"La nuit n'est jamais complète
il y a toujours
une fenêtre ouverte
une fenêtre éclairée
il y a toujours un rêve qui veille
désir à combler faim à satisfaire
un cœur généreux
une main tendue une main ouverte
des yeux attentifs
une vie la vie à se partager."
Paul Eluard
31 décembre 2020
Passage d'année
30 décembre 2020
Patti Smith chante Dylan
“Les voix ne doivent pas être jugées en fonction de leur joliesse. Elles ne comptent que si elles vous convainquent qu’elles disent la vérité.”
Sam Cooke
Patti Smith. On peut difficilement montrer son amour sans montrer sa colère. Anatxu Zabalbeascoa. LENA. Le Soir du 12 décembre 2020
Patti Smith performs Bob Dylan's "A Hard Rain's A-Gonna Fall" - Nobel Prize Award Ceremony 2016. YouTube. https://youtu.be/941PHEJHCwU
28 décembre 2020
Une vie de mouche
"Au Manoir Hovey, au bord du lac Massawippi (Québec), on sert en juillet un plat dit de pommes hivernales; il s'agit de pommes gardées sur l'arbre jusqu'au dernier moment. Le chef Francis Wolf laisse les pommes geler et dégeler sur l'arbre jusqu'à la fin de l'hiver, afin de les cueillir à un moment où la saveur est devenue incroyablement intense. Certes, les fruits sont noircis et difficiles à travailler, mais si les fruits cultivés uniquement pour notre consommation sont des produits pour ainsi dire d'enfants gâtés, ces pommes, qui ont passé deux saisons sur l'arbre, auront vécu une vraie vie de pomme. Elles n'ont pas traversé que des moments faciles, mais elles n'en sont que plus extraordinaires à ce titre. "
Ryoko Sekiguchi
Ivry Gitlis, décédé ce jeudi à 98 ans, refusait qu'on parle de "son"
Stradivarius mais suggérait qu'il n'avait été lui-même qu'un locataire
passager permettant à son instrument de vivre sa vie de violon. Concéder
à chaque chose, chaque personne qui nous entoure le droit de vivre sa
vie propre sans tenter de se l'approprier à son seul usage est une
sagesse. Un jour, quittant notre verger, un de mes petits-fils âgé de
trois ans me fit arrêter la voiture afin de permettre à une mouche de
rejoindre sa vie de mouche: "on n'a pas le droit de l'enlever à sa
famille." Il avait raison, et me donnait sa première leçon de
philosophie. Il l'ignore, mais dix ans plus tard j'en garde
l'enseignement.
Ryoko Sekiguchi. Nagori. La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter. P.O.L. 2018. Folio 6776. 142 pages. Extrait pp 74, 75
Sagesse des peluches
"La nuit est loin. Le jour revient et je suis en vie, en grand appel de vie. Il est temps de se fondre parmi ceux qui m'entourent. Je disparais dans mon époque, dans la petite course de mon existence. Je dis adieu à tous mes personnages, ceux que j'ai croisés, ceux qui ont existé, ceux que j'ai lus, ceux que j'ai inventés, ceux qui sont morts et ceux qu'il me sera encore donné de côtoyer, je ne fais plus de distinction entre les uns et les autres, ils sont mon peuple mélangé. Je leur dis adieu, non pas que je les quitte — jamais je ne serai fait d'autre chose que d'eux — mais le temps long où ils ont eu tout loisir de se déployer en moi s'achève. (..) Et lorsque ce sera l'heure, sur ce pavé que j'aime ou ailleurs, vieillard repu d'avoir tant vécu ou homme pris dans la force de l'âge, j'espère qu'il me sera donné de la prononcer à nouveau, cette phrase, pour qu'elle éloigne de moi la peur, qu'elle m'emplisse d'un sentiment profond de quiétude, j'espère, oui, que me sera donné le temps de reconvoquer en moi la beauté de tout ce que j'ai traversé, et de la dire avec un sourire serein : "C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau."
Laurent Gaudé
Lu dans :
Laurent Gaudé. Paris, mille vies. Actes Sud. 2020. 80 pages. Extrait pp 87-88
Le doudou, le premier et plus fidèle ami. Reportage de Florence Helleux, Frederic Poussin, et Smain Belhadj. "20h30 en fêtes, le samedi”. France 2. 20 décembre 2020
24 décembre 2020
Un peu de légèreté pour Noël
Un avion fend le ciel
un éclat
une virgule
une hirondelle.
On en fait du chemin
pour pas grand chose
alors qu’une seule pensée en l’air
peut nous emmener
si haut.
Si un jour
j’oublie de rêver
s’il te plaît
prête-moi
tes ailes.
Martine Rouhart
Martine Rouhart. Dans le refuge de la lumière. Bleu d’encre. 2020. 54 pages. Extraits pp.17, 28
23 décembre 2020
Sagesse de Toni Morrison
"Là-bas, le long de la rivière, les empreintes de ses pas apparaissent et disparaissent. Elles sont tellement familières ! Qu'un enfant, un adulte y place ses pieds, elles lui vont. Qu'il les en retire, et elles disparaissent à nouveau, comme si personne n'avait jamais marché là. Peu à peu, toute trace a disparu et ce qui est oublié, ce ne sont pas seulement les empreintes de pas, mais aussi l'eau et ce qu'il y a là-bas au fond. Le reste n'est que temps qu'il fait."
Toni Morrison
Lu dans:
Toni Morrison. L'origine des autres. Trad. Christine Laferrière. Ed Christian Bourgeois. 2018. 92 pages. Extrait p.75
21 décembre 2020
Une vie de chien
"Simon alla préparer le dîner. Puis il sortit un moment dans le jardin. Pippa n’attendait que ça. Le bonheur d’être vivant, ça doit être quelque chose de ce genre, songea Simon, courir joyeusement après un bâton et le ramener à quelqu’un qui vous aime."
Francis Dannemark
Lu dans:
Su Dongpo 1037-1101, repris pas Claude Roy dans L'ami qui venait de l'An Mil. Gallimard. Coll. L'Un et l'Autre. 1994. 176 pages.
