31 décembre 2021

Petit singe

 "Un après-midi d'avril, durant les vacances de Pâques, il profita de ce que ses parents faisaient les courses pour l'emmener au parc. (..) C'était tout un art désormais. Il fallait caler ses fesses sur l'avant-bras et maintenir sa nuque. L'aîné sentait le souffle de l'enfant dans son cou. Il commençait à peser son poids. De loin, on aurait dit un enfant évanoui. (..) Il surveillait les mouches. Sa crainte était qu'un insecte n'entre dans la bouche de l'enfant, qui respirait lèvres entrouvertes. Soudain une ombre recouvrit son visage. Il entendit une voix.

« Mon garçon, pardon d'intervenir. Tu me fais de la peine. Enfin. Pourquoi garder des petits singes ? Pour gagner plus d'argent ?... » C'était l'intervention d'une mère de famille, animée de louables intentions — en général, l'équipement des grands meurtriers. L'aîné se redressa sur ses avant-bras. La dame n'était pas du village. Elle n'avait pas l'air méchant. « Mais madame, c'est mon frère », dit-il." 
                    Clara Dupont-Monod. S'adapter




Quand s'éteint l'année, on apprécie une phrase qui la résume et ouvre grand la porte de la suivante. Ce 31 décembre, je l'ai, ma phrase, tirée du livre lumineux de Clara Dupont-Monod. Cernés par les voix du monde qui nous dissuadent de "garder des petits singes", tous ceux qui ne sont pas de la fête, les fêlés, les vilains pas beaux, ceux qui ont poussé de travers, ne sentent pas bons, articulent mal des mots qu'ils ne comprennent pas, s'habillent comme des cloches, chantent faux, ceux qui manquent de souffle à la course, ceux qui n'osent se montrer avec leurs parents, bref toutes ces ombres de la rue qui n'en valent pas la peine... A ces voix du monde qui nous dissuadent de "garder ces petits singes", oser répondre sans haine ni honte "« Mais madame, c'est mon frère ».  Quand s'éteindront les lampions de la fête, les farandoles et les souhaits de bonheur, santé, prospérité, n'emporter comme unique viatique pour l'an 2022 que ces simples mots est un beau programme.



Je vous souhaite une bonne fin d'année, et que la vraie fête naisse en nos cœurs.
CV.
 


Lu dans:
Clara Dupont-Monod. S'adapter. Stock. 2021. 174 pages. Extrait p.35

29 décembre 2021

Deauville n'est pas Trouville

 "Ils regardent les illuminations, surtout dans les banlieues pauvres, où elles sont maigres et parsemées, le sapin aux rubans en plastique devant la mairie, la guirlande perdue dans une rue loin du centre. Ils regardent, et pour eux c’est retournant, comme un terrain vague derrière une palissade, ou un cirque presque vide. Il y a tout qui manque et tout qui est presque là."

                            Samir Barris



Si les illuminations et les paillettes seules ne font pas la fête, elles en marquent néanmoins les territoires. Aucune frontière, aucun mirador ne balisent le passage du centre d'Anderlecht à Ganshoren, si ce n’était la magnificence des guirlandes lumineuses. Ici, face à la maison communale, un maigre sapin dégarni n'offre au regard qu'un entrelacement de deux vilains festons comme on en voit délimitant les espaces de vente de voitures d'occasion. La rue principale est en travaux, la collégiale a pris des airs de peepshow avec deux rayons laser supposés créer l'ambiance. Quelques initiatives individuelles tentent de jeter une touche de lumière, malgré tout.
Là, quelques centaines de mètres plus loin sur le même boulevard, il n'est un arbre, une façade, une fontaine qui n'explose sous les lumens, multicolores et scintillants recréant dans la nuit de Noël la superbe des cerisiers du Japon à leur apogée. Décembre est décidément un mois clivant, la subtile césure entre les quartiers accentuant les solitudes, les nostalgies de ce qui aurait pu être, les incertitudes face au lendemain. Se retrouver seul avec son chat n'a pas la même signification fin juin ou le 24 décembre: ici on est un solitaire, là on est un isolé.


24 décembre 2021

Petit chose


"Le plus maigre souffle
mérite le respect." 
                    Philippe Devuyst



Une journée de plus. Maux d'oreille, mots de ventre, mal de tête, leur image ne me quitte pas alors que le jour s'éteint. Pour certains, si démunis qu'ils paraissent s'excuser d'être. Je tente de les imaginer dans dix ans, vingt, cinquante, toutes choses restant égales dans les rapports sociaux. Quelle est leur chance de bénéficier d'un emploi qui les épanouisse, d'un bas de laine suffisant pour vivre sans l'angoisse de l'inattendu, de glaner quelques jours par an ces sentiers de découverte qui dilatent le regard, ces routes inconnues qui s'ouvrent devant l'impatience de la découverte ?  Me revient ce roman de mon enfance narrant la vie de cet enfant si démuni qu'un professeur appelle avec dédain "le petit chose", surnom que reprennent ses camarades de classe. Soudain, il est devant moi et je vais le traiter avec le respect du fils d'un roi de France, car un jour peut-être c'est lui qui me soignera.





Lu dans:
Philippe Devuyst. Douceur, violence. Autoédition. 2019.
Alphonse Daudet. Le Petit Chose (1868). Le Livre de Poche. 1972. 352 pages.

23 décembre 2021

Love Letters

 "Foutues lettres ! Je te connais par lettre - je ne te connais pas en vrai. Ils nous ont fait passer pour des gens que nous ne sommes pas. Et du coup il y avait deux absents à l'hôtel Duncan cette nuit-là : le vrai toi et le vrai moi."

                                A. R. Gurney

 


Melissa et Andy s'écrivent depuis plus de 40 ans, depuis la réponse à une invitation à un goûter d'anniversaire d'enfants. Les lettres s'enchainent, sans introduction, formule de politesse, ou date. Parfois très proches, se répondant, certaines ont parfois quelques années d'écart. Ces deux là sont différents, et pourraient se compléter. Ils se cherchent d'ailleurs, mais ils laissent passer le moment qui aurait pu changer leur vie. La compagnie Le Public en a fait un spectacle beau et touchant, tendre. Ce soir était la dernière, prématurée et bien involontaire du fait de la fermeture  forcée des théâtres et cinémas pour enrayer la nouvelle vague annoncée du Covid-19. A la fin de la pièce, le public offre une standing ovation au couple d'acteurs qui prennent congé pour une période indéterminée dont on pressent qu'elle pourrait être à nouveau longue. Instant d'émotion clôturant comme le souffle le directeur du Public une "sacrée soirée".



Lu dans:
A. R. Gurney. Love Letters. L'avant-scène. 2017. 78 pages

22 décembre 2021


 "Et tu mourras en sachant
que rien n’est plus beau
que la vie.
Tu la prendras au sérieux
à tel point
qu’à soixante-dix ans, par exemple, tu planteras des oliviers
non pour qu’en héritent tes enfants
mais pour toiser la mort
tout en la redoutant
afin que la vie pèse plus lourd dans la balance."
                    Nâzim Hikmet
 


Ah la vie! Belle et maudite à la fois, quand le fléau de la balance penche du mauvais côté. Lister les misères physiques et morales de patients arrivés à terme, qui m'amènent parfois à douter d'elle, n'apporterait rien à ce billet, si ce n'est l'incitation à ne pas amplifier nos propres contraintes et tourments mineurs.

 

Lu dans:
Nâzim Hikmet.  C'est un dur métier que l'exil. Le Temps des cerises. 2009. 215 pages

20 décembre 2021

Noël, an 2

 "Beaucoup cependant, espéraient toujours que l'épidémie allait s'arrêter et qu'ils seraient épargnés avec leur famille. En conséquence, ils ne se sentaient encore obligés à rien."

                        Albert Camus. La Peste

   



Un sentiment d'irréalité. Comment fêter Noël dans pareille incertitude? La dinde, la bûche et le caviar ne paraissent guère atteintes, le vin chaud des marchés de Noël tire son épingle du jeu et près de 11,5 millions de transactions électroniques ont été enregistrées ce samedi, un record. Au fond, on s'habitue à tout, au virus comme à bien d'autres risques, si cela dure longtemps. Les uns s'arc-boutent sur "une bonne hérédité" les dispensant de contraintes, les autres sur leur rassurante triple vaccination donnant accès au Pass, aux petites sauteries et aux câlins sans réserve des petits-enfants enfin rendus à leur affection. "C'est trop long docteur, on ne peut pas vivre ainsi tout le temps, et puis on est fort prudents." Alors on danse.

 


Lu dans:
Albert Camus. La peste. Gallimard NRF. 1947. 336 pages.

18 décembre 2021

Un silence qui parle

 "Écouter ne constitue pas le pôle passif de l'échange, comme si chacun d'entre nous prenait à tour de rôle l'initiative. Il faut beaucoup de vigilance et d'intériorité créatrice pour susciter cet espace d'accueil dans lequel les propos de l'autre pourront prendre place. Recevoir, se montrer capable de recevoir, nécessite autant d'initiative et de générosité que donner. (..) A la suite de quoi se produit une sorte d'expérience merveilleuse: une pensée autre que la mienne prend sens en moi, je ne la traque pas, je ne cours pas après elle, je ne l'interprète pas. (...) Ainsi, en me démettant je m'enrichis, en oubliant de prendre l’initiative et d'aller au plus pressé, en acceptant les intempéries, les temps morts et les silences, je m'augmente d'une autre expérience. "

                            Pierre Sansot

 

Il a parlé, parlé, je me suis gardé de l'interrompre. En partant il me remercie de l'avoir si bien conseillé. Son fils, quelque peu perturbé, le soir me téléphone: "Papa me dit qu'à votre avis ce serait une bonne idée que nous le prenions chez nous à la maison, vu son âge." Je repense à Raymond Devos qui nous fit sourire "Je suis de l'avis du monsieur là, en bout de table, qui n'a rien dit."


 

Lu dans:
Pierre Sansot. Du bon usage de la lenteur. Rivages. Poche n° 313. 208 pages.

