"La grande supériorité de l'examinateur est de se trouver du bon côté de la table."
Edouard Herriot
Juris, délibés, proclamations se succèdent. Faute d'avoir encore des enfants aux études, on se réjouit ou on se désole des résultats des neveux, des enfants d'amis et de ces étudiants croisés durant une année sur les bancs de la faculté. Journées de sentiments mêlés qui ne sauraient tout-à-fait me rendre heureux. Tant de succès bâtis sur tant d'échecs me laissent chaque année pensif, à l'écoute du sinistre décompte: combien de mauvais élèves faut-il pour en faire un bon? Un médiocre matheux d'un collège élitiste aurait-il pu faire un brillant littéraire d'une école à discrimination positive? Les critères de réussite demeurent un grand mystère pour l'enseignant qui rentre chez lui le 30 juin. Les lauriers demeurent taillés sur mesure pour d'aucuns qui les ceignent sans grand effort, inaccessibles à jamais pour d'autres qui s'interrogeront toute leur vie sur la réponse à la question (*) "La perception peut-elle s'éduquer ?", "Une connaissance scientifique du vivant est-elle possible ?", "L'art transforme-t-il notre conscience du réel ?", "Y a-t-il d'autres moyens que la démonstration pour établir une vérité ?" ou encore "Peut-on désirer sans souffrir ?".
Que retiendront-ils dès demain de leurs longues heures de classe et de veille studieuse? Me revient le conte philosophique de Jorge Luis Borges, "Funes el memorioso" (Funes le mémorieux). Funes est un homme jeune qui, tombé de cheval sur sa tête, se retrouve victime d'une étrange infirmité: sa mémoire devient hyperdéveloppée ; il est privé de toute faculté d'oubli; il retient tout; son esprit est transformé en une sorte d'énorme gadoue, un monstrueux déversoir encombré de fragments disparates, d'instants déconnectés; c'est un gigantesque amoncellement d'images sans contexte; nul détail n'en peut être évacué, si insignifiant soit-il. "Ma mémoire est comme un tas d'ordures" lâchera-t-il avant de mourir d'une congestion cérébrale. Malédiction qui exclut toute possibilité de réflexion. Car la pensée requiert un espace où l'on peut oublier, choisir, effacer, isoler, éliminer, mettre en valeur. Qui ne peut rien rejeter du grenier de la mémoire, ne peut ni abstraire ni généraliser. Sans abstraction ni généralisation, il ne peut y avoir de pensée. Si Montaigne déjà avertissait qu'« une tête bien fait vaut mieux qu’une tête bien pleine», que dire de la congestion actuelle des hémisphères, submergés par une explosion de connaissances que plus rien ne vient filtrer. Ne survivent que ceux qui parviennent à oublier suffisamment vite pour pouvoir remplir avec du neuf; ou parviennent à trier l'essentiel de l'accessoire, ce qui n'est guère donné à tout le monde. Malheur aux "bons élèves" de jadis, avides de tout savoir et de tout retenir, menacés aujourd'hui d'asphyxie lente alors qu'ils auraient jusque peu été honorés comme des puits de science.
On fermera donc, une fois de plus, les portes de cette année scolaire avec modestie, sans fanfare ni effet d'annonce. Les professeurs aussi font des erreurs, aux conséquences plus ou moins lourdes, bien ou mal assumées, parfois méconnues, parfois farouchement niées. La paresse, la désinvolture, la confusion des valeurs ne se trouvent pas d'un seul côté du bureau, même si les suites n'en sont pas les mêmes. Tel se voyait pilote et se retrouve avec un bonnet d'âne, tel se façonnait un habit d'Harlequin et finira dans une obscure fonction répétitive. Une chose console pourtant, à la lecture de la presse matinale. Une récente étude d'Accor Services révèle que la Belgique possède le plus haut taux de satisfaction professionnelle d'Europe: 81% des sondés sont heureux dans leur profession , laissant le 2ème (l'Allemagne) à 65%. Il doit exister chez nous de fort heureux jardiniers et des pilotes mélancoliques. L'histoire d'Yves Saint Laurent nous a définitivement vaccinés contre le mythe du succès qui rend heureux, et c'est très bien ainsi. Difficile à faire comprendre pourtant un 30 juin à l'étudiante qui n'a plus que ses larmes pour s'enfuir.