Francis Dannemark. La misère se porte bien. Kyrielle 2020. 322 pages. Extrait p.265. Tirage limité disponible uniquement chez l'auteur francis.dannemark@gmail.com
Un bel article de Jean-Claude Vantroyen dans le supplément Livres du Soir de ce weekend présente le dernier ouvrage de F. Dannemark. "Une comédie qui montre qu’on peut parler d’amour, d’amitié, de dignité sans pour cela posséder de magnifiques limousines, des yachts et des somptueuses villas au bord de la mer. Une comédie surtout qui indique qu’il faut prendre son temps, que la précipitation est toujours malvenue, qu’il faut vivre au rythme des couleurs des saisons, comme la nature. C’est un éloge de la lenteur, ce roman. Et un éloge de la tendresse. Et on se sent heureux de le lire." Rencontre avec l'auteur ce 26 décembre, de 14h à 17h, la librairie La Licorne (715, chaussée d'Alsemberg à Uccle)
19 décembre 2020
じに むかえに いきます
"Il y a une expression en japonais, "aji zvo mukae ni iku", qui pourrait se traduire par "aller chercher un goût". En cas de rencontre véritable entre deux ingrédients, il arrive que l'un "aille chercher le goût" de l'autre, pour en extraire la meilleure part. Pour peu que l'échange soit mutuel, on pourra découvrir une saveur qui n'existait pas tant que les ingrédients menaient leur vie séparément."
Ryoko Sekiguchi
Ryoko Sekiguchi. Nagori. La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter. P.O.L. 2018. Folio 6776. 142 pages. Extrait p.70
18 décembre 2020
Humour de couloir
"Deux planètes se rencontrent, l’une demande à l’autre : « Comment vas-tu ? — Eh bien, plutôt mal… j’ai attrapé des humains, alors forcément j’ai de la température. — Ah, tu as des humains ? T’en fais pas, ça ne dure pas longtemps.»
Humour de couloir au GIEC
Lu dans :
Idriss ABERKANE. L'Âge de la connaissance. Laffont. 2018. 374 pages.
17 décembre 2020
La mer est loin
"C'était un rêve où il pleuvait
mais toi et moi étions à l'abri
Il y avait une grande baie
sur laquelle ruisselait la pluie
et à travers l'eau brouillée
on devinait la mer tout prèsJe prenais des bûches et du petit bois
je roulais un journal en boules
Le feu déjà crépitait
elle faisait bouillir de l'eau
dans la cuisine à côté
«Veux-tu des toasts avec le thé?» (..)
Je me réveille en sursaut
dans la chambre d'hôpital
Il ne pleut pas Pas de feu
pas d'eau qui bout
La mer est très loin
Je suis seul elle n'est pas làJe voudrais tant qu'elle soit là
et mon cœur bat la chamade
Claude Roy . Hôpital Marie Lannelongue 24 juin 1982
Claude Roy. A la lisière du temps. La pluie en rêve. NRF Gallimard. 208 pages. Extrait pp. 35-36
16 décembre 2020
La vie comme un plat
"La cuisine japonaise n'est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde, mieux encore, qui se médite."
Tanizaki Junichiro
Tanizaki Junichiro. Éloge de l'ombre. Paris. Publications orientalistes de France. 1993.
15 décembre 2020
La peur de l'Autre
"Cela me rappelle une expérience que j'ai faite il y a plusieurs années lors d'une Biennale de Vienne. Dans l'une des œuvres d'art exposées, on m'a demandé d'entrer dans une pièce sombre et de me placer face à un miroir. En quelques secondes est apparue une silhouette qui a lentement pris forme et s'est avancée vers moi. Une femme. Quand cette femme (ou plutôt son image), qui faisait ma taille, s'est trouvée tout près de moi, elle a appliqué sa paume contre le verre et l'on m'a ordonné de faire pareil. Nous sommes restées là, face à face, sans parler, à nous regarder droit dans les yeux. Lentement, la silhouette s'est estompée et a rétréci avant de disparaître tout à fait. Une autre femme est apparue. Nous avons répété le geste consistant à faire se toucher nos paumes en nous regardant droit dans les yeux. Cette opération s'est poursuivie un certain temps. Chaque femme était différente par son âge, la forme de son corps, sa couleur, ses habits. Je dois dire que c'était extraordinaire, cette intimité avec une étrangère. Silencieuse, complice. Chacune acceptant l'autre. Seule à seule."
Toni Morrrison
Toni Morrison. L'origine des autres. Trad. Christine Laferrière. Ed Christian Bourgeois. 2018. 92 pages. Extrait p.64
13 décembre 2020
En remontant la vie
"À quelques mètres de la pierre vivante, l’eau surgit enfin d’une fontaine telle qu’on en voyait au temps des bergers d’Arcadie. La Marne en coulait doucement. Je me suis approché d’elle. Dans le vallon aux violentes odeurs telluriques, elle me murmurait : « Enfin, tu es là. Tu en as mis du temps ! » Que pouvais-je répondre ? J’ai joint mes deux mains pour la recueillir. Elle avait un goût étrange de menthe et de mousse, pur et coupant."
Jean-Paul Kauffmann
Rassasiée d'années, elle nous a quitté la nuit passée, paisiblement,
soucieuse jusqu'au bout de ne pas déranger. Si faible et si menue qu'on
imagine sans peine le bébé qu'elle fut à sa naissance. Jean-Paul
Kauffmann l'écrit joliment: remonter la Marne, ce n’est pas revenir en
arrière et
pleurer le passé, mais au contraire se perdre pour mieux renaître.
"C'était une vraie gentille" comme le résume sobrement un de mes fils à
qui on l'annonce, quelle plus belle épitaphe imaginer?
Un autre patient décède la même nuit, également à domicile, de
mémoire de médecin ce ne m'était jamais arrivé. Même âge, même parcours
modeste soucieux des autres avant de lui-même, lui non plus n'ayant
jamais habité ailleurs qu'à Anderlecht sa commune natale, et celle de
ses parents. Regagnant mon domicile, il me prend de faire des hypothèses
romanesques: ces deux-là se sont-ils croisés un jour au cours de leur
longue existence sur un territoire aussi limité, à l'occasion d'un
achat, d'une célébration religieuse, d'une braderie, d'une visite
médicale, autour d'un bac à sable? Se sont-ils adressé un sourire
complice, ou un commentaire sur l'orage qui menaçait? Ni l'une ni
l'autre ne sont plus là pour le dire, ils peuvent se reposer maintenant.
Lu dans:
Jean-Paul Kauffmann. Remonter la Marne. Fayard.
2013. 264 pages. Extrait p. 261
11 décembre 2020
Sagesse de Saint Nicolas
"Une sortie, c'est une entrée que l'on prend dans l'autre sens."
