24 octobre 2020

Merveilleux voyages

 

"Le corps, ce n’est rien. Ce n’est qu’un moyen de transport." 
                Philippe Labro
 

... mais quel merveilleux moyen de transport. Il faut imaginer les paysages qu'un nonagénaire a pu traverser grâce à lui, parfois bien loin de son lieu de naissance, les périodes emblématiques des premiers congés payés, des golden sixties, de l'Expo 58, des premiers pas sur la Lune, entrecoupées par du plus sinistre qu'on tente d'oublier. Toute la beauté que ses yeux ont vue,  les musiques que ses oreilles ont entendues, les grands crus dont ses narines se sont enchantées, les objets que ses mains ont créés, toute cette énergie écoulée. Cela ne vaut-il pas la peine de sacrifier de temps en temps une dent, quelques mèches de cheveux, la souplesse de quelques vertèbres, un genou qui craque ou un peu de flou dans le regard? C'est le prix payé, en menue monnaie, pour prolonger son maintien sur terre, on n'a rien sans rien.

Moyen de transport, mais aussi parfois incarnation de grâce et de beauté. Une patiente hors d'âge, aujourd'hui décédée, dansa toute sa vie. Ses premiers pas furent des envolées, ses premières chutes des pointes trop tôt esquissées. Ses mains et ses pieds s'étaient emparés de la musique sans aucune réserve, transformant son passage sur terre en une longue chorégraphie. Lors de mes visites en fin de vie, ses yeux dansaient encore. Elle avait eu mal au dos le matin mais imaginait pour s'en soulager les spectateurs qui jadis l'applaudissaient. Une photo dédicacée de Nijinski témoignait d'une rencontre éblouissante, dont ses nuits étaient parfois encore peuplées. Le soleil qui enflammait sa chevelure avait fait place à une luminosité neigeuse qui ondoyait au rythme de sa démarche. Quelques notes de musique s'échappaient de la pièce voisine, fugitif moment de grâce pour une tournée médicale devenue un instant buissonnière. Le Temps n'efface guère la beauté .




Lu dans: 
Philippe Labro. J'irais nager dans plus de rivières. Gallimard, Coll. Blanche. 2020. 304 pages. Extrait p.144

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