dégagent. Elles emportent dans le ciel irisé nos rêves et nos craintes. 


Lu dans :
Pierre Rimbert. La guerre des bougons. Controverse intellectuelle ou cirque médiatique. Le Monde Diplomatique. Novembre 2015.

01 novembre 2015

Sagesses de l'au-delà


Une vie sans fin serait inhumaine. Déjà dans la Grèce ancienne la perfection coïncide avec la finitude: ce qui n'a pas de fin est incomplet. Une vie acquiert tout son sens à son terme, quand le cercle se ferme, "nul ne pouvant juger du bonheur ou du malheur d'un homme avant sa mort" (Sophocle,  Trachiniennes)
            Emilio Mordini

L'éternité c'est long vers la fin, s'amusait Woody Allen. S'était-il inspiré du mythe grec d'Eos, déesse de l'Aurore, qui demanda à Zeus de conférer l'immortalité à son époux Tithon ce à quoi il consentit. Mais elle oublia de demander en même temps la jeunesse éternelle. Tithon devint de jour en jour plus vieux, plus grisonnant et plus ridé; sa voix se fit chevrotante et Éos, fatiguée de s'occuper de lui comme un enfant, l'enferma dans sa chambre à coucher où il devint une cigale.  Toute ressemblance avec une situation vécue ou actuelle est bien sûr fortuite, même si notre médecine se veut quelquefois l'égale de Zeus. Ses bénéficiaires, repus de jours, entonneraient volontiers l'antique complainte: 
  
"Relâchez-moi donc et rendez-moi à la terre
que je retrouve ma beauté matin après matin
que j'oublie ces jours vides
accroché pour toujours aux ailes d'un rayon d'argent." (Sophocle)

Je vous souhaite une belle fête de Toussaint, lumineuse comme l'est le souvenir de certains de nos proches disparus.
CV

Lu dans:
Sophocle. Trachiniennes, 1, trad. Par R. Torrance. Houghton Mifflin, 1966).
Emilio Mordini. Tithonus and Eos. Hektoen International Journal  Fall 2015 nov. 2015

30 octobre 2015

Papillons de bonheur


"La matinée était chaude et magnifique, l'air immobile et les fleurs, ouvertes comme des bouches à la lumière, palpitaient imperceptiblement, exprimant la joie infinie d'exister. Pour couronner cette sensation d'extase, deux papillons blancs, enivrés de lumière et de chaleur, allaient de l'une à l'autre de ces fleurs, s'éloignant un moment dans le ciel bleu, comme hésitant sur leur choix, mourant de bonheur."
    Anna Maria ORTESE

... belle évocation sur les rivages diaphanes de la mémoire par ce temps de Toussaint.



Lu dans:
Anna Maria ORTESE. Aurora Guerrera et autres nouvelles. Actes Sud. 2008. Traduit de l'italien par Claude Schmitt et Marguerite Pozzoli. 440 p. Extrait p. 143.

28 octobre 2015

Sagesse des petits poissons


"J'ai abandonné la pêche le jour où je me suis aperçu qu'en les attrapant, les poissons ne frétillaient pas de joie."
            Louis de Funès

En 1995 j'observai à la pointe du pier de Bournemouth un jeune garçon s'acharner sur un petit poisson qu'il venait de pêcher, le rouant de coups jusqu'à ce qu'il arrête de bouger. Il entama à ce moment une parodie de Kung Fu, jetant pieds et poings en avant comme s'il avait vaincu un requin de belle taille. Son père riait, et je ne sais lequel des trois était le plus à plaindre du père, du fils ou du poisson, tant cette scène paraissait dérisoire et vaine. Bournemouth fut élue en 2007 "cité la plus heureuse du Royaume Uni", ce qui accrut ma perplexité quant à l'origine de la violence qui nous habite et mon inquiétude de ce qui peut se passer dans la tête d'enfants habitant les cités les plus déshéritées. 


Loin des chiffres comptables


"Le Grand Feu de Matheson a été le plus meurtrier. Deux cent quarante-trois morts. Ce sont les chiffres officiels. Ils ne comptent pas les prospecteurs, les trappeurs, et les errants, ces êtres qui n'ont pas de nom, pas de nationalité, qui n'existent pas, qui vont d'un endroit à l'autre. On en retrouvera quelques-uns dans des ruisseaux asséchés, mais la plupart ne formeront qu'un petit tas d'os calcinés que le vent emportera loin des chiffres comptables."
        Jocelyne Saucier.

L'interminable comptabilité des "errants, ces êtres qui n'ont pas de nom, pas de nationalité, qui n'existent pas, qui vont d'un endroit à l'autre" se terminera-t-elle un jour? Image émouvante hier du sauvetage inespéré d'un bébé en mer, et de sa famille qui le retrouve. D'autres n'auront pas cette chance, ne laissant même pas un petit tas d'os calcinés. Observant ces parents et ce bambin tellement normaux, je les imagine quelques mois plus tôt dans ce qui devait être leur maison, prenant un petit-déjeuner pareil au mien, avant de partir au travail. Dans quelques minutes, le journal télévisé fera place à Spécial Taratata. Nuit agitée, petit vertige passager. Ce doit être le passage à l'heure d'hiver.   