Boris Vian
Ce weekend j'ai rencontré Saint Nicolas. Dans la file, une petite fille lui a demandé une faveur "Ce que je souhaite, c'est que tu fasses revenir bon-papy et bonne mamy. Je suis très triste qu'ils soient partis." Décontenancé, le grand saint a aussitôt trouvé les mots qui sonnent juste: "Je ne peux pas les faire revenir, mais quand je remonterai là-haut je leur ferai la bise de ta part, promis." Ces quelques mots m'ont réconcilié avec la magie parfois controversée des contes pour enfants, avec tout ce que l'imaginaire d'un Paradis véhicule d'irréel et avec une certaine idée de la philosophie: rendre du sens à ce qui paraît totalement absurde. Saint Nicolas ne rendra pas ses grands-parents à la petiote, mais aura trouvé les mots qu'il faut pour qu'elle se soit sentie entendue, et que sa détresse ait eu le droit de s'exprimer.
Lu dans:
Boris Vian et Nicole Bertolt. Traité de civisme. Paris. Le Livre de poche. 2015. 200 pages
09 décembre 2020
Eclaboussures
"Au bord d'un ruisseau capté et conduit jusqu'au cloître via les roches — une source qui coule discrètement toute l'année —, il passe en revue son passé, les écueils, ravissements, aspirations d'antan. L'eau coule et traverse le monastère puis ressort côté sud (..) gardant l'écho intact, quel que soit l'âge, de la voix et des mots qu'elle porte."
Etienne Faure
Étienne Faure. Et puis prendre l'air. Collection Blanche. Gallimard. 2020. 136 pages. Extrait p.58
Vieilles nouvelles
"Déballant des objets, il arrive qu'on s'attarde aux nouvelles du journal qui les enveloppait. La cause est morte de longue date et pourtant sa lecture de nouveau renvoie à l'histoire, l'anecdote, le fait du jour, l'article sur l'actrice à présent muette, si belle en son miroir. Et remettant ces objets en lumière, c'est une génération d'horizons qui resurgit, les entoure."
Etienne Faure
Étienne Faure. Et puis prendre l'air. Collection Blanche. Gallimard. 2020. 136 pages. Extrait p.93
06 décembre 2020
Mémoire de paletot
"En remettant tes fringues d'automne tu retrouves dans tes poches les cueillettes de l'an dernier : trois châtaignes, un gland, deux faines, un colchique fané, et des morceaux de champignons secs. Telle une lecture interrompue, (..) on reprend la tournure d'esprit de la saison où on l'avait laissée (..). Un vrai poème, ce paletot."
Étienne Faure
Rien ne ressemble plus à un mémo retrouvé dans la poche que celui de
l'année précédente: si 2018 était le décalque parfait de 2019, celui de
2020 témoigne d 'un sérieux amincissement des attentes pour les mois qui
viennent. Par quelle formule remplacer l'inusable "on vous souhaite
bonheur, santé, prospérité" qui n'évoque l'ironie, le mauvais goût ou la
déconnexion de la réalité? 2021 est une année sans visage.
Étienne Faure. Et puis prendre l'air. Collection Blanche. Gallimard. 2020. 136 pages. Extrait p.39
05 décembre 2020
L'écran qui rapproche
"Fenêtre,
toi qui sépares et qui attires,
changeante comme la mer,
glace, soudain, où notre figure se mire
mêlée à ce qu’on voit à travers. "
Rainer Maria Rilke
J.-B. Pontalis. Fenêtres. Gallimard. 2000. Folio. 3642. 174 pages. Extrait: Exergue p.11
04 décembre 2020
Regarde, je te parle
"On ne se disait rien, mais j'aimais nos conversations."
David Foenkinos
Lu dans:
David Foenkinos. La famille Martin. Gallimard. 2020. 240 pages.
03 décembre 2020
Le Noël des créatifs
"Toute vie est une aventure naviguant entre inattendu et
inespéré."
François Cheng
Un Noël à réinventer ça n'arrive pas tous les jours, et ce peut
être une chance à cueillir, créant la surprise "entre l'inattendu
et l'inespéré". Le panier repas livré à domicile, la carte de vœux
particulièrement soignée, le coup de fil qui réchauffe quand la
soirée s'annonce un peu crue, une vraie fête sans tradition cela
se mérite. Hier une jeune patiente amie est parvenue à me faire
rêver: ses parents se désolent de sacrifier le traditionnel repas
de famille, l'année fut dure pour eux deux sur le plan de la
santé, et l'isolement itou. Reclus, ils ont renoncé à garnir le
sapin, à quoi bon, on fera mieux l'an prochain. Elle a
soigneusement noté qu'ils s'absentent toute l'après-midi ce
mercredi, acheté le plus beau sapin chez sa fleuriste, renouvelé
la guirlande, emballé les cadeaux, fait dessiner les cartes par
ses enfants et à l'heure dite ce sera Jurassic World dans la maison de son enfance. Montre en
main elle dispose de trois heures pour créer un univers
digne d'un étalage des Galeries Lafayette. J'ai pensé à eux cet
après-midi, et à tout ce qu'il reste à inventer dans les semaines
qui viennent.
François Cheng. De l'âme. Albin Michel. 2016. 162 pages.
02 décembre 2020
Dans la peau d'un autre
"Toute cette frénésie était assez amusante, et parfois touchante, mais c’était aussi un peu déconcertant. Au fond, réalisais-je, les gens ne me voyaient plus, moi, avec toutes mes particularités et tous mes travers. C’était plutôt comme s’ils s’étaient emparés d’une effigie de moi-même pour l’investir d’un million de rêves différents. Je savais qu’un moment viendrait où je finirais par les décevoir, par ne pas être à la hauteur de l’image que ma campagne et moi avions façonnée."
Barak Obama
Belle réflexion sur l'image de soi, celle qu'on transmet et celle que
les autres nous renvoient. Hier soir, le film documentaire "Où sont
passées les hirondelles ?" s'attardait sur le récit d'une survie dans
une bergerie au cœur de l'Auvergne. Un agnelet d'un jour meurt auprès de
sa mère. A deux pas, un autre va mourir, surnuméraire d'une portée de
trois, délaissé par une brebis qui ne peut en nourrir que deux. La
bergère use d'une stratagème ancestral, substituant l'agnelet laissé
pour compte au mort-né. Pour le faire accepter, elle va le revêtir de la
peau de l'autre, de son odeur, du reste de chaleur qu'il abrite, de ce
qu'il fut. Se mettre dans la peau d'un autre pour naître à la vie: après
quelques hésitations, sa nouvelle mère fait le choix de la vie et
nourrit ce petit qui était mort et qui lui a été rendu. Exister demande
parfois quelques compromissions avec la réalité.
