"La nuit est loin. Le jour revient et je suis en vie, en grand appel de vie. Il est temps de se fondre parmi ceux qui m'entourent. Je disparais dans mon époque, dans la petite course de mon existence. Je dis adieu à tous mes personnages, ceux que j'ai croisés, ceux qui ont existé, ceux que j'ai lus, ceux que j'ai inventés, ceux qui sont morts et ceux qu'il me sera encore donné de côtoyer, je ne fais plus de distinction entre les uns et les autres, ils sont mon peuple mélangé. Je leur dis adieu, non pas que je les quitte — jamais je ne serai fait d'autre chose que d'eux — mais le temps long où ils ont eu tout loisir de se déployer en moi s'achève. (..) Et lorsque ce sera l'heure, sur ce pavé que j'aime ou ailleurs, vieillard repu d'avoir tant vécu ou homme pris dans la force de l'âge, j'espère qu'il me sera donné de la prononcer à nouveau, cette phrase, pour qu'elle éloigne de moi la peur, qu'elle m'emplisse d'un sentiment profond de quiétude, j'espère, oui, que me sera donné le temps de reconvoquer en moi la beauté de tout ce que j'ai traversé, et de la dire avec un sourire serein : "C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau."
Laurent Gaudé
Il persiste en France un atelier de création de doudous, les premiers et
plus fidèles amis des enfants, de toutes les formes pourvu qu’ils aient
la douceur et l’odeur inimitable qui les rend irremplaçables. On y
crée mais surtout on y répare les Doudou, Lapin, Meuh-Meuh, Crapouille
en bout de course, estropiés, borgnes, déchiquetés par les chiens, les
trains, les chagrins ou plus simplement par l'usure du temps. Avec de la
patience et du savoir-faire, tout peut se reconstruire, ou presque. On
recoud une patte, greffe un œil, panse une plaie de tissu écorché, on
remplace la bourre, créant une illusion d'immortalité. Sauf que... au
déballage, ce matin Crapouille s'avère irréparable, trop atteint, les
crocs étaient trop acérés et le chien trop furieux, un jour entier de
travail n'y suffira pas, ni une semaine, ni une vie. Mais on ne jette
pas un doudou, on le duplique, forme pour forme, yeux pour yeux, museau
pour museau, même couleur, même texture, même taille, ne manque que
l'odeur de l'enfant qu'il a accompagné dans son sommeil tant de soirs.
Et encore... Idée de génie de l'artisan, il restera à introduire la
dépouille de l'ancien dans le nouveau en guise de bourre pour que
démarre une nouvelle existence, à la fois inédite et imprégnée du récit
de l'ancienne. C'est ainsi que les gosses s'imprègnent de
l’impermanence de la vie des hommes, et d'une première expérience de ce
que peut être l'éternité.
Lu dans :
Laurent Gaudé. Paris, mille vies. Actes Sud. 2020. 80 pages. Extrait pp 87-88
Le doudou, le premier et plus fidèle ami. Reportage de Florence Helleux, Frederic Poussin, et Smain Belhadj. "20h30 en fêtes, le samedi”. France 2. 20 décembre 2020
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