Lu dans:
Jocelyne Saucier. Il pleuvait des oiseaux. Ed. XYZ 2011. Folio. 5874. 220 pages

27 octobre 2015

Vivats la vie va


«Quand vous entendez le bruit des applaudissements, vous savez qu’il est temps de s’en aller.»
            Jacques Chardonne

25 octobre 2015

Dove ten vai, mia vita ?


"Elle vint toute vêtue de blanc, d’un blanc aussi pur que son esprit :
Sa face était voilée, mais pas pour ma vue imaginée :
Amour, douceur, bonté rayonnait en sa personne
Si clairement, plus que jamais aucun visage n’émit de joie.
Mais, Oh ! comme pour m’embrasser elle s’inclina,
Je m’éveillai, elle s’envola, et le jour me rendit ma nuit. "
        John MILTON (1608-1674)

La beauté pure de l'Orféo de Monteverdi s'élève sous les arches de pierre du Dôme de Milan. Le mythe d'Orphée guidant Eurydice hors des Enfers et la perdant à jamais pour l'avoir contemplée imprègne le lieu d'une magie indéfinissable, alliant le plaisir des yeux, des oreilles et de l'esprit. Ils sont un petit millier, assis silencieux dans les travées centrales de la cathédrale, à laisser vagabonder leurs pensées vers ce destin ancestral et si actuel: l'être humain peut tout perdre en voulant tout gagner. On est humble dans ces moments-là. 


20 octobre 2015

Sauver le poisson rouge


"- Mon poisson rouge a crevé, je dis. J'ai perdu mon boulot. Mon mec m'a plaquée.
- Dans quel ordre ?
- Le poisson à la fin."
        Claudie Gallay

Infiniment triste, infiniment drôle et juste. Peut servir d'incipit au cours de médecine générale: face à la détresse accueillir le récit, nommer les plaies, les hiérarchiser, discerner les urgences est déjà un début de guérison. Le poisson rouge ne fait hélas plus partie des choses que l'on peut sauver. 



Lu dans:
Claudie Gallay. Seule Venise. Actes Sud. Babel. 2006. 304 pages. Extrait p.41
Du même auteur : Les déferlantes ; L'amour est une île ; Une part du ciel  ; Dans l'or du temps.

18 octobre 2015

Quand le laid se fait vintage


"La beauté cachée
Des laids des laids
Se voit sans
Délai délai."
        Serge Gainsbourg

Intermarché a fait de la distribution des produits moches un argument de vente, proposant 30 % moins cher des produits non conformes aux standards, parmi lesquels les fruits et légumes "gueules cassées".  L'effet médiatique et l'emballement des réseaux qui s'en donnent à cœur joie sur un thème aussi rassembleur ont été immédiats, ressentis par une hausse du trafic en magasin et des ventes. La quête éperdue de la perfection et d'un respect des normes vacillerait-elle au bénéfice d'une simple envie d'exister, le consommateur lambda pas beau pas riche pas malin se découvrant de la tendresse pour ces produits qui somme toute lui ressemblent? 



Lu dans:
Olivier Standaert. Le beauté cachée des laids. La LIbre Entreprise. samedi 17 octobre 2015. p. 4

17 octobre 2015

En toute discrétion


À Orval, Frère Lode me raconte qu'il effectua son service militaire comme secrétaire de l'évêque responsable des armées. Ce Padre avait grade de général. Il se déplaçait donc dans une voiture assez luxueuse pilotée par un chauffeur. Il était parfois accompagné d'un autre aumônier. Les distances étaient longues, et monsieur l'aumônier en chef ne soufflait mot. Deux ou trois heures de silence ... À l'arrivée, il se tournait vers son convive et lui disait rieusement : « Tout ceci entre nous, bien entendu! »
            Lucien Noullez


Lu dans:
Lucien Noullez. Caresser les jours. Journal 2005-2006. Editions du Pairy. 247 pages. Extrait p.174

16 octobre 2015

Comme une pépite offerte

"Ce doit être ça, l’amour : quand le regard de l’autre voit en vous ce que vous ne voyez pas vous-même, l’extrait comme une pépite dorée et vous l’offre."
         Catherine Pancol

Quand la beauté des mots d'aujourd'hui rejoint celle venue du fond des temps, comme on peut le lire dans le Cantique: "J'ouvre à mon amour / Tout moi est sorti à ses mots."


Lu dans:
Catherine Pancol. J'étais là avant. Ed. Le Livre de Poche. 2001. 245 pages
Le Poème. Cantique des Cantiques. La Bible Bayard. Ed. Bayard. 2001. Extrait p. 1620

15 octobre 2015

Les gens qui doutent


"J'aime les gens qui doutent
moitié dans leurs godasses
et moitié à côté
ceux qui paniquent
qui n'auront pas honte
de n'être au bout du compte
que des ratés..."
        "Les gens qui doutent", Anne Sylvestre, 1977

14 octobre 2015

Ce que le vide est à l'essieu


"Je n'ai jamais connu qu'avec toi ce sentiment d'être au moyeu de la roue, là où le mouvement est repos".
            Jacques de Bourbon Busset

Mystère de ces rencontres qui nous font progresser sans trépigner, découvrir le mouvement sans l'agitation, connaître une "vibration dans un espace très limité" comme la décrit Musil.