17 décembre 2021

Eveilleur de beauté

 "Il arrivait, tel soir où nous étions couchés sur le sol en terre battue de la baraque, morts de fatigue après le travail de la journée, nos gamelles de soupe entre les mains, que, tout d'un coup, un camarade entre en courant, pour nous supplier de sortir sur la place d'appel, uniquement pour ne pas manquer, malgré notre épuisement et le froid du dehors, un merveilleux coucher du soleil..." 

                            Tzvetan Todorov



Précieux rôle que celui de cet éveilleur, mobilisant les prisonniers rompus jusqu'à la place d'appel pour y admirer un merveilleux arc-en-ciel. Il ne l'a pas créé, et pourtant lui donne vie en le traînant comme une grappe de ballons légers et multicolores illuminant la grisaille, éveillant la beauté où elle se cache. 





Lu dans:
Tzvetan Todorov. Face à l'extrême. SEUIL. 1994. 342 pages.

15 décembre 2021

Prophètes


 "Je ne ressens pas la nostalgie des jours passés
— sauf celle d’une nuit d’été —
et même l’ultime éclat bleu de mes yeux
te dira la bonne nouvelle
des jours à venir."
                    Nâzim Hikmet

 

Chaque jour, on se croise, jamais les mêmes, suffisamment rares pour que je m'en souvienne. Ils ont quinze ans ou nonante, hommes de peine ou filles de joie, illettrés ou profs d'univ, sportifs, boiteux, indistinctement riches ou pauvres, pretty woman ou vilains pas beaux: quand ils s'en vont je vais mieux. Ils ont au fond des yeux la même lumière: dans la grisaille des jours, ils distinguent avec sérénité les promesses dont se pare l'avenir.




Lu dans:
Nâzim Hikmet.  Il neige dans la nuit et autres poèmes. Gallimard. Poésie. 1999. 420 pages.

Humour politique

 " Un journaliste demanda un jour à Jacques Chirac s’il faisait du sport, et s'attira cette réponse : « J’aime les barres parallèles. » « Ah bon ? »… « Oui : un bar rive droite, un bar rive gauche. (..) Le même, au Salon de l’agriculture, à qui un badaud lance: « Bonjour, Connard », lui répond : «Enchanté, moi c’est Chirac ». Quelques années plus tard, au même endroit et dans la même situation, lorsqu’un homme a refusé de lui serrer la main en lui disant « Tu me salis », Sarkozy a rétorqué : « Casse-toi pauvre con ». L'humour des hommes politiques se perd."

                                Jean Louis Debré




A l'heure du politiquement correct, tout est lisse.



Lu dans:
William Bourton. Les hommes politiques ne sont plus drôles. Le Soir Livre
Jean Louis Debré. Quand les politiques faisaient rire. Ed Bouquins 2021. 177 pages

14 décembre 2021

Secrets de famille


"Sur les portraits de famille,
même accrochés au mur,
planent les absents,
oiseaux noirs déployant leurs ailes
par-dessus libations et retrouvailles.
Indifférent aux secrets bien gardés
qui scellent les familles,
du noyau familial
aux lignages lointains,
on rit, on exulte, on s’embrasse.
(..) Envolé aussi
le cousin flambeur
qui a fui sous les Tropiques
laissant derrière lui
dettes de jeu, caisses noires et faillites frauduleuses. (..)
Rien n’y fait, la tache demeure
comme la cicatrice de ce qui fut,
un drame que l’on tait
depuis la nuit des temps."
                Jean-Luc & Simon Outers




Lu dans :
Jean-Luc & Simon Outers. Portraits de famille. Pierre d’Alun, coll. « La petite pierre ». 2021. 58 p.

12 décembre 2021

Arc-en-ciel à Ronda

 Si la pluie ressemble à une trame, l’arc-en-ciel, tout différent de cette trame vient y former une sorte de tissu d'une nature tout à fait différente. Et la simple image de l'arc-en-ciel devient fabuleuse du seul fait qu'elle nous présente une vision superposée parfaitement explicable mais qui renouvelle toutes choses. » 

                        Philippe Jaccottet
 


Ce n'était qu'une place ombragée, assez banale somme toute, à Ronda (Andalousie) un soir d'octobre. Les touristes y sirotent leur boisson, les ouvriers y font la pause, les arbres offrent leur ombre. Un guitariste se met à égrener une mélodie de Kendji Girac.  Une femme surgie de nulle part se met à danser. Ces deux-là ne se connaissaient guère, et l'initiative est aussi incertaine qu'improvisée. Pur moment de grâce comme l'existence nous en accorde à profusion, que je ressens comme un rayon d'éternité.
 


 
Lu dans:
Philippe Jaccottet. La Semaison 1954-1979. Gallimard 1984. 288 pages. Extrait p. 897

11 décembre 2021

Le reflet de toi

" Est-ce que je sais qui tu es

sachant

ce que sont tes robes

tes montres

tes cils

tes fenêtres? "

            Lionel Ray. Le nom perdu

 



Des livres entiers ont été écrits sur qui se cache au fond de nous, et sur la difficulté de connaître l'autre. Peut-être faut-il en revenir à une plus grande modestie dans la connaissance, apprécier la part d'ombre qui se dérobe, se satisfaire du rayon de lumière que chacun laisse percer de lui-même. Aimer la modeste intimité qu'offrent ces centaines de traces irréductibles d'un passé commun qui parle, des dates, des rues, des chambres, des mondes possibles découverts et d'autres mondes impossibles rêvés, des saveurs partagées et des lumières entrevues. Des mots échangés, banaux, mais qui furent nôtres, seulement nôtres et nous préservent de l'ennui sur le chemin de l'horizon. Se contenter peut-être de cette poussière de choses extérieures communes comme étant le meilleur reflet de notre intériorité.  Découvrir l'autre par la réverbération qu'il offre sans chercher à percer le miroir.



Lu dans:
Lionel Ray. Le nom perdu. NRF Gallimard. 1987. 130 pages. Extraits pp.65,74


10 décembre 2021

Conter, c'est déjà exister

 "L'histoire est entièrement vraie, puisque je l'ai imaginée d'un bout à l'autre"    

                    Boris Vian. L'écume des jours

 



Il se raconte: une enfance malheureuse, des études compromises, la bohème, un trip moto de Chicago à Los Angeles sur la mythique Route 66, le retour au pays durant les golden sixties, la roue de la fortune et puis la vie sous les ponts. Je l'écoute, fasciné, incrédule devant pareille odyssée. Et si son récit n'était qu'une vie rêvée, enjolivée pour survivre dans sa propre tête et dans le regard des autres. Où est le mal à s'inventer du bien ?



09 décembre 2021

Tricots

 "C'est drôle comme les pauvres ont éternellement besoin de tricots. On dirait qu'ils n'ont besoin que de tricots." 

                        Jean Anouilh. Antigone

 


Hier, une ombre tapie sur le seuil de l'agence bancaire quête. Un reliquat en nous de dame d’œuvre lui proposerait effectivement bien un tricot, ou une soupe chaude. Elle ne demande, explicitement, qu'une piécette. Pour aller boire sans doute, y'a qu'à sentir son haleine,  souffle la moins bonne part de nous-même, justifiant une polie indifférence. Quand on y repense le soir, au chaud devant sa bière, on a honte d'avoir porté jugement à si bon compte.


07 décembre 2021

Tout beau!


"Athènes était belle
éclairée la nuit
et le Parthénon
et les cariatides.

Mais au retour
je trouvai que l'avion
était beau lui aussi."


S'émerveiller. Lors de son premier voyage en avion, l'aîné de nos petits-enfants lança dans l'habitacle en fin atterrissage, de sa voix cristalline de trois ans "et maintenant on applaudit le pilote". Joignant le geste à la parole, ce fut tellement inattendu, tellement convaincant, qu'il suscita une ovation rarement entendue par l'équipage. Moment fugace de bonheur partagé, qu'on emporte en soi durant des années entières.    


 

05 décembre 2021

Vagues de rires

  " Une traduction est mauvaise quand elle est plus claire, plus intelligible que l'original. Cela prouve qu'elle n'a pas su en conserver les ambiguïtés, et que le traducteur a tranché : ce qui est un crime."

                            Emil Cioran




Un défi technique, aussi : aux Communautés européennes, il n’existe pas moins de 552 combinaisons linguistiques possibles traduisant 24 langues officielles, mais seulement la place pour quinze cabines. Établir la chorégraphie des quelques centaines d’interprètes est donc un travail de fourmis et certaines langues agissent comme des « pivots ». L’estonien, par exemple, sera traduit vers l’anglais, qui sera à son tour interprété vers toutes les autres langues. Au Parlement, on dit alors qu’on y rit à trois intervalles différents : ceux qui comprennent la version originale, ceux qui comprennent la langue pivot, et ceux qui comprennent la dernière traduction.





Lu dans:
Elodie Lamer. La casa de Babel. Ici, on rit toujours trois fois. Le Soir 4 décembre 2021. 

04 décembre 2021

Sagesse des Inuits

"La blancheur de l'oiseau
se perd dans les nuages blancs
un jour de neige."
                Abbas Kiarostami 



J'aime la neige. Toutes les neiges.
La neige qui tombe, la neige sur le sol
celle qui sert à faire de l'eau
celle dans laquelle on s'enfonce
celle dont on fait les maisons dans le Nord
la poudreuse ajoutée à la neige durcie
la neige de la nuit qui fait les jardins neufs
et celle qui transforme nos voitures en traineaux.

J'aime la glace. Toutes les glaces.
La glace d'eau douce qui fait les eaux pures
la glace friable des bords de mer
celle qui rompt sous le harpon qui la teste
celle de la mer gelée que les vagues sculptent
la glace creusée par les torrents qui survivent
la petite glace sur les mares d'eau à l'automne
et celle qui dessine des toiles sur l'herbe à l'aurore.

J'aime l'hiver.