Barack Obama. Une terre promise. Fayard. 2020. 840 pages. Extraits p.186
30 novembre 2020
Le coeurdonnier
"Je te vois monsieur le coeurdonnier
Oui je te vois dans ton atelier
Tu répares avec l'innocence d'un enfant
Tu recouds avec le sourire d'un passant
Tu recolles avec la douceur d'une maman
Tu tisses avec du jaune, noir et du blanc
Mais quand je regarde ce monde de fou
Je me dis que le coeurdonnier c'est nous."
Soprano. Coeurdonnier
28 novembre 2020
Le monde d'après
"Le monde d'après c'était mieux avant."du Bus
Frédéric du Bus, caricaturiste , dessinateur de presse et humoriste. La Une, Le mug du vendredi 20 novembre 2020
27 novembre 2020
C'est super, chéri
"Le 9 octobre 2009, aux environs de 6 heures du matin, le standard de la Maison-Blanche m'a réveillé en sursaut, et mon cœur s'est arrêté de battre un instant. Était-ce un attentat? Une catastrophe naturelle ? "Vous avez reçu le prix Nobel de la paix," m'a annoncé Gibbs. (..) Quand j'ai raccroché, Michelle m'a demandé ce qui se passait. "J'ai reçu le prix Nobel de la paix." — "C'est super, mon chéri ", a-t-elle répondu avant de se retourner pour finir sa nuit. Une heure et demie plus tard, Malia et Sasha ont déboulé dans la salle à manger où je prenais mon petit déjeuner. "C'est un grand jour, papa, a dit Malia en enfilant son sac à dos. T'as gagné le prix Nobel et c'est l'anniversaire de Bo! [leur chien]. — Et, en plus, on a un week-end de trois jours ! » a ajouté Sasha en sautant de joie. Après quoi elles m'ont déposé un bisou sur la joue et sont parties à l'école."
Barack Obama
Barack Obama. Une terre promise. Fayard. 2020. 840 pages. Extraits p.548
26 novembre 2020
Devine qui vient dîner ce soir?
"Depuis des années, j'exigeais de Michelle courage et compréhension vis-à-vis de mes entreprises politiques, et elle en avait pleinement fait preuve - à contrecœur - mais avec amour. Et chaque fois je revenais à la charge, et j'exigeais plus encore. Pourquoi lui faire subir une telle épreuve ? N'était-ce que de l'orgueil de ma part? Ou quelque chose de plus sombre peut-être, une ambition dévorante et aveugle, dissimulée sous le voile diaphane de beaux discours altruistes ? Ou bien cherchais-je encore et toujours à prouver ma valeur aux yeux d'un père qui m'avait abandonné, à me montrer digne des espoirs que ma mère avait placés en moi, éblouie d'amour pour son fils unique, et à vaincre ce qui subsistait en moi du complexe d'être né métis ? « C'est comme s'il y avait un trou que tu t'acharnes à vouloir combler, m'avait dit un jour Michelle, au début de notre mariage, après une période où elle m'avait vu travailler jusqu'à l'épuisement. C'est pour ça que tu ne peux pas ralentir. »
En réalité, je pensais avoir résolu toutes ces questions depuis longtemps, avoir réussi à atteindre l'équilibre à travers mon travail, la sécurité et l'amour grâce à ma famille. Mais je me demandais à présent si je serais jamais capable d'échapper à cette plaie invisible qu'il me fallait constamment guérir, cette impulsion mystérieuse qui me poussait à vouloir toujours plus."
Barack Obama
Barack Obama. Une terre promise. Fayard. 2020. 840 pages. Extraits p. 104, p.434
25 novembre 2020
Une lecture de Virgile
"Le vieux berger était déjà loin, là-bas dans la pente. Ça suivait tout lentement derrière lui. C'était des bêtes de taille presque égale serrées flanc à flanc, (..) de bonne santé et de bon sentiment, ça marchait encore sans boiter. Le vent de la nuit venait faire son nid dans la laine des oreilles et les agneaux couchés comme du lait dans l'herbe fraîche, et les pluies. "
Jean Giono
Ce matin, entre deux visites, j'ai croisé un troupeau de moutons,
guidé par un vrai berger et son chien. Le Ring Ouest, à 200 mètres,
était encombré, une ambulance de réanimation tentait de s'y frayer un
passage vers l'hôpital Érasme tout proche. Un couple de hérons guettait
une proie entre les roseaux dans l'étang de décharge desservant
l'autoroute, entre une rangée de mouettes pensives alignées comme avant
une parade. Il n'est rien de mieux que quelques brebis et leurs agneaux
pour s'envoler dans le temps et l'espace. Qui n'a rêvé d'acquérir une
bergerie en Provence, ou comme Tityre de s'endormir sous un hêtre en
jouant du pipeau. Un court instant, j'étais redevenu cet enfant couché
dans la garrigue. Ma ville, terre de contrastes.
Lu dans:
Jean Giono. Le grand troupeau. Gallimard. 1972. 256 pages.
24 novembre 2020
Images de La Pietà
Eli, Eli, lema sabaktani.
Pourquoi m’as-tu abandonné ?
Mathieu. 27:46
23 novembre 2020
L'élégance de John Mc Cain
"Le reste de la soirée n'est pour ainsi dire qu'un grand flou dans ma mémoire. Je me souviens du coup de fil de John McCain, aussi élégant que le serait le discours qu'il prononcerait pour concéder sa défaite. Il m'a dit que l'Amérique pouvait être fière de ce moment historique et il s'est engagé à faire tout son possible pour m'aider à réussir. J'ai reçu des appels de félicitations du président Bush (*) et de plusieurs dirigeants étrangers. Je me rappelle avoir fait la connaissance de la mère de Joe Biden, qui du haut de ses 91 ans a pris un malin plaisir à me raconter qu'elle avait grondé son petit Joe d'avoir pu envisager même un seul instant de refuser d'être mon colistier."
Barack Obama, apprenant son élection le 4 novembre 2008
20 novembre 2020
19 novembre 2020
La boulangerie normande
"N'importe qui peut éprouver à un moment ou l'autre la stupeur d'être."