Dehors soudain la rue s'anime de cris joyeux et de voitures claxonnant en tous sens. L'Espagne doit avoir gagné sa finale. Les Allemands, deuxièmes dans l'enquête Accor le seront donc aussi à l'Euro. La rue savoure: les petits que nous sommes adoreront toujours de voir les grands se prendre les pieds dans le tapis.
Entre café et Journal aussi prend des vacances. Peut-être un peu plus longues que d'habitude car m'habite le vieux projet d'éditer un jour ces réflexions éparses, permettant aux lecteurs traditionnels de les redécouvrir en les confrontant à leur propre passé. Ce sera mon devoir de vacances en septembre. Travail de bénédictin pour collecter ces dizaines de bouts de textes écrits quotidiennement depuis octobre 1999, et qui surprennent parfois aujourd'hui. Le vendredi 31 décembre 1999 par exemple, à 23 heures 30, en guise de voeux, je ne se me souviens plus de ce qui me fit recopier les lignes suivantes, curieusement prémonitoires:
"Je sens tourner dans ma tête
Que retiendront-ils dès demain de leurs longues heures de classe et de veille studieuse? Me revient le conte philosophique de Jorge Luis Borges, "Funes el memorioso" (Funes le mémorieux). Funes est un homme jeune qui, tombé de cheval sur sa tête, se retrouve victime d'une étrange infirmité: sa mémoire devient hyperdéveloppée ; il est privé de toute faculté d'oubli; il retient tout; son esprit est transformé en une sorte d'énorme gadoue, un monstrueux déversoir encombré de fragments disparates, d'instants déconnectés; c'est un gigantesque amoncellement d'images sans contexte; nul détail n'en peut être évacué, si insignifiant soit-il. "Ma mémoire est comme un tas d'ordures" lâchera-t-il avant de mourir d'une congestion cérébrale. Malédiction qui exclut toute possibilité de réflexion. Car la pensée requiert un espace où l'on peut oublier, choisir, effacer, isoler, éliminer, mettre en valeur. Qui ne peut rien rejeter du grenier de la mémoire, ne peut ni abstraire ni généraliser. Sans abstraction ni généralisation, il ne peut y avoir de pensée. Si Montaigne déjà avertissait qu'« une tête bien fait vaut mieux qu’une tête bien pleine», que dire de la congestion actuelle des hémisphères, submergés par une explosion de connaissances que plus rien ne vient filtrer. Ne survivent que ceux qui parviennent à oublier suffisamment vite pour pouvoir remplir avec du neuf; ou parviennent à trier l'essentiel de l'accessoire, ce qui n'est guère donné à tout le monde. Malheur aux "bons élèves" de jadis, avides de tout savoir et de tout retenir, menacés aujourd'hui d'asphyxie lente alors qu'ils auraient jusque peu été honorés comme des puits de science.