 

Lu dans :
Abbas Kiarostami. Avec le vent. P.O.L Traduit du persan par Nahal Tajadod et Jean-Claude Carrière. 2002. 242 pages. Extrait p.12
Les mots en inuktitut pour la neige et la glace. L’encyclopédie canadienne

02 décembre 2021

Un homme disparaît

  "Je ne m’étais jamais soucié de ma santé ni de mon âge. Mais, depuis quelques temps, je me sentais fatigué, mes nuits étaient interrompues de brusques réveils - et dans ces heures-là la lucidité est féroce. (..) J’écorchais les noms propres comme si celui de l’un se mêlait à celui de l’autre, les numéros de téléphone les plus familiers m’échappaient comme si le fil qui me reliait à mes amis pouvait à chaque instant se casser. J’avais souvent mal au dos, parfois des quintes de toux, bref je me sentais non pas vieux mais pire vieillissant, inexorablement vieillissant, et j’avais du mal à admettre ce constat d’une progressive défaillance du corps. Ce que je redoutais le plus, c’était de me trouver bientôt incapable d’être sensible à du nouveau, d’être marqué et modifié par de l’inattendu - ou alors ce ne serait qu’en des moments fugaces qui ne laisseraient aucune trace. Mon identité était acquise, je serais réduit à cela, à ce peu de chose qui ne cesserait plus de m’accompagner. De là devait venir ma morosité matinale : cette lassitude amère à me retrouver le même, jour après jour, alors que dans mes nuits riches d’apparitions, d’histoires, d’événements, mes nuits méchamment interrompues, j’avais été mille autres."

                        J.P Pontalis




Belle réflexion douce-amère sur la réalité qui nous attend tous, à des degrés divers. Certains s'y reconnaîtront déjà peut-être, en tout ou en partie. Mais comme on le plaçait jadis à la première page des livres-récits  "Ce roman est une œuvre de pure fiction. En conséquence, toute ressemblance, ou similitude avec des personnages et des faits existants ou ayant existé, ne saurait être que coïncidence fortuite." A fortiori avec moi-même, mais sait-on jamais, les choses vont parfois si vite.



Lu dans:
J.-B. Pontalis Un Homme disparaît. Gallimard. 1996. 160 pages. Extrait pp.122,123

Ciao l'artiste


« Vieilles chansons accrochées aux murs des vieilles villes
mélodies oubliées qui reviennent parfois
flottant dans les airs qu’on chante en des veillées
quand remonte soudain tout un goût d’autrefois.
Mélodies inventées au fin fond d’un village
par un bel inconnu dont on ne sait plus rien
lointaines et persistantes
elles traversent les âges. »
                Julos Beaucarne


Coïncidence amusante, Jules Jean Vanobbergen, le Grand Jojo (aussi dit Lange Jojo) a tiré sa révérence le jour de la fête de Saint Eloi, vénéré dans les usines et les ateliers de métallurgie. On imagine sans peine les gosiers asséchés reprenant ce soir à pleine voix "Chef , un p'tit verre on a soif" jusqu'à plus soif au petit matin blême. Oserai-je vous le partager? Je me suis surpris au retour d'une réunion en province il y a deux semaines à accompagner à tue-tête l'autoradio, seul en voiture ce qui ajoutait à l'insolite, l'inévitable "Jules César, on l'appelait Jules César, qui avait de belles jambes, des jambes de superstar". Plus ridicule que cela tu meurs, pour quelqu'un amoureux de Barbara, d'Ivry Gitlis, d'Anne-Sophie Mutter  et de tant d'autres interprètes de haut vol. C'est comme préférer un cassoulet Zwan à une invitation au "Comme chez soi". Encore que... je découvris un jour que le patron du célèbre resto étoilé de la place Rouppe n'aimait rien tant que commander les soirs d'avant-match à Anderlecht un pistolet au haché dans une échoppe de la place de Linde. Nous avons tous en nous un grand Jojo qui sommeille, et vive la fête.



Lu dans:
Jean Jauniaux, Julos Beaucarne. La poésie comme royaume. Lamiroy. Coll. L’article. 2021. 42 pages

01 décembre 2021

The sky is the limit


 "Tout à coup, dans l’espace,
si haut qu’il semble aller lentement, un grand vol
en forme de triangle arrive, plane et passe.
Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Comme ils sont loin du sol !

Regardez-les passer ! Eux, ce sont les sauvages.
Ils vont où leur désir le veut, par-dessus monts,
et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages.
L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons."
            Jean Richepin, repris par Georges Brassens . Les oiseaux de passage





Immobilisés dans la file, nos autos paraissent soudain bien pataudes quand passe loin là-haut un vol de canards sauvages. Voguent-ils vers le soleil, ou volent-ils pour le seul plaisir de planer, légers, portés par un vent favorable?
Le ciel est leur limite, et nous, vers où voguons-nous?


30 novembre 2021

Prière laïque

 

"Crois aux grains, à la terre, à la mer
mais avant tout à l'homme.
Aime le nuage, la machine et le livre
Mais avant tout aime l'homme.
Sens la tristesse
de la branche qui se dessèche
de la planète qui s'éteint
de l'animal infirme
mais avant tout la tristesse de l'homme.
Que tous les biens terrestres te prodiguent la joie
que l'ombre et la clarté te prodiguent la joie
que les quatre saisons te prodiguent la joie
mais avant tout que l'homme te prodigue la joie.
                            Nâzim Hikmet
 



28 novembre 2021

Une tache et deux trois mots


 "Tu m'as dit si tu m'écris
Ne tape pas tout à la machine
Ajoute une ligne de ta main
Un mot un rien, pas grand chose

Ma Remington est belle pourtant
Je l'aime beaucoup et travaille bien
Mon écriture est nette et claire
On voit très bien que c'est moi qui l'ai tapée
Il y a des blancs que je suis seul à savoir faire

Pourtant, pour te faire plaisir j'ajoute à l'encre
Deux trois mots
Et une grosse tache d'encre
Pour que tu ne puisses pas les lire."
                    Blaise Cendrars



Depuis toujours, elle ajoute à chaque demande de prescriptions une minuscule poésie de son cru, manuscrite, et un bref mot gentil. Un presque rien qui fait tout.


Lu dans:
Blaise Cendrars. Du Monde entier, Au Coeur du Monde. Poésie/Gallimard. 2006. 432 pages

27 novembre 2021

Vous prendrez bien un petit Covid?

 "Les vraies pandémies d'autrefois étaient 100% naturelles et pas traficotées comme leurs saloperies de vaccins: on mourait sain."
                    Xavier Gorcé. Ex illustrateur humoriste au Monde.


                             

Connaissez-vous les corona parties? Revitalisées dans le nord de l'Italie, l’objectif de ces fêtes est de contaminer les participants, qui s'invitent chez un hôte infecté et décident de ne respecter aucun geste barrière. Leur but? Être immunisés après la contamination et obtenir le Green Pass, l’équivalent du Covid Safe Ticket belge, véritable sésame pour se rendre dans les fêtes et lieux publics en toute liberté, ou pour pouvoir aller travailler. Méthode naturelle non-dénuée de danger- un participant quinquagénaire en est mort la semaine passée - mais au délicieux parfum du risque et de la transgression. Vous refusez le vaccin, testez donc la maladie.



Lu dans:
Italie: les «corona parties» à nouveau très populaires. Le Soir du 25 novembre 2021

26 novembre 2021

Vers la France


   "Les voyages forment la jeunesse."
                   Proverbe
 


Elle a 94 ans, vit seule et me consulte une fois l'an pour le vaccin contre la grippe. Je la félicite pour son autonomie, elle souligne avec humour de ne pas être pressée à partir, son arrière grand-mère étant décédée à 104 ans, ce qui laisse de l'espace. "A 100 ans, elle a connu l'exode de 1940 sur les routes vers la France, assise dans une brouette que poussait un de ses petits-fils. Ce sont les Allemands qui l'ont rapatriée en Belgique le mois après."  Avec de pareils exemples familiaux on relativise les misères de l'âge.


24 novembre 2021

Grippes

 "Lors de la grippe asiatique de 1957, le système hospitalier du Royaume-Uni s’est tout bonnement arrêté pendant quelques jours, parce que tous les soignants étaient malades. On n’a donc plus accepté de gens à l’hôpital, avec les conséquences que l’on devine sur la mortalité.  Mais il n’y avait pas les médias derrière, et donc on en parlait peu." 

                Dr Patrick Berche
 


On les a toutes deux oubliées, celle de 1957 et celle de 1969, douze ans plus tard. Au plus fort de la grippe de Hong Kong, le quotidien français Libération publia le témoignage du Dr Pierre Dellamonica, ancien chef du service d’infectiologie de Nice, interne à l’hôpital Edouard-Herriot à Lyon. "On n’avait pas le temps de sortir les morts. On les entassait dans une salle au fond du service de réanimation et on les évacuait quand on pouvait dans la journée, souvent le soir.»  Les gens arrivaient en brancard dans un état catastrophique. Ils mouraient d’hémorragie pulmonaire, les lèvres cyanosées, tout gris. Il y en avait de tous les âges, 20, 30, 40 ans et plus. Ça a duré dix à quinze jours, et puis ça s’est calmé. Et étrangement, on a oublié."
Observant la joie de vivre au quotidien de nos petits-enfants, on peut imaginer qu'eux aussi oublieront tout aussi rapidement ces mois qui paraissent parfois si sombres aux adultes. Comment ne pas s'en réjouir?





Lu dans:
William Bourton. Le covid devrait devenir une infection saisonnière… mais quand? Le Soir. 13 novembre 2021

23 novembre 2021

Ce que chute veut dire

 " J’aime beaucoup l’idée que le premier clown était un homme ou une femme des cavernes qui a glissé sur des feuilles et qui, voyant les autres manifester une forme d’hilarité, a recommencé le lendemain pour provoquer le même effet."

Pascal Jacob. Historien du cirque
 


Le rire irrépressible déclenché par une glissade inattendue reste incompréhensible. L'attente de la chute ou le rétablissement in extremis ajoutent un facteur d'incertitude d'autant plus drôle qu'aucune chute ne ressemble à une autre.
La drôlerie de la situation viendrait-elle du plaisir ressenti à être témoin de la perte de contrôle dans un monde  si organisé?