Roger Vailland
18 novembre 2020
Livraison lente
"Avez-vous déjà rencontré un plateau-repas dans un ascenseur ? C’est ce qui m’est arrivé ce week-end. J’ai commandé à dîner sur internet. Quand l’interphone a sonné, j’ai indiqué le troisième étage. Une voix m’a demandé s’il y avait un ascenseur. Bizarre : un repas pour quatre, si lourd… ? J’ai ouvert la porte pour accueillir le livreur, et j’ai entendu l’ascenseur monter. Mais il n’y avait personne dedans. Juste le colis fumant."
Michel Eltchaninoff
Faire de l'ascenseur un drone de livraison, le support de la fête
devenu simple marchandise, voilà qui n'est guère romantique. Ce ne sera
pas le cas de ce vieux couple, car ce soir, il y a cinquante ans... Elle
a garni la table, imaginé le menu, choisi les
ingrédients, fait mijoter la cocotte, chambré le vin, confié
l'ambiance sonore à Glenn Gould, crié "à table". Elle s'inquiète si
c'est chaud, si c'est bon, elle s'inquiète de lui
en somme. Les paroles sont rares et denses, espoirs, regrets,
nouvelles confidences libérées quand le vin est doux et la chaire
savoureuse. Un
repas c'est de la matière qui se fait esprit. Notez que, comme le
relève avec finesse Michel Eltchaninoff, les boutiques, c'est un peu
la même chose. Ce qui nous manque le plus maintenant que leurs
volets sont clos, "ce ne sont pas les produits qu'on y achète, mais
le commerce avec les commerçants. Oh, un tout petit commerce : des
politesses, des propos banals, des questions de béotien et des
conseils de spécialistes, des blagues – la petite monnaie de la
discussion. Sans ces conversations anodines et aussitôt oubliées, le
commerce a nettement moins de saveur." Un repas anniversaire, et les
emplettes qui le précèdent, l'essentiel est l'impalpable.
Lu dans:
Michel Eltchaninoff. La lettre de Philosophie Magazine. 16 novembre
2020
17 novembre 2020
Ces moments de magie
"Je n’avais plus la force et l’envie d’aller faire ma guerre
je n’avais plus de souffle pour faire tourner la roue
jusqu’au jour où le destin vous a mis sur ma route
on a tous un jour eu ce moment de magie
un mot, un sourire, une histoire et l’espoir refleurit.
Vos mots, vos sourires et vos larmes m'ont sauvé la vie
vos combats m’ont appris à encaisser les coups
et votre persévérance à me remettre debout
vos valeurs m’ont appris ce qu’est vraiment être un humain.
Ces mots vous sont adressés
peut-être qu’ils vous feront l’effet qu'ils ont eus sur ma vie
à tous ces héros malgré eux je voulais dire merci."Soprano. A nos héros du quotidien
Comment avec dix mots créer un moment serein. On les appelait les
Simples, ces plantes médicinales cultivées à l'ombre des abbayes et qui
pansaient les plaies. A ma consultation cet après-midi, une simple,
octogénaire modeste et isolée, dont l'existence est faite de craintes et
d'écoute compulsive des journaux d'information. Un petit studio sous
les toits, d'où elle part en expédition vers ses trois continents: la
pharmacie, le Colruyt, le Delhaize. Sur sa route, une pause, seul
contact "humain" de ses journées, un énorme chien de berger yougoslave à
l'encolure large et aux yeux d'amande affichant une expression de
tranquillité, mais jamais de crainte. Il lui fait une fête à cent
mètres, elle lui apporte des biscuits vitaminés canins, une vraie
rencontre. Elle imagine sa vie, il doit se sentir seul comme elle pour
la célébrer ainsi quand elle lui balance des "mon petit chou" et des "je
t'aime tu sais bébé". Et elle rentre chez elle en attendant demain.
15 novembre 2020
Demain n'est jamais sûr
"Henry Ford rappelait que s’il avait pris le temps de demander à son marché ce qu’il désirait à l’époque où il concevait son célèbre modèle T, il lui aurait été répondu : « Des chevaux plus rapides. »
Idriss ABERKANE
Idriss ABERKANE. L'Âge de la connaissance. Laffont. 2018. 374 pages.
14 novembre 2020
Lignes à un ami
de ceux que tu croises ne garde que les qualités
sois un confident et ne répands pas ce qui relève de l'intime
écarte le voile de la colère mauvaise conseillère
ne gaspille rien de ce qui t'est donné et tu ne seras pas dans le besoin
honore la lumière en chacun ne fais pas de comparaisons
ne tue pas
Agis maintenant et ce que tu crois devoir faire, fais-le."
13 novembre 2020
Sagesse du confinement
"Que sont les planches sans les arbres desquels elles sont issues ?
Que sont nos vies sans nos ancêtres ?
Qu'est le pain sur notre table sans le champ doré ?"
Philippe Devuyst
John Donne (1572-1631). Méditations en temps de crise. Trad. F. Lemonde. Paris, Payot et Rivages. 2002. p.71-72
12 novembre 2020
Sagesse amérindienne
"Qu'est-ce que la vie?
C'est l'éclat d'une luciole dans la nuit,
C'est le souffle d'un bison en hiver.
C'est la petite ombre qui court dans l'herbe et se perd au coucher du soleil."
Sagesse amérindienne
Dhyani Ywahoo. Sagesse amérindienne. Editions de l'Homme. 1999. 286 pages
Shakespeare, Hamlet Act-I, Scene-IV
Novethic.fr. Le Danemark obligé d'abattre des millions de visons après une mutation du Covid-19
11 novembre 2020
Ce jour férié qui n'est pas une fête
"Qu'est-ce que la guerre? Le massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas.
Un amplificateur d'héroïsme et de bassesse. La meilleure part des hommes, et la pire. La fureur de vivre décuplée par l'imminence de la mort."
Paul Valéry
L'Armistice, ce jour férié qui n'est pas une fête. Une pause de
silence pour conjurer ce "malheur pire que les massacres, ces morts vite
oubliés", même si la mémoire du passé ne garantit
jamais l'avenir. La semaine passée lors
de la traditionnelle visite au cimetière à mes parents, j'ai
été me recueillir avec quelques-uns de mes petits-enfants au champ d'honneur sur la
tombe du grand-père que je n'ai jamais connu. C'était la première fois, et on chercha
longuement l'emplacement, perdu parmi des dizaines d'autres stèles
semblables. Il m'aura fallu du temps pour que l'envie de lui
rendre ce tardif hommage survienne. La prémonition de l'oubli, formulée par Maurice Genevoix, était bien réelle.