Lu dans:
Jacques de Bourbon Busset. L'absolu vécu à deux. NRF. Gallimard. 2002. 124 pages. Extrait p.50

13 octobre 2015

En terre de solitude


"Vieillir, c'est voir mourir."
Lucien Noullez

A 85 ans, il "a fait" le Marché annuel à la recherche de son passé. Il y a vingt ans il n'avait pas assez de ses deux mains pour saluer le monde, cette fois il n'a rencontré en une journée qu'une personne, à peine connue. A cinq ans, il s'était égaré de ses parents sur la plage bondée de Blankenberge et avait erré durant deux heures à la recherche d'un visage familier. C'est le même sentiment éperdu qu'il a éprouvé cette fois, en pire, et en plus long. 

Lu dans:
Lucien Noullez. Caresser les jours. Journal 2005-2006. Editions du Pairy. 247 pages. Extrait p.66

11 octobre 2015

Emplacement réservé


"Voilà. Ma fille avait obtenu une place. Oh, ce n'était pas une place au soleil, loin s'en faut, mais c'était une place sûre, qu'elle occuperait toute sa vie."
        Corine Jamar.

"Aujourd'hui, sale temps dans ta tête. Morosité, mauvaise humeur. Tout t'agace, même toi."(*) Après avoir obtenu de haute lutte pour sa fille handicapée un "emplacement réservé", ce rectangle de peinture blanche tracé à même le bitume devant la maison, une mère tente difficilement de l'occuper en délogeant à longueur de semaine les conducteurs étourdis qui le squattent. Combat emblématique contre les mille et uns chausse-trappes d'une existence "normale" habitée par le handicap. Combat contre les autres autant que contre soi-même, que ce roman aux teintes autobiographiques croque avec a(hu)mour. On connaissait de Corine Jamar la "femme couchée sur le dos" et celle qui avouait "Soit dit entre nous, j’ai peur de tout", on y découvre une femme debout qui n'a plus peur de rien.


Lu dans:
Corine Jamar. Emplacement réservé. Le Castor Astral. 2015. Vient de paraître.
Parus au Castor Astral: Soit dit entre nous, j’ai peur de tout (2012), et On aurait dit une femme couchée sur le dos (2014)
(*) Christophe André. Sérénité, 25 histoires d'équilibre intérieur. Odile Jacob. 2012. 160 pages. Extrait p.23

10 octobre 2015

Un petit pas pour l'homme


On fait des montagnes / avec ce qu’on peut."
        Jacques Brel . La bière.

Il ne marchait plus. Ce matin il a fait trente pas. L'Everest vaincu en chambre. 

08 octobre 2015

Le poids des puces


"Cela peut encore servir."

Phrase terrible. De la petite tasse ébréchée à la gabardine que portait le père, je garde donc je suis. Cela porte un joli nom: les encombrants.


Nuages, merveilleux nuages


"Si je devenais nuage
Je trouverais un nuage
Qui serait toi."
            Eugène Guillevic

Léger comme tulle au vent, j'apprécie ce petit plus qui, le matin, aime annoncer une belle journée.

Lu dans:
Eugène Guillevic. Possibles futurs. Lyriques. 1989

07 octobre 2015

Sagesse de la source


"Le bruit très bas     à peine si on l'entend
de la source timide     cachée sous la verdure
entre les menthes     les guimauves le cresson
la source qui fait modestement son travail de source
mais va rejoindre par de très longs chemins
l'océan Atlantique."
        Claude Roy

Au terme d'une journée tissée d'activités infiniment modestes, dans lesquelles beaucoup se reconnaîtront, surgit le doute quant au sens de toute activité humaine. J'aime écouter à cet instant le bruit très bas de la source qui fait modestement son travail de source, ou comme le dit Philippe Claudel de l'homme qui aura tenté modestement de faire  son travail d'homme. 


Lu dans:
Claude Roy. Les pas du silence. Gallimard. NRF. 1993. 271 pages. Extrait p. 157.
Philippe Claudel, RTBF 5 octobre 2015. Entrez sans frapper.

06 octobre 2015

Y a-t-il quelqu'un?


«Dieu nous rend souvent visite, mais la plupart du temps, nous ne sommes pas chez nous. »
            Maître Eckhart (1260-1328). Conseils spirituels

La spiritualité de Maître Eckart a été supplantée par la pleine conscience, le yoga ou l'éveil, mais la question de l'"être à soi" demeure entière. Comment éviter le divertissement de Pascal, cette absence à nous-même et vérifier à intervalle régulier "s'il y a quelqu'un là-dedans?» et le cas échéant où nous sommes. 


Lu dans:
Christophe André. Sérénité, 25 histoires d'équilibre intérieur. Odile Jacob. 2012. 160 pages. Maître Eckart cité p.83

05 octobre 2015

Un silence complice


Mmamihlapinatapei (trad. "silence très expressif")
        nom commun, en langue de Terre de Feu.

Il est des noms communs exceptionnels. On sait toujours lorsqu'un mamihlapinatapei vient de se produire. Il s'agit de cet instant où deux personnes, de chaque côté d'une table ou d'une pièce, échangent un regard durant lequel elles partagent quelque chose de privé et tacite. Lorsque chacun sait que l'autre comprend et approuve ce qui vient d'être exprimé. Il peut s'agir d'un moment de complicité amoureuse, mais également d'humour ou de bienveillance. Un terme aussi charmant qu'intraduisible. En connaîtrons-nous aujourd'hui? C'est tout le bien que je vous souhaite. 