 
Lu dans:
Le Soir. 23 novembre 2021. p.15

22 novembre 2021

Irlande ou Caraïbes?

 "Pour qui veut fréquenter modérément les êtres humains et connaître en même temps la beauté et la tranquillité, il ne reste plus beaucoup d'autres destinations à choisir que celles qui ont mauvaise réputation sur le plan climatique."

                        Björn Larsson

 
 
Plutôt Irlande ou plutôt Caraïbes, Hébrides ou Canaries?  Après les périodes caniculaires vécues ces dernières années, les foules et les bouchons, on se prend à reconsidérer ce qui passait pour une évidence. Le soleil n'est plus l'unique critère.


Je vous souhaite une bonne semaine
CV.
 
Lu dans:
Björn Larsson. La Sagesse de la mer: Du cap de la colère au bout du monde. Poche. 2005. 256 pages. Extrait p.112

20 novembre 2021

Quand le maître oublie

« L’homme n’est qu’une bulle du néant qui se croit la mesure de l’univers »
Maurice Maeterlinck. La vie des termites.


La réflexion douce-amère de Maurice Maeterlinck, qui fut notre Prix Nobel de littérature en début de XXème siècle, s'intègre bien dans son observation méticuleuse d'une "intelligence universelle" de laquelle l'être humain n'est qu'un modeste rouage. Auréolé par le succès de sa Vie des Abeilles", diffusée à 250.000 exemplaires et bénéficiant de l'estime unanime de ses pairs, l'écrivain connut des pages moins glorieuses en fin de vie. Son dernier ouvrage consacré à la vie des termites s'inspira largement des travaux d'Eugène Marais, entomologiste discret né en 1871 près de Prétoria. Nulle part Maeterlinck ne citera ses sources, alors que lui-même insèrera sans vergogne dans l'incipit de son livre que "cet ouvrage est protégé par le droit d'auteur". Le plagiat de son œuvre par un auteur européen mondialement célèbre toucha Eugène Marais au plus profond, ce qu'il releva avec élégance: "Le célèbre écrivain belge m'a fait le grand honneur d'utiliser mes travaux, mais sans avoir la courtoisie de citer ses sources, comme il est d'usage en pareil cas". Meurtri, reconnu par ses pairs sud-africains mais guère au-delà, il nota dans ses carnets qu'"être victime de plagiat est autrement plus grave que de ne pas être reconnu sur le plan scientifique. "  Tout le monde n'a pas la chance d'être Coco Channel qui répétait: "copiez-moi, copiez-moi, j'en créerai d'autres plus belles encore." 
Pour être cohérent avec moi-même, il me faut signaler que la découverte du plagiat ne m'est guère attribuable, mais bien à David Van Reybrouck 😁  .

 
 

Lu dans :
Maurice Maeterlinck. La vie des termites. Eugène Fasquelle. 1926. Extrait p. 346
David Van Reybrouck. Le Fléau. Actes Sud Littérature. Lettres néerlandaises. 2008. 416 pages. Extrait p.344.

19 novembre 2021

Un tour du parc, un tour du monde


"Les amis ont leurs saisons, les meilleurs nous oublient un jour et nous les oublions.
Un jour ils reviennent, de Séville ou d'une passion, d'une fête, d'un peu de désespoir.
Un jour, nous revenons.
Nous sommes ensemble.
Pour un tour du parc, pour encore un tour du monde."
                Francis Dannemark.
 

 

Lu dans:
Francis Dannemark. Une fraction d'éternité. Le Castor astral. 2005. 96 pages. Extrait p.52

18 novembre 2021

Mémoire des cahiers toilés

 «C'est un triste chemin que de monter et de descendre l'escalier d'autrui.»
                            Dante. La Divine comédie



J'avais oublié jusqu'à l'existence de Dante, Catherine me l'a remise en mémoire. Son mari est décédé des suites d'une démence il y a trois ans, et pour la première fois elle est revenue à sa bibliothèque des soirées studieuses. Un exemplaire d'époque de La divine comédie semblait l'attendre sur le bureau, ouvert sur un mince feuillet jauni, recommandant de s'inspirer autant que possible de la lecture du poète italien ("Autant que savoir, douter me plaît", souligné dans le texte).  Catherine m'explique qu'elle aussi oublie, ce pourquoi elle recopie dans un cahier toilé l'essentiel de ses découvertes et réflexions personnelles. "Je m'aperçois que mémoire et réflexion sont deux notions totalement différentes" souffle-t-elle, "et si je perds l'une, l'autre fonctionne comme à  20 ans, dès lors j'écris."

Je la quitte pour rendre visite à une autre patiente, plus âgée, plus oublieuse, dont je note l'étonnant monologue: "Je ne sais pas où je suis, ni même plus qui je suis; heureusement qu'il y a des cartes d'identité, mais c'est ma fille qui la conserve car elle craint que je la perde. Dans la rue, des voisins ont placé la première guirlande, les fêtes ne doivent pas être loin, avec toutes ces images du passé qui se mêlent. Heureusement qu'on a encore tout ce bonheur dans la tête. Je n'entends plus bien, j'ai les oreilles bouchées, tant mieux, ainsi les souvenirs heureux ne pourront pas sortir. "

On quitte tout cela avec des sentiments mélangés, dehors le ciel est gris plombé d'un côté, tout bleu de l'autre, l'automne est capricieux. Comme la vie sans doute, heureusement qu'on a la possibilité de garder tout ce bonheur dans la tête.

 

17 novembre 2021

Moments lumineux


 "Aujourd'hui     c'est dimanche.
pour la première fois aujourd'hui
ils m'ont laissé sortir au soleil
et moi
pour la première fois de ma vie
m'étonnant     qu'il soit si loin de moi
    qu'il soit si bleu
    qu'il soit si vaste
    j'ai regardé le ciel sans bouger.
Puis je me suis assis     à même la terre     avec respect
je me suis adossé au mur blanc
en cet instant     pas question de gamberger.
en cet instant     ni combat     ni liberté     ni femme.
La terre     le soleil     et moi
Je suis heureux."
                                    Nâzim Hikmet. 1938.




Un jour, dans le Jardin chinois de la presqu'île de Singapour, je me suis endormi sur l'herbe. Je pratiquais la médecine depuis 25 ans et n'avais jamais connu pareil moment de lâcher-prise. Je ne saurai jamais de la sérénité de l'endroit, de son éloignement de mon cadre de vie, de la totale absence d'êtres chers ou de patients, ou de la conjonction des trois, ce qui me permit pareille détente. Je me réveillai comme d'un rêve, qui était réalité: une fraction de temps, tout était possible.




Lu dans:
Nâzim Hikmet. Il neige dans la nuit et autres poèmes. 

15 novembre 2021

Poésie pour demain


 "Le plus beau des océans
    est celui que l’on n’a pas encore traversé
Le plus beau des enfants
    n’a pas encore grandi
Les plus beaux de nos jours
    sont ceux que nous n’avons pas encore vécus
Et les plus beaux des poèmes que je veux te dire
    sont ceux que je ne t’ai pas encore dits." 
                    Nâzim Hikmet. 24 septembre 1945


 

Par-delà les barreaux de la prison de Bursa, l'espoir. Treize années passées dans les geôles turques, avant de connaître l'exil, ont fait de Nâzim Hikmet un symbole, un porte-voix. Censurés dans son pays, ses poèmes ont couru le monde. Dans une période d'incertitude volontiers morose, ces quelques lignes épurées nous soufflent à l'oreille que le meilleur reste à venir.


 

Lu dans:
Nâzim Hikmet. Il neige dans la nuit et autres poèmes. Traduction de Münevver Andaç et Guzine Dino. Poésie/Gallimard. 1999. 420 pages.

Colomb ou Mercator?

 "Rien ne dit, en réalité, que voyager soit le meilleur moyen de découvrir une ville ou un pays que l'on ne connaît pas. Tout porte à penser au contraire - et l'expérience de nombreux écrivains est là pour confronter ce sentiment - que le meilleur moyen de parler d'un lieu est de rester chez soi. (./..) Émettant quelques doutes sur la réalité du voyage en Transsibérien que Blaise Cendrars avançait avoir fait, et lui ayant communiqué son scepticisme, Pierre Lazareff s'attira cette réponse célèbre de l'écrivain : "Qu'est ce que ça peut te faire, puisque je vous l'ai fait prendre à tous!"

                    Pierre Bayard

 
 


Ainsi procédait Emmanuel Kant, qui enseigna la géographie sans jamais quitter jamais sa ville natale de Königsberg. Il y suivait chaque jour en promenade le même itinéraire sans en dévier d'un pouce et sans s'aventurer dans les pays étrangers. Pays qu'il ne se privait pas pour autant, ni de décrire, ni de commenter. Symbole par excellence du voyageur casanier, il assurait qu'avec une bonne bibliothèque, on pouvait prendre un point de vue sur le monde entier. Christophe Colomb ou Mercator? Le premier parcourut le monde en caravelle, le second sur sa célèbre planisphère, les deux l'explorèrent.


Lu dans:
Pierre Bayard. Comment parler des lieux où l'on n'a pas été ? Éditions de Minuit. 2012. 158 pages. p. 133

13 novembre 2021

La taille de novembre

  "Retirer les fleurs fanées et les fruits encore suspendus aux arbres, votre arbuste ne perdra pas ainsi d’énergie à produire un fruit qui ne pourra pas arriver à terme. Couper les bois morts ou malades, les branches gênantes encombrant le passage et les fragiles qui ne donneront ni fleur ni fruit. Tailler les plus anciennes pour aérer le pied et lui donner de la lumière."

                        Guide du jardinier. Avant l'hiver.



Il vous restera à éliminer ces déchets verts qui feront de beaux composts, alimentant le cycle de la vie. Parmi les branches mortes, glissez les fleurs fanées, fruits gâtés, bois morts  ou malades de votre propre existence, les branches gênantes qui empêchent de progresser, tailler les plus anciennes pour aérer votre agenda et vous donner de la lumière. Les moines de Lhassa ont fait du tir à l'arc une philosophie, plus près de nous certains utilisent le jardinage.