On fermera donc, une fois de plus, les portes de cette année scolaire avec modestie, sans fanfare ni effet d'annonce. Les professeurs aussi font des erreurs, aux conséquences plus ou moins lourdes, bien ou mal assumées, parfois méconnues, parfois farouchement niées. La paresse, la désinvolture, la confusion des valeurs ne se trouvent pas d'un seul côté du bureau, même si les suites n'en sont pas les mêmes. Tel se voyait pilote et se retrouve avec un bonnet d'âne, tel se façonnait un habit d'Harlequin et finira dans une obscure fonction répétitive. Une chose console pourtant, à la lecture de la presse matinale. Une récente étude d'Accor Services révèle que la Belgique possède le plus haut taux de satisfaction professionnelle d'Europe: 81% des sondés sont heureux dans leur profession , laissant le 2ème (l'Allemagne) à 65%. Il doit exister chez nous de fort heureux jardiniers et des pilotes mélancoliques. L'histoire d'Yves Saint Laurent nous a définitivement vaccinés contre le mythe du succès qui rend heureux, et c'est très bien ainsi. Difficile à faire comprendre pourtant un 30 juin à l'étudiante qui n'a plus que ses larmes pour s'enfuir.
Dehors soudain la rue s'anime de cris joyeux et de voitures claxonnant en tous sens. L'Espagne doit avoir gagné sa finale. Les Allemands, deuxièmes dans l'enquête Accor le seront donc aussi à l'Euro. La rue savoure: les petits que nous sommes adoreront toujours de voir les grands se prendre les pieds dans le tapis.
Entre café et Journal aussi prend des vacances. Peut-être un peu plus longues que d'habitude car m'habite le vieux projet d'éditer un jour ces réflexions éparses, permettant aux lecteurs traditionnels de les redécouvrir en les confrontant à leur propre passé. Ce sera mon devoir de vacances en septembre. Travail de bénédictin pour collecter ces dizaines de bouts de textes écrits quotidiennement depuis octobre 1999, et qui surprennent parfois aujourd'hui. Le vendredi 31 décembre 1999 par exemple, à 23 heures 30, en guise de voeux, je ne se me souviens plus de ce qui me fit recopier les lignes suivantes, curieusement prémonitoires:
"Je sens tourner dans ma tête
Des images qui m'inquiètent
Je vois la terre se noyer
Sous des montagnes de déchets
Et la planète trop alourdie
Par les humains trop reproduits
Casser les rayons du soleil
Qui la retiennent dans le ciel
Elle tombera dans l'univers
Comme un fruit bien trop mûr, la terre"
Claude-Michel Schönberg, A.Boublil
La météo n'annonçait pourtant aucun avion maléfique dans le ciel, la nuit était claire comme le jour de feux d'artifice, seule régnait la crainte du bug de l'an 2000. Que tout cela paraît à la fois étrange, lointain et même dérisoire. Serbes et Bosniaques se déchiraient, mais c'était loin (?) : 1500 kilomètres de Bruxelles, ils ne parlaient pas notre langue, et les troupes de l'ONU protégeaient les civils assiégés. Deux tours se sont effondrées, Milosévic est mort en prison, Obama attend l'investiture de son parti pour briguer la présidence, le litre d'essence est au même prix que celui du vin rouge, on a vendu dans notre pays autant de voitures cette année-ci qu'en 1999.
Un peu de silence fera du bien.
Je vous souhaite de bonnes vacances. CV.
Lu dans
Claude-Michel Schönberg, A.Boublil
La météo n'annonçait pourtant aucun avion maléfique dans le ciel, la nuit était claire comme le jour de feux d'artifice, seule régnait la crainte du bug de l'an 2000. Que tout cela paraît à la fois étrange, lointain et même dérisoire. Serbes et Bosniaques se déchiraient, mais c'était loin (?) : 1500 kilomètres de Bruxelles, ils ne parlaient pas notre langue, et les troupes de l'ONU protégeaient les civils assiégés. Deux tours se sont effondrées, Milosévic est mort en prison, Obama attend l'investiture de son parti pour briguer la présidence, le litre d'essence est au même prix que celui du vin rouge, on a vendu dans notre pays autant de voitures cette année-ci qu'en 1999.
Un peu de silence fera du bien.
Je vous souhaite de bonnes vacances. CV.
Lu dans
- Questions du Bac de philo 2008
- Les Belges satisfaits. La Libre Entreprise. 28 juin 2008. p.5
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