Lu dans :
Christopher Moore. Les plus jolis mots du monde. Albin Michel. 2006. 160 pages

03 octobre 2015

Classe inversée


"Considérez votre nature d'hommes :
Vous n'avez pas été créés pour vivre
comme des brutes,
Mais pour chercher à acquérir vertu
et connaissances."
            Dante

Jamais on ne vit classe plus attentive, ni maîtresse plus convaincante. Au centre d'un cercle improvisé, elle a la conviction de sa jeunesse et aligne en phrases simples les nouvelles du monde: la tuerie d'étudiants en Oregon, les réfugiés venus par la mer jusqu'à Lesbos et leur interminable périple à-travers la Macédoine, le sommet des Nations Unies à New-York, le concert de Stromae à Madison Square en présence du premier ministre belge. Elle prononce les mots difficiles en articulant et en expliquant - deu-xième amen-de-ment de la Cons-ti-tu-tion amé-ri-caine - sans esquiver ni simplifier, rien n'est assez compliqué que pour ne pas être compris. Certains opinent de la tête pour signifier qu'ils ont tout saisi, d'autres complètent les phrases en suspens, d'aucuns somnolent doucement. Ils ont tous entre 80 et 100 ans, et savourent cette leçon quotidienne comme une liqueur rare. Cela se passe dans mon quartier, en maison de repos et l'enthousiasme de la jeune ergothérapeute est communicatif. Me revient le beau roman d'Alice Ferney, récit d'une libraire assurant la lecture dans un camp d'enfants gitans "dans la grâce et le dénuement", et sa foi dans la beauté des choses humaines. 

Lu dans :
Dante, La Divine Comédie, "L'Enfer", chant XXVI. Paroles d'Ulysse à ses compagnons.
Phrase reprise en exergue de: Alice Ferney. Grâce et dénuement. Actes Sud 1997. 291 pages.

02 octobre 2015

Entretemps, la vie


Un temps viendra      seule certitude
où moi aussi                 je m'en irai
de la terre à la terre     de la lumière au feu
rendu aux flots tourbillonnants de la mer
ou emporté vers le ciel par quelque rapace     lambeau de chair morte
insignifiant et ultime voyage
ce temps viendra  

on se souviendra
de comment j'ai vécu        seule chose qui importe
et cela aussi             assez rapidement
s'estompera dans le temps
        Carol Snyder

Dans la très sérieuse revue médicale BMJ (British Medical Journal), soudain ce court poème. La quête du sens se débusque dans les endroits les plus inattendus.

Lu dans:
Carol Snyder Halberstadt. In the meantime, Life.  BMJ  septembre 2016.

01 octobre 2015

Octobre


"Le vent fera craquer les branches
La brume viendra dans sa robe blanche
Y'aura des feuilles partout
Couchées sur les cailloux
Octobre tiendra sa revanche
Le soleil sortira à peine
Nos corps se cacheront sous des bouts de laine
Perdue dans tes foulards
Tu croiseras le soir
Octobre endormi aux fontaines
Il y aura certainement,
Sur les tables en fer blanc
Quelques vases vides qui traînent
Et des nuages pris aux antennes
Je t'offrirai des fleurs
Et des nappes en couleurs
Pour ne pas qu'Octobre nous prenne
On ira tout en haut des collines
Regarder tout ce qu'Octobre illumine
Et sans doute on verra apparaître
Quelques dessins sur la buée des fenêtres
Vous, vous jouerez dehors
Comme les enfants du nord.
Octobre restera peut-être."
                          Francis Cabrel. Octobre.


30 septembre 2015

Les épaisseurs du silence


"Tout a commencé avec le bruit d'une mouche. D'habitude, c'est agaçant, et là, non: c'est apaisant. C'est juste la vie. Comme le petit nuage qui passe dans le ciel. Comme les miettes sur la table de la cuisine déserte. En cette après-midi d'été et de vacances, certains font la sieste, les autres sont partis en balade. Et toi, tu es resté là, à bouquiner et à ne rien faire. Tu viens d'entrer dans la cuisine, et tu regardes autour de toi, tu écoutes le silence, ce silence habité: le tic-tac de l'horloge, le ronronnement du vieux frigo. Et la mouche. Le bourdonnement dure quelques secondes, puis disparaît: la bestiole a trouvé la sortie. Dans le sillage de son vol, un peu plus de silence. Et une drôle d'impression. Comment ça s'appelle, cette douceur sans cause précise, ce sentiment que tout est à sa place et que tu n'as plus besoin de rien? C'est ça, la sérénité?"

En quelques mots qui ne racontent rien, une description des intensités du silence et de la paix intérieure.
 

Lu dans :
christophe André. Sérénité, 25 histoires d'équilibre intérieur. Odile Jacob.2012.160 pages. Extrait p.7

29 septembre 2015

Jolis mots


"Uitwaaien" (néerlandais). Ce verbe charmant signifie «marcher dans le vent pour le plaisir» et évoque les ravissants tableaux des paysagistes flamands. On lui opposera "Koyaanisqatsi", joli mot hopi (ancienne communauté d'Amérique du Nord, « le peuple paisible ») pour décrire à la fois "une vie déséquilibrée" ou «une existence si aliénante qu'il faut en changer». Godfrey Reggio en a fait un film homonyme (1982), à la fois hymne à la technologie et représentation de l'enfermement qu'elle est susceptible de provoquer, à l'image de cette ville vue du ciel à différentes échelles se terminant par la photographie d’un microprocesseur. Pareil aux électrons, en mouvement constant, l’individu reste libre, mais dans un monde totalement programmé. Entre "Uitwaaien" et "Koyaanisqatsi", notre vie se déroule. Si le premier reste un idéal à atteindre, le second reflète hélas davantage la réalité quotidienne des motifs de consultation.