11 novembre 2021

Libertés(s)

 "Mais au fait, qu'est-ce, être libre ? Pour moi, c'est assez simple, en partie : la liberté, c'est un bateau déjà payé et assez d'argent pour pouvoir vivre un an ou deux sans autres projets que ceux qui peuvent être modifiés sans préavis. La liberté, c'est se réveiller dans la cabine du Rustica ou ailleurs sans être obligé de faire quoi que ce soit de particulier. C'est être tranquillement au port et savoir qu'on peut appareiller à n'importe quel moment pour n'importe quelle destination. C'est faire uniquement ce qu'on a décidé, quand on en a envie. La liberté, c'est un agenda dont toutes les pages sont vierges."

                            Björn Larsson




Un port, une voile et du vent pour aller où je veux, quand je veux. Certains le réalisent, sèment le rêve pour d'autres, avant de rejoindre la terre ferme quand le vent de l'existence retombe. Qui n'a rêvé de se payer un voilier et de se laisser guider par le vent, loin de toute contrainte?  Libre, vraiment? Et si la liberté était plus exigeante que de suivre le vent au gré de nos envies? Relisant les lettres d'Etty Hillesum, on reste pensif. Quel motif peut animer une femme jeune, ardente, pour rejoindre de son propre chef le camp de transit de Westerbrok comme assistante sociale détachée par le Conseil juif? D'abord privilégiée et libre de ses mouvements, puis simple détenue, avant de monter à son tour dans les wagons à bestiaux pour Auschwitz où elle meurt deux mois plus tard, cette fin tragique et en apparence inutile pose la question: où se niche notre liberté? Est-elle un bateau payé et assez d'argent pour naviguer sur les mers, ou le choix de se perdre pour se retrouver?  Chacun aura sa réponse.



Lu dans:
Björn Larsson. La Sagesse de la mer: Du cap de la colère au bout du monde. Poche. 2005. 256 pages. Extrait p.225
Etty Hillesum. Lettres de Westerbork. Seuil. 125 pages. 1988.

10 novembre 2021

Armistices


"Ô faites que jamais ne revienne
le temps du sang et de la haine
car il y a des gens que j'aime
à Göttingen, à Göttingen

Et lorsque sonnerait l'alarme
s'il fallait reprendre les armes
mon cœur verserait une larme
pour Göttingen, pour Göttingen."
                    Barbara. Göttingen

 


Pourquoi aimer l'Armistice, ce "silence des armes" entre les nations si ce n'est parce qu'il nous incite aussi à faire taire la haine qui se terre en nous. Quand en 1964 Barbara accepte sans enthousiasme de chanter dans la petite ville de Göttingen (Basse-Saxe), encore profondément marquée par son enfance juive cachée dans un Paris occupé, elle nourrit une rancœur sourde vis-à-vis de l’Allemagne. Le récital faillit ne pas avoir lieu parce que la chanteuse joue les coquettes, invoque mille motifs pour se plaindre, exige un piano demi queue noir à la place du vieux piano droit, orné de deux chandeliers, de la petite salle de concert. Manque de chance : ce jour-là, les déménageurs de pianos sont en grève, impossible de faire venir un autre instrument. Enthousiastes, quelques étudiants lui en dénichent un, qu'ils amènent à bras. Barbara observe, s'émeut de cet amour gratuit et donne son concert, notant dans ses mémoires que "la soirée a été magnifique, mon contrat est prolongé de huit jours" et  écrit le premier jet de Göttingen. Chanson de réconciliation et de pardon qui signe l’Armistice entre elle et l’Allemagne, entre elle et son passé, entre elle et elle. Elle l'interprète le dernier soir dans une version imparfaite mi-parlée mi-chantée chargée d'émotion partagée.


Lu dans:
Barbara. Göttingen. Paroles Serf Monique Andrée.  Album Le Mal de vivre (1965) et Barbara singt Barbara (1967)

Femme à sa fenêtre

 "Il est des choses qui attendent, se dit-elle. Tout ne meurt pas. Vivre prend du temps."

                        Robert Goolrick


 
Dans sa maison de repos, elle attend à sa fenêtre d'où elle aperçoit l'entrée du cimetière d'Anderlecht où repose son mari. "Pas encore morte, et déjà enterrée", commente-t-elle pour résumer son existence. De ma besace d'histoires drôles j'en sors une, éculée, mais qui parvient à la faire rire. Cela ne saurait faire de tort

 


Lu dans:
Robert Goolrick. Une femme simple et honnête. Trad. Marie de Prémonville. 10/18. 2016. 373 p.

09 novembre 2021

La vie comme un puzzle

"Vieillir
redevenir cet enfant que plus personne ne voit
aux cheveux gris
dont on attend des choses     promesses     gloires et accomplissements       
alors que tout ce qu'il souhaite
c'est rester à jouer         avec son bâton    
regardant tomber la pluie
les mains couvertes de boue."
                Mahmoud Darwich (1941-2008)



En visite ce matin chez une patiente, on se taquine sur le big anniversaire organisé par ses enfants la semaine prochaine, pour un passage d'année somme toute banal - 84 ans, avouez ni romantique ni symbolique, à mon avis ils se disent "profitons-en tant qu'elle est encore là, comment sera-t-elle l'an prochain?". J'admire son humour décalé et cet art de rire d'elle-même et des autres sans l'ombre d'une malice. Une certaine sagesse naît des années, c'est sûr. Un puzzle de belle taille se termine sur la table, allégorique de nos existences. On sort la première pièce de sa boîte, où la placer, dans quel ciel? dans quelle mer? Puis une autre, et encore dix et encore cent qui laissent petit à petit imaginer une perspective. Arrive le stade où les jeux sont faits, où les arbres sont des arbres, le bleu de la mer des vagues, celui du ciel des nuages, on ne bousculera plus l'ensemble. Le puzzle de mon octogénaire a une allure de pleine vie, il n'y manque qu'une dizaine de pièces qu'elle tarde à placer, pas avant son anniversaire c'est sûr. Et après on verra bien. On se souhaite une bonne fin de semaine, je descends l'escalier, ferme la porte, et me dis qu'une petite fête semi-improvisée cette semaine me ferait du bien, et que cette visite n'avait vraiment rien de désagréable. 

 
 


07 novembre 2021

Ballade entre ombre et lumière.

 

        "Ma fille ne vise pas trop haut si tu n'as pas le bon arc." 
                       Valérie Tong Cuong



Déambulant vendredi soir dans Bright Brussels / Follow the Light , une magie faite promenade, le regard est aimanté par le nombre de sans-abris établis sous les porches de métro, sur des lits de fortune, leur caddie débordant de notre inutile devenu leur indispensable. Comment chasser les questions qui font les belles insomnies? Dans les bras d'une sans-nom, une gosse de deux ou trois mois dort paisiblement, ignorant encore quel est son univers. Par quel miracle aura-t-elle quitté la rue dans vingt ans, avec quel bagage santé et quelle instruction ? On a poursuivi la découverte des merveilleuses illuminations, j'ai trouvé cela beau, notre capacité d'occultation est phénoménale.



Lu dans:
Valérie Tong Cuong. Un tesson d'éternité. JC Lattès . 2021. 272 pages

06 novembre 2021

Angela

 "Je suis tombée sur elle [Angela Merkel] par hasard à Berlin au moins deux fois : dans une brasserie où elle dînait tranquillement avec sa conseillère Beate Baumann, non loin de chez elle ou de la chancellerie, et au rayon alimentation des Galeries Lafayette, sur Friedrichstrasse. C’était une petite dame perdue dans la foule qui choisissait avec gourmandise des fromages français, ses sacs en papier à la main. Aucune demande de selfie, aucun regard indiscret. Personne ne la dérangeait et c’est à se demander si les gens remarquaient même sa présence, tant elle ressemblait à Madame Tout-le-Monde."

                    Marion Van Renterghem.




La bienveillance d’Angela Merkel à l’égard de son présumé successeur Olaf Scholz fait sensation à l’échelle internationale et la distingue des passations de pouvoir sabotées, devenues malheureusement usuelles ces dernières années. Angela Merkel a profité de son dernier sommet du G20 pour présenter son successeur Olaf Scholz au président américain ainsi qu’à d’autres personnalités politiques de premier plan. Un remarquable geste de solidarité – et une entrée de rêve sur la scène internationale pour le social-démocrate. L’ancienne et la nouvelle équipe ont délibéré ensemble – aux yeux de tous. Les collaborateurs d’Olaf Scholz étaient logés à l’Hôtel de Russie, sur la Piazza del Popolo, l’hébergement préféré d’Angela Merkel dans la Ville éternelle. Ce qui était une évidence par le passé suscite aujourd’hui l'admiration dans un système de partis déchirés par la polarisation dans l’ensemble du monde occidental. Il aurait par exemple été impensable que Donald Trump invite Joe Biden, son successeur, à participer à une telle réunion, mais nombreux sont les exemples de transitions snobées dans bien d'autres pays.

La lecture du dernier ouvrage de Marion Van Renterghem sur l'ex-chancelière est un régal de lecture, et on se prend à rêver d'une vision du pouvoir moins tapageuse et plus consensuelle.



Lu dans:
Marion Van Renterghem. C'était Merkel. Les Arènes. 2021. 320 pages.

31 octobre 2021

Les faux jumeaux


 "Au terme du voyage        elle a quitté son corps comme on quitte un bateau (..)
moi qui ne savais rien de la vie éternelle
j'espérais qu'au-delà de ce monde de fous
ceux qui nous ont aimés nous restent encore fidèles
et que parfois leur souffle arrive jusqu'à nous."
                    Yves Duteil. A ma mère   
 


La coïncidence des dates ne saurait être fortuite, c'est bien une seule et même fête en habits bien différents. Et vous, êtes-vous plutôt Halloween, ou plutôt Toussaint?  Halloween, ses masques de crâne, ses dents de vampire, ses salopettes en forme de squelettes, ont fait le choix d'affronter la peur qu'inspire la mort en jouant la dérision: ce dont on rit n'existe plus, et en grand groupe c'est encore plus drôle. Je serais plutôt Toussaint, fête modeste et sereine, qui nous confronte à notre propre destin et redonne vie un court instant à ces êtres chers qui nous ont entourés, chéris, constitués. Fête intime transcendant les convictions religieuses et la représentation que nous nous faisons d'un aléatoire au-delà: les absents nous habitent, meublent les conversations familiales, suscitant en même temps émotion et parfois regret de ce qui ne fut fait, ne fut dit.