Lu dans:
Paul Valéry, cité par François Henri Désérable. Un certain M.
Piekielny. Gallimard. NRF
Maurice Genevoix. Ceux de 14. Flammarion. 1949. 953 pages.
10 novembre 2020
Le corbeau, le loup et la carcasse
"Chez les perruches d’ailleurs, et les perroquets, ainsi que les corvidés – qui sont bien connus pour leur grande intelligence, notamment les corneilles, les pies et les geais –, le rapport entre masse cérébrale et masse corporelle est comparable à celui des grands singes et des cétacés. En outre, leur mémoire sémantique est remarquable, ils peuvent compter et utiliser des outils, voire coopérer ou manipuler d’autres animaux pour profiter de leur présence, à l’instar des corbeaux qui appellent les loups pour qu’ils éventrent les carcasses qu’ils convoitent."
Idriss Aberkane
L'histoire ne dit pas comment le corbeau gratifie le loup pour sa
coopération, mais nous rappelle que même des vilains pas beaux peuvent
appliquer le principe de la somme gagnante. Paires désaccordées
rencontrées aussi chez les humains, lui qui fait les grosses courses,
ramène la bière, assure la navette entre le médecin et le pharmacien
pour se procurer prescriptions et médicaments; elle qui reprise, récure,
lui garde une part de sa ration alimentaire détournée de la cantine
communale, mixe la pâtée pour son chien, lui chauffe le lit certains
soirs. Il pique dans la caisse commune, elle arrondit les fins de mois,
et on ferme les yeux car cela arrange tout le monde. Les couples les
plus improbables, pas pacsés pour un sou, bâtis sur l'éphémère et la
nécessité nous étonnent parfois par leur durée.
Lu dans:
Idriss Aberkane. L'Âge de la connaissance. Laffont. 2018. 374 pages. Extrait p.241.
Daniel Stahler, Bernd Heinrich et Douglas Smith. Common ravens, Corvus
corax, preferentially associate with grey wolves, Canis lupus, as a
foraging strategy in winter. Animal Behaviour, 64, no 2. 2002. Extrait
p. 283-290.
08 novembre 2020
Réflexion à l'ombre de la collégiale
"Une Grenouille vit un bœuf
qui lui sembla de belle taille..."
Jean de la Fontaine
A l'écoute des nouvelles du monde, coincé derrière deux énormes camions qui tentent de se croiser dans une ruelle construite à l'ombre de la collégiale pour des charrettes à bras et des cochers, s'impose soudain comme une évidence l'inadéquation entre ces véhicules de taille monstrueuse et ce lieu de vie ancestral. Je patienterai donc dans l'auto, heureux de bénéficier de dix minutes de réflexion sur ce qui apparaît comme une des raisons du désordre ambiant: l'inflation de nos envies dans un costume non prévu pour les habiller.
Je vous souhaite une bonne semaine.
CV
Lu dans:
Jean de la Fontaine. Fables. Le Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Boeuf.
07 novembre 2020
Sagesse de Francis Dannemark
"Il se passe parfois des choses terribles dans les contes de fées."
Francis Dannemark
Francis Dannemark. La misère se porte bien. Kyrielle 2020. 322 pages. Extrait p.75. Sort de presse aujourd'hui, tirage limité disponible uniquement chez l'auteur francis.dannemark@gmail.com
06 novembre 2020
Si vulnérables
"Nous ne sommes rien
Que des jouets pour des mirages
Les pierres sauvages
D'un sentier de couleur
Reliant des silences
Les étincelles au passage
D'une étoile qui danse
Et ne s'arrête pas. "
Thibault Wautier
Et soudain, au courrier, quelques lignes d'amitié envoyées par
un jeune collègue généraliste qui m'exprime ses sentiments mêlés
au terme de longues semaines bousculées par le Covid-19, évoquant
notre vie fragile et précieuse. Est-ce un hasard qu'il me partage
ces réflexions au moment où se révèlent de concert la vulnérabilité
extrême du "vivre ensemble" aux Etats-Unis et la fragilité de notre
société bousculée par le plus petit des virus, ne possédant ni
intelligence ni pensée complexe. Accroché cette nuit aux news de CNN
nous interrogeant sur la semaine à venir, surgit l'incontournable
interrogation: et chacun de nous, où en serons-nous à la fin de la
semaine?
03 novembre 2020
Ce matin j'ai rencontré Christophe Colomb
"Beaucoup de confessions sont sans doute sincères, mais sont-elles vraies pour autant ?"
Carole Martinez
Carole Martinez. Les roses fauves. Gallimard. Collection Blanche. 2020. 352 pages.
02 novembre 2020
La petite fille d'Auschwitz
"De quelle nuit es-tu venue ?
De quel jour ? Soudain tu es
Au cœur de tout. Les iris
Ont frémi ; le mot est dit."
François Cheng
Lu dans:
François Cheng. Enfin le Royaume. Quatrains. Gallimard. Collection Blanche. 2018. 160 pages.
Françoise Schwab. Vladimir Jankélévitch. Les paradoxes d'une éthique résistante. Revue d'éthique et de théologie morale. 2009/2. n°254. pp.27-50
31 octobre 2020
Dernière fête pour les yeux
"Un grand vent chaud en novembre, les feuilles de saule jaunes tournoient autour de cent moutons blancs. Ce monde va s’endormir."
Jim Harrison.
Émerveillement ce matin au lever. Le salon inondé de soleil et de
blondeur des Gingko Biloba de la rue. Surprise appréciée après une
semaine de pluie, de vent et de brouillard. Le regard se promène, bondit
d'arbre en arbre, enchanté et rêveur
devant cette nature qui resplendit dans son agonie. De la cime au sol
jonché de feuilles craquantes, l'arrière-saison invite la palette du
peintre à faire chanter les dernières heures précédant les feux dans
l'âtre, les frimas et le retour des mitaines. On en oublierait presque
la séquence insolite d'un calendrier moqueur :
30/31/1/2/confinement/halloween/toussaint/jour des morts, va pour le
moral. Record de file battu en Île-de-France hier: plus de 700
kilomètres de ralentissements cumulés, quittant précipitamment la ville,
comportement insolite en fin de vacances scolaires. Scrutant les
habitants de ma rue, je n'en distingue guère qui soient sur le départ,
et d'ailleurs où iraient-ils? Il leur reste heureusement la beauté
temporaire et partagée d'un bel automne.