Pour les gourmets des mots, Christopher Moore a glané autour du monde un florilège des termes les plus curieux, étonnants, poétiques ... et totalement intraduisibles. Je m'en suis régalé.


Lu dans :
Christopher Moore. Les plus jolis mots du monde. Albin Michel. 2006. 160 pages

28 septembre 2015

Sagesse de l'attente


Il a retrouvé sa rue, quittée précipitamment dix ans plus tôt, la maison de son enfance, la boulangerie, la boutique du cordonnier où il avait déposé la veille de sa fuite une paire de chaussures . Il y pénètre, hume aussitôt l'odeur de jadis mêlant cuir mouillé, colle, sueur. Il sort le coupon jauni avec un chiffre et ses initiales. Miracle, le cordonnier retrouve la paire sans peine et dit: "j'ai eu beaucoup de travail ces temps-ci et n'ai pu les terminer, pouvez-vous repasser demain?" En temps normal, il aurait pesté, ici il sort heureux.
Tout est faux bien sûr dans cette histoire de corps de garde, et tout est vrai dans sa morale: notre tolérance aux contretemps est à l'aune inverse de l'intensité de ce que nous avons vécu précédemment.


26 septembre 2015

Et si je m'en vais


"Et si je m'en vais avant toi
dis-toi bien que je serai là
j'épouserai la pluie, le vent
le soleil et les éléments
pour te caresser tout le temps
l'air sera tiède et léger
comme tu aimes
et si tu nous oublies
il me faudra laisser la pluie
le soleil et les éléments
et je te quitterai vraiment
et je me quitterai aussi
l'air ne sera que du vent
comme l'oubli ."
      Françoise Hardy


Source:
Françoise Hardy. Et si je m'en vais avant toi. Sonopresse. 1972. Peu promotionnée, la chanson ne passe guère sur les ondes. Reprise en 1984 par Etienne Daho, ce qui nous vaut ce beau duo : https://www.youtube.com/watch?v=3Ze5FuYaJz4.      

25 septembre 2015

Le loup et l'agneau


"Le loup et l'agneau dormiront ensemble, mais l'agneau ne dormira pas beaucoup."
        Woody Allen

Entre le messianisme d'Isaië et l'ironie douce-amère de Woody Allen, chacun fera son choix poursuivant l'interrogation d'Alice Ferney sur "l'agneau qui tente de se protéger du loup en bêlant." 


Lu dans:
Librement adapté du verset biblique d'Isaië (11:6) "Le loup habitera avec l'agneau / Et la panthère se couchera avec le chevreau / Le veau, le lionceau, et le bétail qu'on engraisse, seront ensemble / Et un petit enfant les conduira."

24 septembre 2015

Sagesse artisanale


"Le client: Dieu a fait le monde en six jours et vous, vous n'êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.
Le tailleur: Mais, monsieur, regardez le monde et regardez mon pantalon."
            Samuel Beckett.

Du même ordre, cet artisan cordonnier de mon quartier qui affichait à sa porte un panonceau écrit d'une main malhabile : "Travailler vite ou bien? Moi j'ai choisi", s'épargnant d'entrée toute forme de commande assortie d'impératifs d'urgence. Il est mort, là où il est Dieu sait à quoi s'en tenir. 



Lu dans:
André Glucksmann. Voltaire contre-attaque. Laffont. 2014. 213 pages. Extrait p.17

22 septembre 2015

Une vertu douteuse


"Je ne crois pas que l'agneau se protège du loup en bêlant."
    Alice Ferney

Discute-t-on du bien et du mal avec des brigands? Magnus Wallace, figure emblématique de Gaia, connu pour ses outrances et son sens aigu de l'image, n'y pense même plus quand il endosse le rôle controversé de justicier des mers à la poursuite de ceux qui les pillent et en massacrent la faune. La violence de ses abordages a causé le naufrage de plusieurs embarcations pirates, sans susciter de sa part  l'ombre d'un remords ou d'un regret. Alice Ferney en a fait le thème d'un âpre roman célébrant la beauté du monde marin et la difficile justification d'une dissidence violente qui se rend justice à elle-même  face au cynisme organisé de pêcheurs de contrebande et de pollueurs marins.  


Lu dans:
Alice Ferney. Le règne du vivant. Astes Sud. 2014. 207 pages.

Ce que ces mains désignent


"La colonne s'approche et ce qu'elle désigne en silence,
C'est l'endroit où la vie vaut d'être vécue.
Il y a des mots que nous apprendrons de leur bouche
Des joies que nous trouverons dans leurs yeux.
Regardez-les, ils ne nous prennent rien.
Lorsqu'ils ouvrent les mains, ce n'est pas pour supplier
C'est pour nous offrir le rêve d'Europe que nous avons oublié."
        Laurent Gaudé, Regardez-les

Entre spam et pub, le courrier électronique a ses perles. Ce soir, me revient grâce à lui ce rêve d'Europe qu'on pourrait oublier, et ce beau texte de Laurent Gaudé dont je n'ai conservé que la chute. Toute une vie, l'écrivain n'écrit qu'un seul texte: le sien. En témoigne ces quelques extraits, assemblés avec une certaine liberté, d'ouvrages plus anciens de Gaudé, dont les phrases auraient pu initier son récent poème. 