Le royaume des masques

 « L’entrée dans le royaume des masques, dont James Ensor est roi, se fit lentement, inconsciemment, mais avec une sûre logique."

                    Émile Verhaeren

 


J'ai fait un rêve, où je m'étais endormi durant deux ans. A mon réveil, pénétrant dans mon bureau, une énorme vitre en barrait l'endroit où je m'asseyais, me séparant des patients. Quelle faute avais-je donc commise pour me retrouver dans le parloir d'une prison? Ouvrant la porte de la salle d'attente sur une dizaine de patients agglutinés, je n'en reconnais aucun, tous masqués. Bien sûr, que n'y avais-je pensé, aujourd'hui est Halloween!  Ou serait-ce un happening reproduisant Les Masques singuliers de James Ensor?  Mais non, bébé, c'est le Covid, on t'expliquera.


 

Lu dans:
Emile Verhaeren. Sur James Ensor. Complexe 1908.    



30 octobre 2021

Ce qui sépare le jour de la nuit

Pendant le Forum économique de Davos, Shimon Peres, prix Nobel de la paix, a raconté l'histoire qui suit.. Un rabbin réunit ses élèves et demanda : «Comment savons-nous le moment précis où la nuit s'achève et où le jour commence?

- Quand, de loin, nous pouvons distinguer une brebis d'un chien, dit un jeune garçon.
- En réalité, dit un autre élève, nous savons qu'il fait jour quand nous pouvons distinguer, de loin, un olivier d'un figuier.
- Ce n'est pas une bonne définition.
- Quelle est la réponse, alors? » demandèrent les gamins. Et le rabbin dit:
« Quand un étranger s'approche, nous le confondons avec notre frère, et les conflits disparaissent - voilà le moment où la nuit prend fin et où le jour commence. »
                Paulo Coelho. Le moment de l'aurore



Cette nuit on change d'heure, ouvrant grandes les portes à Halloween, au Beaujolais nouveau, à Saint Nicolas et aux fêtes de fin d'année. Une année de plus, on verra un reportage sur les vaches perturbées, l'interview d'un spécialiste du sommeil, quelques réflexions sur le temps de clarté qu'on perd et l'heure de sommeil qu'on gagne. Me vient l'envie de substituer à ces banalités la belle réflexion de Paulo Coelho s'interrogeant sur le moment précis où la nuit s'achève et où le jour commence. Je vous souhaite un bon passage à l'heure d'hiver.


 
Lu dans:
Coelho Paulo. Comme le fleuve qui coule. Récits 1985-2005. Flammarion. 2006. 288 pages.

29 octobre 2021

Regrets

 "Où es-tu

mon amour         disparu

Depuis je maudis         le soleil    si pâle
je maudis le vent     je maudis les arbres
je maudis le jour     qui finit trop vite
la mer     et les marées

mais au fond de moi
où sont les mots que j'aurais dû dire
et n'ai pas su dire
et je maudis le soleil
le ciel si pâle
les oiseaux    les arbres
le jour trop court
les nuits trop longues
oubliant ce cœur
qui me maudit     moi."
        Stevie Wonder - Blame It On The Sun
 
 

28 octobre 2021

Partager l'indicible

  "Pour mon malheur, ou du moins ma malchance, je ne trouvais que deux sortes d’attitudes chez les gens du dehors. Les uns évitaient de vous questionner, vous traitaient comme si vous reveniez d’un banal voyage à l’étranger. Vous voilà donc de retour ! Mais c’est qu’ils craignaient les réponses, avaient horreur de l’inconfort moral qu’elles auraient pu leur apporter. Les autres posaient des tas de questions superficielles, stupides –dans le genre : c’était dur, hein ?-, mais si on leur répondait, même succinctement, au plus vrai, au plus profond, opaque, indicible, de l’expérience vécue, ils devenaient muets, s’inquiétaient, agitaient les mains, invoquaient n’importe quelle divinité tutélaire pour en rester là. Et ils tombaient dans le silence, comme on tombe dans le vide, un trou noir, un rêve. "

    Jorge Semprún, survivant de Buchenwald. L'écriture ou la vie.


Elle est devenue un gouffre dans lequel chacun a dû se débattre avec ce qu’il est. Ce qui frappe, dans les témoignages de ces rescapés, c’est d’abord l’infinie solitude qu’ils ont dû affronter. « C’est difficile parce que les gens ne peuvent pas comprendre ce qu’on a vécu. Ils veulent passer à autre chose, mais nous, on est sur un temps beaucoup plus long. » (Ludovic) « Mes amis me disent : c’est bon avec ton histoire de Bataclan, c’était il y a six ans. » (Edith) « On est les seuls, vraiment, à comprendre ce que ça peut faire. » (Maureen) « Je me suis dit que personne ne nous croira jamais, que seuls ceux qui étaient dans la salle avec nous sauront ce qui s’est passé. » (Joanna) « On ne pouvait pas parler à nos familles, ce n’était pas possible. » (Pascal)
    Le Monde du 17 octobre 2010. Attentats de 2015, le Bataclan: autant de 13-Novembre qu’il y a de victimes.



Soixante ans séparent ces deux récits, qui paraissent étrangement superposables. L'horreur est-elle racontable, ou faut-il être soi-même cassé pour comprendre un cassé? Jorge Semprún met vingt avant de pouvoir raconter l'indicible, ce que vit aussi Primo Levi qui se suicidera. Plus proche, cette confidence glanée hier chez un ami et son épouse, dont le courage dans la souffrance m'impressionne: "Par quels mots exprimer ce qu'on ressent?" Phrase sobre, qui m'habite encore. 



Lu dans:
Jorge Semprún. L'Écriture ou la vie. Gallimard.  1994. 448 pages.
Pascale Robert-Diard. Attentats de 2015 : Il y a autant de 13-Novembre qu’il y a de victimes . Le Monde 17 octobre 2021. 

26 octobre 2021

Ballade simple

"Mon monde est meilleur grâce à toi
Tu étais ma force quand j'étais faible
Tu étais ma voix quand je ne pouvais pas parler
Tu étais mes yeux quand je ne pouvais pas voir
Tu as vu ce qu'il y avait de mieux en moi
Tu m'as soulevé quand je ne pouvais pas m'élever.
Tu m'as donné la foi parce que tu as cru
Je suis tout ce que je suis
Parce que tu m'as aimé."
                        Diane Warren. Because You Loved Me


25 octobre 2021

Sagesse de Roger Penrose

  "La renommée du Prof Roger Penrose (1931), mathématicien, cosmologiste et philosophe réputé, l'a amené sur des terrains impré­visibles : il a ainsi récemment été invité par le Parlement européen à illustrer une nouvelle méthode de vote pour les institutions comme l'Union européenne ou les Nations unies, qui sont formées d'États grands et petits. Si les votes de chaque pays ont la même valeur, un habitant de Malte a un poids sur les décisions communes immensément supérieur à celui d'un citoyen allemand ; mais si l'importance accordée au vote de chaque pays était proportionnelle à son nombre d'habitants, les citoyens des petits pays n'auraient aucune influence, puisque la décision reposerait toujours entre les mains des pays les plus peuplés. Existe-t-il une règle de vote démocratique idéale dans cette situation? Après réflexion Penrose a démontré mathématiquement que si l'importance du vote de chaque pays est promotionnelle à la racine carrée du nombre de ses habitants, la possibilité d'influencer les décisions communes esc égale pour tous les citoyens des pays, grands et petits."

                                Carlo Rovelli. Repenser Penrose. 2011




Nul d'entre nous n'ira sans doute relire et tester l'équation du professeur Penrose, mais son simple énoncé m'a occupé la pensée ce jour. Qu'on se tracasse d'imaginer des solutions mathématiques éprouvées pour rééquilibrer le poids des décisions de pays de taille diverse constitue un encouragement à participer au processus démocratique: chaque voix compte, et plus qu'on pourrait l'imaginer. Par ailleurs, recevoir dans son escarcelle le matin une idée neuve, à creuser, constitue un rayon de soleil pour la journée.


Lu dans:
Carlo Rovelli.  Ecrits vagabonds. Repenser Rovelli. Champs Sciences. 2019. 345 pages. Extrait pp 256-257
 

23 octobre 2021

Interstice

"Mince est l’ouverture de la porte
parfois suffisante         pour y jeter
la pointe de la chaussure
juste la pointe
suffisante         pour peut-être
y voir l’horizon."
            Philippe Devuyst


C'est un bien beau mot: interstice, ce minuscule espace - entre les tuiles, entre une porte et son chambranle, entre deux planches d'une palissade - qui laisse diffuser une lumière à la douceur inimitable. C'est le patient qui demande de laisser la porte de sa chambre d'hôpital entrouverte afin qu'il entende les infirmières, c'est le gosse chez ses grands-parents qui suggère de laisser une lumière sur le palier, c'est la bougie qu'on allume dans la chapelle au creux de la nuit de l'existence, c'est tout ce qui laisse croire que l'obscurité n'est jamais complète. C'est toi peut-être, croisé au moment nécessaire où la pointe de ta chaussure dans l'ouverture de la porte dégagea les perspectives.


