"Les rôtis étaient lourds et juteux et, au premier coup de couteau, ils s’écrasèrent. La sauce était comme du bronze, avec des reflets dorés et, chaque fois qu’on la remuait à la cuiller, on faisait émerger des lardons, ou la boue verdâtre du farci, ou des plaques de jeune lard encore rose. La chair du chevreau se déchira et se montra laiteuse en dedans, fumante avec ses jus clairs. Sa carapace croustillait et elle était d’abord sèche sous la dent, mais, comme on enfonçait le morceau dans la bouche, toute la chair tendre fondait et une huile animale, salée et crémeuse en ruisselait qu’on ne pouvait pas avaler d’un seul coup, tant elle donnait de joie, et elle suintait un peu au coin des lèvres. On s’essuyait la bouche."
Jean Giono
L'eau à la bouche rien qu'à le lire, les gens savaient vivre en ces
temps-là, et se restaurer à la grasse et à l'amitié partagée. Covid-19
exige, demain on ferme les bistrots et les restos, pour un mois qu'ils
disent, et la nuit on dort. Pas sûr que cette mesure présentée comme
héroïque, pour peu on aurait dit du Churchill, vide à elle seule les
consultations et les hôpitaux. On est rassuré d'apprendre que demeurent
autorisés les trajets confinés en métro, la présence au boulot "si
nécessaire", les achats au magasin chinois bondé au centre ville, la
salle des profs dans l'heure du midi, la file à la photocopieuse et les
confidences autour de la machine à café, l'incubation dans la salle
d'attente chargée chez le généraliste ou à l'hôpital, la sortie d'école
avec juste un petit bisou inoffensif à tous ceux qu'on aime, et surtout
les repas d'amis au coin du feu, quatre toujours les mêmes durant quinze
jours, et ensuite on tourne. A part pour les restaurateurs, les
tenanciers et les isolés, qu'on plaint, voila un programme qui ne paraît
dur que pour ceux qui le prononcent.
Lu dans:
Jean Giono. Que ma joie demeure. Grasset 1935. Le Livre de Poche 493-494. 504 p. Extrait p. 265
Jean Giono. Que ma joie demeure. Grasset 1935. Le Livre de Poche 493-494. 504 p. Extrait p. 265
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