Il n'était plus personne. Il se sentait heureux. Comme il est doux de n'être rien. Rien d'autre qu'un homme de plus, un pauvre homme de plus sur la route de l'Eldorado. S'il faut mourir, alors autant vivre un peu... il s’en est fallu de peu que je meure heureux. Chaque génération essaie de construire quelque chose, de consolider ce que l’on possède, ou l’agrandir, prendre soin des siens. Chacun essaie de faire au mieux, il n’y a rien à faire d’autre que d’essayer. 
Rien ne viendra à bout de moi, le soleil peut bien tuer tous les lézards des collines, je tiendrai. Il y a trop longtemps que j’attends, je suis en route et j’irai jusqu’au bout. C’est ici qu’était notre place, dans ce pays qui ne ressemblait à aucun autre et plus rien ne nous faisait peur. Si on n’arrive pas à percer quand on se lève tous comme ça, si on ne passe pas quand on est des milliers à courir en gueulant, je me demande bien jusqu’où on reculera.


Lu dans:
Laurent Gaudé.  Regardez-les, ces hommes et ces femmes qui marchent dans la nuit. 2015.
Extraits librement assemblés (que l'auteur me pardonne) de Laurent Gaudé: Cris (2001), Le Soleil des Scorta (2004), Eldorado (2006), Danser les ombres (2015)

21 septembre 2015

Sagesse des vendanges


"Au premier verre, l’homme boit le vin, au deuxième, le vin boit le vin, au troisième, le vin boit l’homme. »
             J. Ames.

Le problème avec la gnôle, écrivait Charles Bukowski, l’écrivain de l’ivresse, c’est que s’il se passe un truc moche, on boit pour essayer d’oublier; s’il se passe un truc chouette, on boit pour le fêter, et s’il ne se passe rien, on boit pour qu’il se passe quelque chose. 


Lu dans :
Jonathan Ames, Dean Haspiel. Alcoolique. Traduit de l’anglais,par Fanny Soubiran, Toussaint Louverture. 2015. 144 pages

18 septembre 2015

Relais de silence


"Ce qui manque à nos grandes villes: des endroits silencieux, spacieux et vastes pour la méditation, pourvus de hautes et longues galeries pour le mauvais temps et le temps trop ensoleillé, où le bruit des voitures et le cri des marchands ne pénétreraient pas, où une subtile convenance interdirait, même au prêtre, la prière à haute voix. Des constructions et des promenades qui exprimeraient, par leur ensemble, ce que la méditation et l'éloignement du monde ont de sublime. "
        Nietzsche, Le Gai Savoir (IV, 280).

On connaît les Relais du silence, à la campagne et hauts de gamme. J'en connais de bien plus modestes dans ma grande et bruyante ville, lieux bénis où on aime se réfugier les jours de bourrasque intérieure. Des lieux inattendus qui nous permettent de retrouver dans le quotidien bruyant la part de silence qu'il y a en nous, laissant toute la place pour la voix de l'autre. 



Lu dans:
Rémy Oudghiri. Déconnectez-vous. Arléa. 2013. 209 pages

Le visage de l'emploi


"J'ai le visage d'une femme de 61 ans. Je suis fière de chaque année et de chaque ride"
    Carly Fiorina

La candidate à l'investiture républicaine aux élections présidentielles américaines Carly Fiorina, répliquant aux commentaires inappropriés du candidat Donald Trump sur son physique ("avec un visage pareil, comment espérer devenir présidente des Etats-Unis?"



17 septembre 2015

Adieu l'artiste


"Ce qu'il y a de bon en vous     c'est vous
j'aurais pu dire encore
que j'aime tant votre corps
c'est faux     ce que j'aime en vous
c'est vous ."
    Guy Béart

Souvenir lointain d'un récital Béart à Louvain, dans le restaurant universitaire transformé pour un soir en salle de spectacle. D'une scène faite de quelques tables assemblées, avec deux gros baffles et un micro on faisait un concert. L'ambiance était bon enfant, entrecoupée d'effets Larsen, sans bousculades, pertes de connaissance ni de cris. La voix étouffée soutenue par quelques accords de guitare, Béart nous berçait de mélodies intemporelles pleines de bons sentiments comme l'étaient nos vies à l'époque. On frappait dans les mains quand on le sentait, fredonnant à mi-voix "qu'on est bien dans les bras d'une personne du sexe opposé" en lorgnant la voisine, bref une soirée pur sucre qui ne faisait de tort à personne. Puis les ruelles se remplissaient comme les terrasses, la bière coulait entre confidences et projets, on raccompagnait l'Eau vive à sa péda en priant que jamais elle ne tarisse. C'était pas mal.


Guy Béart est mort à Garches ce mercredi.