22 octobre 2021

L'exemple d'Einstein

 "AIbert Einstein a été sans aucun doute le plus grand scientifique du XXe siècle, l'homme qui a sondé le plus profondément les secrets de la nature. Cela signifie-t-il que tout ce qu'il pensait est exact, qu'il ne se trompait jamais ? Bien au contraire. En réalité, peu de scientifiques ont accumulé autant d'erreurs que lui, peu de scientifiques ont changé d'idée aussi souvent que lui. Je ne parle pas des erreurs de la vie de tous les jours, sur lesquelles on peut avoir des opinions diverses et qui, de toute façon, ne regardent que lui. Je parle de vraies erreurs scientifiques: des idées inexactes, des prédictions erronées, des équations fausses, des affirmations qu'il a lui-même reniées ou qui ont été démenties plus tard par des faits. (..) Tous ces changements et toutes ces erreurs amoindrissent-ils l'admiration que nous lui portons?

Non. Au contraire. Ils nous enseignent quelque chose sur l'intelligence. L'intelligence, ce n'est pas de s'arc-bouter sur ses opinions. C'est d'être prêt à en changer.  " 
                            Carlo Rovelli



Texte réconfortant, qui recadre la notion d'échec et d'erreur. Si la légende d'un Einstein mauvais élève a fait long feu, ainsi qu'en attestent ses résultats scolaires qui furent souvent excellents, celle d'un scientifique aux vérités changeantes paraît bien réelle. Et nous rapproche de lui.



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Carlo Rovelli. Ecrits vagabonds. Champs Sciences. 2019. 345 pages. Extrait pp 15-109

21 octobre 2021

Regards croisés

 "Au cours d'une promenade en bateau, il y a plusieurs années, un ami qui avait l'habitude de plonger pour aller pêcher des poulpes remonta à bord les mains vides et l'air troublé : «Il y avait un poulpe dans un trou, nous dit-il, mais je n'ai pas eu le courage de le tuer : il me regardait avec de grands yeux épouvantés... »

                            Carlo Rovelli.



Le Guardian vient de publier une liste des dix livres les plus importants sur la nature de la conscience. Surprise, le deuxième est un livre sur les poulpes, Other Minds (Le Prince des profondeurs), de Peter Godfrey-Smith. Qu'ont à voir les poulpes, ces sympathiques bestioles marines, leur grosse tête et leurs nombreux bras, avec la conscience ? Ces animaux sont capables d'ouvrir des bocaux, de s'échapper de leur aquarium puis d'y retourner tout seuls en refermant le couvercle, de reconnaître les membres du groupe de recherche et d'arroser ceux qui ne leur sont pas sympathiques, ou encore de faire griller les ampoules d'un jet d'eau bien placé lorsque la lumière les incommode... Dans la nature, d'autres comportements complexes et flexibles ont été observés signifiant une capacité de reconnaître et d'interpréter le agissements de ceux qui les entourent. Les poulpes ont des capacités intellectuelles tout à fait inhabituelles pour des créatures du monde marin, comparables à celles des mammifère., sur certains aspects. Ils possèdent un réseau neuronal extrêmement dense et complexe. Un poulpe peut avoir autant de neurones qu'un enfant ou un chien.

Il reste le mystère de ces deux grands yeux épouvantés, capables de retourner la conscience du prédateur jusqu'à interrompre son acte de mort. Quel regard jette-t-il sur notre monde, et par effet miroir saura-t-il nous transmettre son épouvante persuasive, allumant chez les prédateurs du monde la conscience de ce qu'il ne convient pas de faire?

 

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Carlo Rovelli. Ecrits vagabonds. Champs Sciences. 2019. 345 pages. Extrait pp 95-96
Peter Godfrey-Smith. Other Minds . Le Prince des profondeurs. Flammation 2018. 532 pages

19 octobre 2021

Le bonheur suffisant

 "Cela dit, elle et lui ont réussi à se ménager quelques moments, comme l’a écrit Colville, de bonheur suffisant. "

                                Erik Larson

 


Le bonheur suffisant, toute une philosophie. On a bien sûr tous vibré pour la petite Antigone, celle qui refusait d'être modeste, et de se contenter d'un petit morceau de bonheur si elle avait été sage. "Vous me dégoutez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent."  Cinquante ans plus âgée, une Antigone assagie par les épreuves clamerait-elle sa quête d'absolu avec le même pouvoir de conviction?  Au coin de ma rue, une terrasse au soleil abrite ce matin une paire d'amis partageant une bière, riant à gorge déployée. Leur plaisir ne se paie pas bien cher, et le velours élimé de leurs habits a modeste allure. Rien ne me permet pourtant d'évaluer leur jauge de bonheur, et encore moins de la comparer à celle de personnes plus gâtées par la vie. Ne pas avoir mal, ne pas avoir froid, ne pas souffrir d'isolement, savoir où rentrer le soir, ne pas connaître la faim et avoir au moins deux ou trois amis valent mieux que château, fourrure et carrosse qu'on craint de perdre. 

 

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Erik Larson. Trad. Hubert Tézenas. Cherche Midi. 2021. 688 pages. Extrait p. 677

Un peu de craie dans l'encrier

  « Lors de la consultation de diverses sources, notamment les piles de fiches d’un calendrier de bureau issu du 10 Downing Street et conservé au siège de l’ICS à Washington, j'ai trouvé singulièrement frappant que la fiche de septembre 1939, le mois du début de la guerre, soit maculée d’une grosse tache noire, semble-t-il causée par le renversement d’un encrier."

                        Erik Larson



Les menus objets de notre environnement quotidien ont leur langage propre. Telle la grosse tache noire souillant le calendrier de Winston Churchill en septembre 1939, je m'aperçus ce 1er octobre, actualisant la page de mon calendrier mural, n'avoir jamais tourné celle de septembre. Je passai ainsi directement d'août à octobre, sans la case septembre qui fut un mois particulièrement difficile à négocier. Nos agendas et calendriers auraient-ils eux aussi leurs taches aveugles, ces périodes étranges de nos existences qui passent sans s'imprimer vraiment dans notre mémoire?



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Erik Larson. Trad. Hubert Tézenas. Cherche Midi. 2021. 688 pages. Extrait p. 677

17 octobre 2021

La petite brique

"L'enfance est si courte, et dure si longtemps
Si elle passe trop vite c'est surtout pour les parents
Tu quittes peu à peu ce monde encore si proche
Conserve autant que tu peux, un Lego dans la poche."
                        Bénabar.


Qu'on aimerait les garder petits, mais eux le souhaitent-ils? Les portes qu'ils passent, c'est les nôtres qu'on ferme. Alors le symbole de la petite brique Lego, indestructible, avec laquelle on construit des immeubles, des avions, des bateaux, bien au chaud dans la poche, n'a pas son pareil.




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Bénabar. Un Lego dans la poche. Album : Indocile heureux. 2021

15 octobre 2021

Carnets buissoniers

 Louis

"Louis s’est alité pour de bon, le souffle rauque et transpirant à grosses gouttes. Rassasié de vie, il ne craint qu’une chose : devoir quitter la fenêtre par laquelle il a vue sur son jardin et le potager qui le borde. Tant d’années consacrées à semer, repiquer, arroser, tailler ne  peuvent s’évaporer sur un brancard d’ambulance appelée dans l’urgence. Louis fut ainsi mon premier patient, quatre jours avant que ne s’ouvre mon cabinet, sentant bon la peinture fraîche et la science récemment acquise. Je le vis à son domicile, mon jeans et ma chemise tachés par le plâtre. Il voulait rester chez lui, ce qui bouleversait tous mes projets thérapeutiques acquis en faculté, mais c’est ainsi que le métier entre : je le laissai contempler son jardin. Il nous quitta le lendemain, doucement.
J’ouvris ma pratique à la date prévue. Avant d’avoir guéri un seul patient, j’avais déjà un mort, ce qui m’enseigna l’humilité."
                    Carl Vanwelde. Carnets buissoniers. 


Ces quelques modestes lignes apparurent, bien des années plus tard, dans un encart du courrier des lecteurs du Journal du Médecin, son rédac-chef et ami de toujours Maurice Einhorn souhaitant apporter une note poétique et positive à son hebdomadaire, dont certaines pages donnaient de la profession une image parfois tristounette. Une quinzaine d’années séparent le premier de ces courts récits (Louis) du dernier (Georges), avec une longue interruption au milieu. Les aurais-je écrits à l’identique avec le recul qu’apportent les années et de nouvelles expériences?  Non sans doute, mais je ne les renie guère et il a été choisi de les offrir tels quels dans leur imperfection. Les éditions Weyrich (Neufchâteau) me font l'amitié de les publier dans une belle mise en page, ciselée jusque dans le choix de la couverture. Je peux - enfin - ranger ces nombreux billets épars sur mon disque dur depuis tant d'années: ils ont trouvé leur bibliothèque. 



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Carnets buissonniers 

Schadenfreude

 "La nuit était sans nuages et étoilée, la lune se levait au-dessus de Westminster. Rien n’aurait pu être plus beau, et les projecteurs qui s’entrecroisaient en certains points de l’horizon, les éclairs en forme d’étoiles des explosions d’obus dans le ciel, la lumière des brasiers au loin, tout cela contribuait au décor. C’était magnifique et terrible : le vrombissement spasmodique des appareils ennemis au-dessus de nos têtes ; le tonnerre des coups de canon, parfois proche, parfois distant ; l’illumination, comme celle des décors de trains électriques en temps de paix, quand les batteries ouvraient le feu ; et cette myriade d’étoiles, réelles et artificielles, au firmament. Jamais il n’y avait eu un tel contraste entre la splendeur naturelle et l’ignominie humaine. » 

                Erik LARSON

 

C'aurait dû être un beau dimanche. Juste avant que tout le monde passe à table, les sirènes retentirent, et le murmure des bombardiers allemands ne tarda pas à enfler dans le ciel. John Colville, proche conseiller de Winston Churchill, monta dans une chambre. Toutes lumières éteintes, il se tapit derrière une fenêtre pour assister au déroulement du raid. Tout lui parut très irréel –  des bombes s’abattaient au cœur de sa capitale, chez lui  – mais dégageait aussi une certaine beauté, que le jeune homme tenta de décrire dans son journal avant de se mettre au lit.  Il existe un mot allemand intraduisible, Schadenfreude, exprimant le plaisir trouvé dans le malheur d’autrui. M'est revenue en mémoire la description que fit Cathérine Cusset dans Le Monde des sentiments mêlés que lui inspirait une image emblématique, reproduite par la plupart des Unes de magazines le lendemain du 11 septembre 2001, cette "gigantesque sculpture moderne, encore incandescente, entourée d'un nuage de fumée noire. Devant cette sculpture, il y a un arbre, et les feuilles sont couvertes de neige. C'est la cendre. C'est très beau." Ce qui me valut la vive réaction d'un ami soulignant que l'horreur ne saurait jamais lui inspirer la beauté. 