Lu dans:
Jim Harrison. Une heure de jour en moins. Trad. Brice Matthieussent. Flammarion. Littérature étrangère. 2012. 200 pages.
29 octobre 2020
Le Covid ça use, ça use
"La salle 79 est celle où je me rends chaque jour. L’endroit où je me traîne chaque jour, devrais-je plutôt dire. Au début, c’était différent. Je me levais, pleine d’entrain, je me rendais à mon travail, gonflée à bloc par toutes mes certitudes. Puis quelque chose s’est rompu, brisant du même coup mon élan. Je suis devenue tout ce que je redoutais. La professionnelle qui n’est plus rien d’autre, celle qui réalise, jour après jour, la même liste de tâches reproduites à l’infini. Sans m’en apercevoir, je me suis réduite à ma fonction et tout le reste s’est volatilisé. […] Au fil des années, mon enthousiasme s’est dilué dans ces regards vides, dans ces souffrances qui vicient l’air, dans ces vies, plus rares, qui ne tiennent pas. […] Je continue à me lever, à m’habiller, à me rendre à la salle 79. Mes mains manipulent encore et encore ces êtres nés trop tôt mais plus rien n’est pareil. La peine s’est amassée en moi, et sans issue, elle s’est installée là. (..) J’ai peur que cette peine en excès déborde, telle une rivière qui sort de son lit."
Alia Cardyn
28 octobre 2020
L'ultime leçon de John Donne
"Quoi qu'il arrive, j'apprends. Je gagne à tout coup."
Marguerite Yourcenar
Marguerite Yourcenar. En pèlerin et en étranger. Essais et mémoires. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade. 1991. Extrait chap. XIV. Carnets de notes, 1942-1948, p. 530
26 octobre 2020
Chante mon coq, chante
"Nous allions vers les beaux jours."
Patrick Cauvin
Au jeu des dix erreurs, quelques détails qui font une sacrée
différence entre le Covid de mars et sa version d'octobre. La version
printanière nous a surpris comme une giboulée, c'était neuf, méconnu, presque excitant, un
petit air de 14-18 avec poilus partant la fleur au canon. On allait
voir, ce serait court, la victoire au bout de l'affrontement. Et à Pâques à
l'appel des cloches, tous dans le jardin pour les œufs. Tout était
inédit, le silence dans les rues, l'absence soudaine d'avion dans le
ciel, les sonnettes des vélos sortis de la cave, un petit air de grandes
vacances avant la lettre, l'exemple chinois de la discipline collective terrassant
le dragon, les Italiens chantant Bella Ciao à 20 heures pour leur
personnel soignant, bientôt imités par nos voisins aux fenêtres tapant
sur leurs casseroles, un printemps de six mois ensoleillé comme jamais
nous n'en connûmes et une certitude absolue: tous ces efforts en
valaient la peine, nous allions vers les beaux jours. En juillet surgirait une
délicieuse impression d’Armistice, le silence des canons, et une
légèreté dans l'air appréciée.
On a vu. Le Covid d'octobre a des airs de vieille tante sur le
retour, bien connue pour sa roublardise, plus lente à prendre ses
quartiers mais pas moins encombrante, les poilus ont fondu en nombre,
soit morts, soit malades, mais absents à la tâche. Une guerre de tranchées
plus qu'un combat de plaine, Waterloo a fait place à l'Yser et pour une
longue durée. Plus de sonnaille de bicyclettes, plus de chants aux fenêtres, plus de casseroles, il n'y a
plus de héros et puis c'est l'heure d'hiver, il faudrait faire son
vacarme à 17 heures, drôle d'idée. Règne un désenchantement dans l'air,
une sourde colère de tous ceux qui portèrent le masque, s’abimèrent les
mains au gel alcoolique et sacrifièrent la visite aux enfants depuis six
mois pour se découvrir infectés jusqu'à la moelle pour une gaufre de
Liège partagée sur une terrasse au passage de l'automne. Tout ça pour
ça.
De la bile sombre, que ma visite ce matin à quelques patients âgés
et
institutionnalisés n’éclaircit guère. Au fond du couloir, coupé par
une cloison bricolée à la va-vite aussi laide qu'un virus, la réserve où
se concentrent désormais les atteints du Covid, "vous qui pénétrez ici,
oubliez toute espérance..." En-deçà, ceux qui n'en sont pas
encore atteints; tous redoutent d'en être demain, soignants comme
pensionnaires, glauque perspective. Je rejoins ma voiture, me réfugiant
dans les Vêpres orthodoxes de Sergueï Rachmaninov, à chacun sa drogue
douce. Dehors soudain, aussi inattendu qu'un rayon de soleil dans la
brume, le chant d'un coq issu d'une improbable basse-cour. Surgit cette
évidence: qu'est-ce qu'un coq se fiche du Covid, et sa vigueur parvient à
nous faire douter du bien-fondé de nos propres ruminations. Et si tout
cela n'était qu'un rêve, un bien mauvais rêve.
Lu dans:
Patrick Cauvin. Nous allions vers les beaux jours. Le Livre de Poche. 1984. 316 pages.
Allo Mamy, c'est la taupe
"- Tu ne vas quand même pas t’enterrer comme une taupe ? (..)
- Bien sûr que si, je vais m’enterrer, et bien profond avec ça. (..) Je n’y verrai sans doute pas grand-chose, mais j’aiguiserai mon ouïe avec mes oreilles sans pavillon, pour bien entendre quand on annoncera que tout va bien, que l’air est pur et qu’on peut remonter. (..) C’est cool, une taupe. C’est doux comme un vison – on s’en faisait des fourrures autrefois, il fallait 800 peaux pour un manteau –, c’est utile, ça aère le terrain, et c’est exactement ce dont on a besoin en ce moment non ? De l’air."
Julie Huon
Julie Huon. Coronavirus – La vie devant toi, jour 89: la taupe. Le Soir. 23/10/2020.
24 octobre 2020
Merveilleux voyages
"Le corps, ce n’est rien. Ce n’est qu’un moyen de transport."