15 septembre 2015

Ces lieux qui nous habitent


"Que deviennent les maisons quand nous les avons quittées? Que deviennent les lieux que nous avons abandonnés ? Où réside leur esprit désormais absenté? Est-ce qu'ils attendent notre retour, comme des animaux domestiques que nous aurions laissés pour les vacances? Qu'est-ce qui reste après notre départ? Y a-t-il quelque chose même qui reste de notre passage, de notre vie passée en ces lieux, de cette longue fréquentation familière ? Et quoi ?"
        Jean-Marc Besse

Si l'endroit quitté reste un moment inhabité, demeure la poussière. Elle a un pouvoir spécifique dans l'expérience que nous faisons du temps dans l'espace habité et possède ce statut paradoxal à la fois de cacher et de révéler les objets qu'elle recouvre, comme habillés d'une épaisseur de temps passé. La poussière est "comme une matière de l'absence". En déplaçant les objets posés contre les murs (caisses, échelle), on en retrouve les traces, espaces nus, dépouillés, pellicule de vie en négatif, révélant l'empreinte sur les murs de tout ce qui est passé par là, les ombres des choses que ces lieux ont abritées. Le temps des lieux que nous avons habités (et qui nous habitent toujours), et que recouvre maintenant la poussière, est le temps de la mémoire, le temps de la survivance. (G. Didi-Hunerman)



Lu dans:
Jean-Marc Besse. Habiter un monde à mon image. Flammarion. 2013. 254 pages. Extrait p.124, 125, 127
Georges Didi-Huberman.  Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise. Minuit. 2001. 144 pages. Extrait p. 55.

Un faux plus beau que le vrai


« Dis-moi où est planté le clou qui tient ton tableau, je te dirai combien il vaut. »
        Sagesse d'un collectionneur


La provenance prestigieuse d'une œuvre et son pedigree, les galeries d'art où elle fut exposée et mise en vente, le renom de ses acheteurs déterminent davantage sa valeur marchande -  et parfois même son authenticité - que le trait du pinceau qui l'a créée. Il se dit que les galeristes de renom apprécient glisser quelques faux plus vrais que nature dans leurs propositions de vente, certifiés et authentifiés par les plus grands experts ou mieux encore par la famille du peintre, car ces œuvres sont de véritables jackpots financiers. Payer à vil prix à un faussaire une œuvre ce qu'on va revendre sans risque en place publique à des mécènes fortunés constitue un plaisir rare pour un marchand d'art.

La principale qualité du grand faussaire est d'accepter de ne guère laisser de trace. C'est son métier, sa souffrance et sa joie. "Durant toutes ces années, au moment même où je finissais un tableau, il ne m'appartenait déjà plus. Dès qu'il quittait mon atelier, je n'étais plus rien, je disparaissais complètement. Je ne pouvais évidemment jamais le reconnaître ou le revendiquer comme mien, puisque précisément il était censé être de la main d'un autre.  Il existait désormais seul, orphelin en quelque sorte de celui qui l'avait peint, et attribué à un père qui ne lui avait pas réellement donné la vie." Guy Ribes fut un de ces grands faussaires professionnels, un de ceux dont on se dit "qu'on ne peut pas mentir autant, et aussi bien, sans être intéressant". Inconnu jusqu'au jour de son arrestation (en 2005) et de son procès (en 2010), il entame une seconde carrière, confiant "n'être vraiment devenu peintre que le jour de son arrestation."  Son avocat aura cette belle formule "Si Picasso était vivant , il l'aurait embauché."  Une autobiographie qui se lit comme un roman. Un (petit) doute m'a effleuré toutefois, en tournant la dernière page: et si ce faussaire de génie avait inventé toute son histoire, pour en faire un livre passionnant?

Il demeure une belle réflexion sur l'authenticité de la création artistique, et ses limites. Quand Yehudi Menuhin en état de grâce interprète Mozart et Bach, on dit qu'il les illumine de son talent. Quand Guy Ribes se laisse imprégner durant des semaines par l'oeuvre de Matisse, ou de Picasso, partant vivre dans les lieux où ils ont peint pour mieux saisir la luminosité du trait, écumant les boutiques et les brocantes à la recherche de papiers et de pastels d'époque, s'imprégnant de leur écrits pour mieux saisir leur personnalité intime, il reste un faussaire alors qu'aucune de ses créations - c'est sa fierté - ne reproduit à l'intégrale l'oeuvre originale mais les réinterprète avec des différences qu'il relève avec gourmandise, allant jusqu'à suggérer que certains de ses faux étaient plus réussis que l'original...
 

Lu dans :
Guy Ribes. Autoportrait d'un faussaire. Presses de la Cité. 2015  236 pages. Extraits pp. 142, 224 

13 septembre 2015

La belle allure


"Avoir belle allure sur son chemin, n'est-ce pas le propre de chacun? »
        Walter Hesbeen

La santé comme allure de vie, à certains moments resplendissante, à d'autres infiniment plus hésitante. Michel Dupuis s'interroge, et nous invite à prolonger la réflexion face à ces patients proches que nous côtoyons journellement, parfois très jeunes, paralysés, immobilisés, souffrants et douloureux: comment concilier le projet thérapeutique d'une médecine plurielle et le souhait personnel d'un patient singulier. "À cette occasion, se posent de nombreuses questions: prothèse ou pas? Rééducation ou pas? Forçage ou pas? Installation d un dispositif intelligent ou pas? Utilisation d'une coque ou pas ? Toutes ces questions concrètes trouveront une réponse formulée en fonction de nombreux facteurs médicaux, psychologIques, éthiques, etc., mais toujours dans la lumière d'un horizon d'orientation bien résumé par Walter Hesbeen dans une belle formule: comment garder « belle allure sur un chemin particulier» ?