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Erik Larson. Trad. Hubert Tézenas. Cherche Midi. 2021. 688 pages. Extrait p. 331

13 octobre 2021

Se dépasser est un bonheur

 « Phyllis Warner, du Mass-Observation, remarqua dans son journal qu’elle et ses concitoyens de Londres étaient les premiers à s’étonner de leur propre résilience. « Découvrir que nous arrivons à tenir le coup est un immense soulagement pour la plupart d’entre nous, écrivit-elle le 22 septembre. Je pense que chacun de nous redoutait secrètement de ne pas en être capable, de descendre en hurlant aux abris, de craquer nerveusement, de s’effondrer d’une manière ou d’une autre, donc cela a été une agréable surprise .»

                            Erik LARSON

 



 

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Erik Larson. Trad. Hubert Tézenas. Cherche Midi. 2021. 688 pages. Extrait p.331

12 octobre 2021

"Petits détails du quotidien     le déployant et le reliant au monde
moments où la vie se créée, se casse, bascule
ou ces autres, insignifiants, qui parfois en font apparaître la trame. »
    Caroline De Mulder



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Inspiré par la quatrième de couverture écrite parCaroline De Mulder pour le livre  "Les sœurs Loveling / De zussen Loveling". Midis de la poésie et Poëziecentrum. 2021

10 octobre 2021

Cruelle pénurie

 "Londres, septembre 1940. L’offensive aérienne allemande contre Londres s’intensifia, (..) chaque soir des dizaines d’appareils déferlaient par vagues successives et pilonnaient la ville sans retenue. (..) Beaucoup de produits, sans être rationnés, commençaient à manquer. Une marque de papier-toilette au moins passa dangereusement près de la rupture de stock, comme le roi lui-même le constata. Il réussit à contourner cette difficulté particulière en s’en faisant directement livrer par l’ambassade britannique à Washington. Avec une discrétion toute royale, il écrivit à son ambassadeur : « Nous sommes à court d’un certain type de papier qui est fabriqué en Amérique et impossible à trouver ici. Un paquet ou deux de cinq cents feuilles à intervalles réguliers serait tout à fait satisfaisant. Vous comprendrez ce dont je parle, la marque commence par B.» Le papier-toilette en question, identifié plus tard par l’historien Andrew Roberts, était du Bromo doux."

                                Erik Larson


Qui ne se souvient des images de caddies aux caisses des grandes surfaces en mars 2020, surmontés d'énormes piles de PQ, et des rayons correspondants vides? Qu'on soit roi, reine ou quidam, à 80 ans de distance, la pénurie de papier hygiénique préoccupe. Mais que sous une royale plume ces choses peuvent se voir subtilement énoncées.

 

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Erik Larson. Trad. Hubert Tézenas. Cherche Midi. 2021. 688 pages. Extrait p.336.

09 octobre 2021

Sagesse du papillon

 "À ses huit ans, son père est emprisonné pour des raisons politiques. Lorsque le petit Vladimir lui rend visite dans sa cellule, il lui offre un papillon. "

                        Carlo Rovelli, évoquant Vladimir Nabokov


Quand les mots manquent, il reste les symboles, tel ce papillon allégorique dans une cellule isolée de l'espace et du temps. Qu'offrirons-nous aujourd'hui à celui qui désespère?


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Carlo Rovelli. Ecrits vagabonds. Lolita et l'Argus bleu. ChampsSciences. 2019. 342 pages.  Extrait. p.11

05 octobre 2021

Sagesse du menuisier

 

"J’ai vu le menuisier
tirer parti du bois
comparer plusieurs planches.
caresser la plus belle
approcher le rabot
donner la juste forme.

Tu chantais, menuisier,
en assemblant l’armoire.
je garde ton image
avec l’odeur du bois.

Moi, j’assemble des mots
et c’est un peu pareil."
            Eugène Guillevic
 


Quelques rimes simples retrouvées par hasard dans une "leçon pour école élémentaire". Je like, comme on dit de nos jours.

 

Sagesse d'une feuille

 

J'ai demandé à la feuille si elle avait peur parce qu'à l'automne les autres feuilles tombaient. Elle m'a répondu : "Non. Pendant le printemps et l'été, j'étais très vivante. J'ai travaillé dur pour aider à nourrir l'arbre et maintenant une grande partie de moi est dans l'arbre. Je ne suis pas limitée par ma forme de feuille, je suis aussi l'arbre tout entier et quand je retournerai au sol, je continuerai à le nourrir, je ne m'inquiète donc guère car je le reverrai très bientôt."
Ce jour-là, le vent soufflait et j'ai vu la feuille quitter la branche, flotter jusqu'au sol en dansant, c'était si joyeux. J'ai incliné la tête, sachant que j'avais beaucoup à apprendre d'elle. "
                Thich Nhat Hanh. 



Ce matin, nous conduirons notre maman, belle-maman, grand-maman à sa dernière demeure. Je fus son premier gendre, quelle aventure. Elle nous a quittés furtivement, sans prévenir, mais sans souffrance inutile non plus. On en est heureux pour elle. 
On annonce du vent, et des feuilles tomberont c'est sûr. Les gosses les ramasseront, et elles nous dérouleront leur tapis jusqu'à la tombe ouverte. Quelques larmes couleront, plus sur nous-mêmes que sur elle: quand vient le moment, la vie bifurque vers une plus grande légèreté. On ne peut rien y faire et un jour nous en serons. Quand, qui ? comment s'empêcher d'y penser quand on jette la première fleur sur la dernière demeure de l'être aimé. Sera-ce moi, peut-être, ou ce parent âgé creusé sur sa canne, ou cette petite fille qui danse dans la bourrasque? Demain n'est jamais sûr, redis-moi que tu m'aimes.


03 octobre 2021

P'tit bonheur

 

 "C'est un petit bonheur que j'avais ramassé
Il était tout en pleurs sur le bord d'un fossé"
                    Félix Leclerc



C'est vraiment tout petit le bonheur, comme nous le remettent en mémoire ces belles lignes de Félix Leclerc. Et tout fragile, à protéger quand il se pointe.

"Lorsque nous étions réunis à table et que la soupière fumait, maman disait parfois :
- Cessez un instant de boire et de parler. Nous obéissions.
- Regardez-vous, disait-elle doucement.  Nous nous regardions sans comprendre, amusés.
- C'est pour vous faire penser au bonheur, ajoutait-elle. Nous n'avions plus envie de rire.
- Une maison chaude, du pain sur la nappe, des coudes qui se touchent, voilà le bonheur, répétait-elle à table. Puis, le repas reprenait tranquillement. Nous pensions au bonheur qui sortait des plats fumants et qui nous attendait dehors au soleil et nous étions heureux.
Papa tournait la tête comme nous, pour voir le bonheur jusque dans le fond du corridor. En riant, parce qu'il se sentait visé, il disait à ma mère :
- Pourquoi est-ce que tu nous y fais penser à c' bonheur ? Elle répondait :
- Pour qu'il reste avec nous le plus longtemps possible."



Lu dans :
Félix Leclerc. Pieds nus dans l’aube. Fides. 2019.

02 octobre 2021

Les ronds dans l'eau

 

"J'épluchais une pomme rouge du jardin
quand j'ai  soudain compris
que la vie ne m'offrirait jamais
qu'une suite de problèmes merveilleusement insolubles.
Avec cette pensée est entré dans mon cœur
l'océan d'une paix  profonde."
                    Christian Bobin




Quand je serai grand, qui sera moi ? L'enfant a jeté un caillou dans l’eau, observant les ronds concentriques et l’image fugace de cette réalité tenue en main qui disparaît quand l’étang l’engloutit. Tous les enfants du monde se retrouvent-ils au fond de la mer dès qu’ils deviennent grands?  A cinq ans, de mon lit je scrutais le ciel immense et ses étoiles, avec la vague inquiétude qu'un jour je m'y dissoudrais comme le caillou dans l'eau. Je scrute encore le ciel, mais sa beauté aujourd'hui surpasse l'angoisse métaphysique.



 Lu dans :
Christian Bobin. Noireclaire. NRF Gallimard. 2015. 78 pages. Extrait p. 70

01 octobre 2021

Les trains qui se croisent et qu'on ne prendra plus

 

"S'il s'agit d'aller mieux quand on va déjà bien, d'être plus riche, plus fort ou plus beau encore, le monde d'ici a mille réponses en magasin.
Mais s'il s'agit de se sentir bien malgré tout, de vivre en paix avec soi et ses voisins quand le vent souffle fort, quand la vie est lourde, quand soucis et problèmes sont le lot quotidien, les réponses sont rares."  
                        Francis Dannemark
 


Il y a peu, je lui avais demandé conseil  pour donner vie à un livre que je portais en moi de longue date. Il m'envoya un court texte de présentation pour la 4ème de couverture, si beau que j'hésitai un moment de l'associer à mon nom. Le livre est arrivé hier et je le contactai aussitôt pour lui en offrir le premier exemplaire. Ses enfants m'ont annoncé que "papa s'en est allé paisiblement ce matin". Cela ressemble à ces trains ratés de justesse où une main à la fenêtre vous dit adieu. Là où il est, il le lit peut-être, et sourit des lignes amicales qui en ornent la couverture. Bye Francis, je n'aurai plus le plaisir de partager tes sorties de presse dans mon CaféJournal en avant-première, auxquelles tu répondais le lendemain par un smiley. Mais me dire que ce court texte fut peut-être tes dernières lignes me rend heureux.
 



Lu dans:
Francis Dannemark. Une fraction d'éternité. Le Castor Astral. 2005. 96 pages. Extrait p.36