Philippe Labro
Moyen de transport, mais aussi parfois incarnation de grâce et de
beauté. Une patiente hors d'âge, aujourd'hui décédée, dansa toute
sa vie. Ses premiers pas furent des envolées, ses premières chutes
des pointes trop tôt esquissées. Ses mains et ses pieds s'étaient
emparés de la musique sans aucune réserve, transformant son
passage sur terre en une longue chorégraphie. Lors de mes visites
en fin de vie, ses yeux dansaient encore. Elle avait eu mal au dos
le matin mais imaginait pour s'en soulager les spectateurs qui
jadis l'applaudissaient. Une photo dédicacée de Nijinski
témoignait d'une rencontre éblouissante, dont ses nuits étaient
parfois encore peuplées. Le soleil qui enflammait sa chevelure
avait fait place à une luminosité neigeuse qui ondoyait au rythme
de sa démarche. Quelques notes de musique s'échappaient de la
pièce voisine, fugitif moment de grâce pour une tournée médicale
devenue un instant buissonnière. Le Temps n'efface guère la beauté
.
Philippe Labro. J'irais nager dans plus de rivières. Gallimard, Coll. Blanche. 2020. 304 pages. Extrait p.144
22 octobre 2020
Sagesse de Jankélévitch
«Pour que la vie reste vivable, il vaut mieux ne pas l’approfondir.»
Vladimir Jankélévitch
21 octobre 2020
Premiers pas
"Il est tant d’éternité dans le frêle
de très fragile dans le fort."
Véronique Wautier
Lu dans:
Véronique Wautier. Allegretto quieto. Arbre à paroles. 2020. 190 pages.
19 octobre 2020
La bulle à une personne
"Ils étaient deux passants dans l'anonyme foule
Dans ce fleuve qui roule, dans la masse des gens
Ils se sont reconnus un peu trop tard peut-être
Mais c'est se reconnaitre en vrai qui est important."
Francis Cabrel. À l'aube revenant.
17 octobre 2020
Finis les lardons
"Les rôtis étaient lourds et juteux et, au premier coup de couteau, ils s’écrasèrent. La sauce était comme du bronze, avec des reflets dorés et, chaque fois qu’on la remuait à la cuiller, on faisait émerger des lardons, ou la boue verdâtre du farci, ou des plaques de jeune lard encore rose. La chair du chevreau se déchira et se montra laiteuse en dedans, fumante avec ses jus clairs. Sa carapace croustillait et elle était d’abord sèche sous la dent, mais, comme on enfonçait le morceau dans la bouche, toute la chair tendre fondait et une huile animale, salée et crémeuse en ruisselait qu’on ne pouvait pas avaler d’un seul coup, tant elle donnait de joie, et elle suintait un peu au coin des lèvres. On s’essuyait la bouche."
Jean Giono
Jean Giono. Que ma joie demeure. Grasset 1935. Le Livre de Poche 493-494. 504 p. Extrait p. 265
16 octobre 2020
Chronique du Covid-19. Le retour
"Pagaie, pas gai sur cette vieille Loire.
rame, rame rameurs, ramez
on avance à rien dans ce canoë
là-haut on te mène en bateau
tu ne pourras jamais tout quitter t'en aller
tais-toi et rame."
Alain Souchon
Lu dans:
L'Homme, qui a vu l'homme, qui a vu l'ours. François Goulet. Les Contes du Nouveau Monde.Éditions du Kindle
Alain Souchon. Rame. 1980
15 octobre 2020
Une vie sans parfum
"Pour Grenouille, il fut clair que, sans la possession de ce parfum, sa vie n'avait plus de sens."
Patrick Süskind
Patrick Süskind. Le Parfum. Bernard Lortholary (Traduction). Le LIvre de Poche. 2006. 279 pages
14 octobre 2020
Vent contraire
"Quand tout semble contre vous, souvenez-vous que les avions décollent face au vent."
attribuée à Henry Ford, mais que ne fait-on dire aux hommes célèbres
13 octobre 2020
Pauvre come Job
"Autre chose : la pauvreté, je l’ai compris ici, ce n’est pas la misère. Et la pauvreté peut être digne. Paisible. Heureuse. Tu sais, je pense parfois à tout ce que j’avais il y a quelques années, je n’étais pas riche comme tu l’as été, bien sûr, loin, très loin de là, mais il y avait une belle maison, des meubles design, deux voitures blinquantes, des vacances au soleil, les dîners avec les amis – les amis-clients d’Élisabeth… –, les fêtes, les vêtements qu’on ne porte qu’une fois, des bibliothèques croulant sous les livres, les chevaux, que sais-je encore ? Et de tout cela, rien, vraiment rien ne me manque, crois-moi. Et surtout pas les soucis qui allaient avec. La fatigue. Les emprunts. Les assurances. Les impôts. Les mille paperasses. La gestion quotidienne en forme de lente marée noire s’infiltrant dans le moindre repli de la vie…"
Francis Dannemark
Francis Dannemark. La misère se porte bien. Kyrielle 2020. 322 pages. Extrait p.184
12 octobre 2020
Portrait de Jean Cocteau, par lui-même
"Je n'ai jamais eu un beau visage. Mon ossature est bonne, mais les chairs s'organisent mal dessus. Mon nez, que j'avais droit, se busque comme celui de mon grand-père, et j'ai remarqué que celui de ma mère s'était busqué sur son lit de mort. Trop de tempêtes internes, de souffrances, de crises de doute, de révoltes matées à la force du poignet, de gifles du sort m'ont chiffonné le front, creusé entre les sourcils une ride profonde, tordu les sourcils, drapé lourdement les paupières, molli les joues creuses, abaissé les coins de la bouche, de telle sorte que si je me penche sur une glace basse je vois mon masque se détacher de l'os et prendre une forme informe. Ma barbe pousse blanche, mes cheveux perdent l'épaisseur. Mes dents se chevauchent. Bref, sur un corps ni grand ni petit, mince et maigre, je promène une tête ingrate."
Jean Cocteau
Le Prince des Poètes, tour-à-tour homme de théâtre, poète, peintre,
céramiste, acteur de films qu'il réalise, membre de l'Académie
française, ne s'aimait pas. La description qu'il laisse de son physique
en témoigne. La beauté emprunte parfois des voies éloignées de la
perfection physique. A relire les soirs où un bouton de fièvre sur les
lèvres, l'apparition d'une fleur de cimetière sur le visage ou d'une
clairière dans les cheveux nous désole.
Jean Cocteau. La difficulté d'être. Le Livre de Poche. 1993. 187 pages. Extrait p. 31