Lu dans :
Michel Dupuis. Philosophie et anthropologie du corps. Ed. Seli Arslan. 2015. 144 pages. Extrait pp. 83-84.
Walter Hesbeen. Penser le soin en réadaptation. Seli Arslan. 2012. 155 pages. Extrait pp. 11, 47.

12 septembre 2015

     
"Donne à chaque journée un goût d’unique, dont l’eau demain ne saura être remise dans la bouteille.»
Proverbe kényan

10 septembre 2015

De la machine à guérir à l'espace soignant

Hospitalier, ère. adj.
- Qui pratique l'hospitalité, accueille volontiers les étrangers, traite avec libéralité ses hôtes, ses invités : Un peuple hospitalier.
- Où l'on trouve facilement l'hospitalité, où l'on est accueilli, traité avec générosité : Demeure hospitalière.
- Littéraire. Qui a un aspect engageant, accueillant, qui semble se prêter à un séjour facile, agréable : Rivage hospitalier.
                    Définition du Larousse.
Comment résister à l'amusant rapprochement de la définition du Larousse et la réflexion que développe Michel Dupuis dans son dernier ouvrage sur l'évolution de l'"espace hospitalier",  c'est-à-dire l'évolution des modèles architecturaux des établissements de soins.

- "À la fin du XVIIIe siècle en France, une vingtaine d'années a suffi pour que les constructions changent de structure et deviennent ce qu'on a appelé très intelligemment des « machines à guérir». L'idée s'est développée en effet d'associer de manière plus cohérente les objectifs et les outils thérapeutiques; de nos jours, pareille association ne surprend plus guère. (..) .Au-delà de ces passionnantes questions historiques, qu'en est-il aujourd'hui? Comment les patients «en corps » sont-ils pris en compte dans les institutions? L'espace hospitalier est-il devenu davantage ... hospitalier ou reste-t-il, uniquement et de plus en plus, fonctionnel? (..) Quel espace spécifique pouvons-nous installer pour accueillir dignement, humainement, éthiquement des personnes confuses, parfois démentes, ou gravement désorientées? Ce thème, assez technique, connaît un beau développement - vieillissement démographique et prévalence des maladies neurodégénératives obligent. Il met en jeu une nouvelle vision de l'architecture pour les humains en laissant imaginer un espace soignant . - "  On aimerait voir se développer chaque jour davantage des établissements hospitaliers répondant à la définition du Larousse. 

Lu dans:
Michel Dupuis. Philosophie et anthropologie du corps. Ed. Seli Arslan. 2015. 144 pages. Extrait p. 81.

Les fanes qu'on brûle


"Les fanes de pommes de terre sont assez sèches pour être brûlées. J'en fais des tas au pied desquels j'allume des torches de papier journal. La flamme s'élève bientôt, le vent la secoue dans un sens et dans l'autre ; quand son bruit de souffle s'apaise, le murmure de la Dordogne toute proche parvient jusqu'à moi, et je me sens environné d'amis. Ils sont rares chez les humains, mais la nature en est peuplée."
        Marcel Conche

Je garde dans les narines l'âcre senteur des herbes brûlées de la mi-septembre. Je devais avoir onze-douze ans, le collège nous libérait suffisamment tôt pour que je puisse enfourcher mon vélo pour une ou deux heures de randonnée solitaire à la campagne proche. Le souvenir heureux de cette solitude et de ces images paisibles après une journée studieuse m'habite encore. Le temps s'écoulait avec lenteur, laissant tout l'espace à l'imagination. 



Lu dans:
Marcel Conche. Epicure en Corrèze. 2014. Stock. 115 pages

09 septembre 2015

De chez moi à chez toi


"Tout lieu peut être ou devenir d'intimité. Un banc, une prairie, le pli d'une colline, le pied d'un arbre, et pourquoi pas le creux d'une épaule. Ce qui fait le lieu et lui donne sa signification, c'est l'échange qui s'y déroule, l'histoire qui s'y raconte. Le chez-soi peut être une autre personne, en laquelle on peut trouver à se loger, et à reposer. (..) L'expression peut paraître étrange ou incongrue : trouver à se loger en une personne qui devient comme mon lieu, mon «chez-moi ». Mais je ne connais pas de meilleure définition de la confiance."
        Jean-Marc Besse

L'inverse est vrai: nos lieux de vie cessent d'être familiers avec la disparition d'un proche. Évoquant le chagrin de saint Augustin à la mort de son ami d'enfance, le géographe américain Yi-Fu Tuan souligne combien, lorsque la bonne personne a disparu, «les choses et les lieux perdent rapidement leur signification, de telle sorte que leur durée devient plus irritante que réconfortante». Le chez-moi n'a pas nécessairement l'apparence d'un lieu physique, au sens banal de ce terme. Il correspond aussi à un état, à un ensemble de moments, à un échange entretenu avec un être singulier. Autant qu'un lieu, le chez-soi que l'on habite est caractérisé par une certaine qualité du temps et des relations qui y trouvent alors leur place.


Lu dans:
Jean-Marc Besse. Habiter un monde  à mon image. Flammarion. 2013. 254 pages. Extraits pp 165-167
Tennessee Williams, La Nuit de l'iguane, acte III, cité dans Yi-Fu Tuan, Espace et lieu. La perspective de l'expérience, Gollion, Infolio, «Archigraphy. Paysages », 2006, p. 126