28 octobre 2021

Partager l'indicible

  "Pour mon malheur, ou du moins ma malchance, je ne trouvais que deux sortes d’attitudes chez les gens du dehors. Les uns évitaient de vous questionner, vous traitaient comme si vous reveniez d’un banal voyage à l’étranger. Vous voilà donc de retour ! Mais c’est qu’ils craignaient les réponses, avaient horreur de l’inconfort moral qu’elles auraient pu leur apporter. Les autres posaient des tas de questions superficielles, stupides –dans le genre : c’était dur, hein ?-, mais si on leur répondait, même succinctement, au plus vrai, au plus profond, opaque, indicible, de l’expérience vécue, ils devenaient muets, s’inquiétaient, agitaient les mains, invoquaient n’importe quelle divinité tutélaire pour en rester là. Et ils tombaient dans le silence, comme on tombe dans le vide, un trou noir, un rêve. "

    Jorge Semprún, survivant de Buchenwald. L'écriture ou la vie.


Elle est devenue un gouffre dans lequel chacun a dû se débattre avec ce qu’il est. Ce qui frappe, dans les témoignages de ces rescapés, c’est d’abord l’infinie solitude qu’ils ont dû affronter. « C’est difficile parce que les gens ne peuvent pas comprendre ce qu’on a vécu. Ils veulent passer à autre chose, mais nous, on est sur un temps beaucoup plus long. » (Ludovic) « Mes amis me disent : c’est bon avec ton histoire de Bataclan, c’était il y a six ans. » (Edith) « On est les seuls, vraiment, à comprendre ce que ça peut faire. » (Maureen) « Je me suis dit que personne ne nous croira jamais, que seuls ceux qui étaient dans la salle avec nous sauront ce qui s’est passé. » (Joanna) « On ne pouvait pas parler à nos familles, ce n’était pas possible. » (Pascal)
    Le Monde du 17 octobre 2010. Attentats de 2015, le Bataclan: autant de 13-Novembre qu’il y a de victimes.



Soixante ans séparent ces deux récits, qui paraissent étrangement superposables. L'horreur est-elle racontable, ou faut-il être soi-même cassé pour comprendre un cassé? Jorge Semprún met vingt avant de pouvoir raconter l'indicible, ce que vit aussi Primo Levi qui se suicidera. Plus proche, cette confidence glanée hier chez un ami et son épouse, dont le courage dans la souffrance m'impressionne: "Par quels mots exprimer ce qu'on ressent?" Phrase sobre, qui m'habite encore. 



Lu dans:
Jorge Semprún. L'Écriture ou la vie. Gallimard.  1994. 448 pages.
Pascale Robert-Diard. Attentats de 2015 : Il y a autant de 13-Novembre qu’il y a de victimes . Le Monde 17 octobre 2021. 

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