18 juin 2025

Biodiversité

 

"Pour faire comprendre l’effondrement de la biodiversité, on cite souvent l’exemple du pare-brise qu’il fallait nettoyer régulièrement de ses insectes écrasés, après quelques centaines de kilomètres parcourus, quand on partait en vacances l’été." 
                                    Philippe Bihouix


Comprendre passe parfois mieux par l'observation du quotidien que par la lecture de longs textes et de tableaux statistiques. Même si dans le cas présent il faudrait s'assurer que d'autres facteurs n'interviennent pas, tel l'aérodynamisme des modèles de voiture actuels ou le revêtement des pare)brises.


Lu dans:
Philippe Bihouix. L'Insoutenable Abondance. Faut-il croire les prophètes du progrès ? Tracts Gallimard.  2025. Extrait p.11

17 juin 2025

Son Excellence Eugène Rougon

 

"Dans le silence des premières années de l’Empire, au milieu de cette étrange stupeur faite d’épouvante et de lassitude, il entendait monter un sourd réveil."
                    Émile Zola


Dans "Son Excellence Eugène Rougon", Émile Zola explore les coulisses du pouvoir et les intrigues politiques du Second Empire de Napoléon III entre 1856 et 1861. Il y dépeint les personnages proches du pouvoir ainsi que les liens entre le pouvoir politique et le monde des affaires. Le roman met en lumière l'ambition et la transgression des règles , à travers le personnage d'Eugène Rougon, qui gravit les échelons politiques, puis tombe en disgrâce... avant de revenir au pouvoir.  Comme on l'indiquait jadis en exergue des romans, "toute ressemblance avec des personnages existants serait purement fortuite", tout comme le serait le frémissement - ce "sourd réveil" - de ces immenses foules qui envahirent les rues ce weekend aux Etats-Unis, à Bruxellles et à La Haye. 


Lu dans:
Émile Zola, Son Excellence Eugène Rougon, 1876.
Son Excellence Eugène Rougon: Nouvelle édition au format 14 x 21,6 cm. Conforme à l’édition originale de 1876. Texte intégral. Broché – 24 décembre 2019. 379 pages

16 juin 2025

A demi mensonge, fausse vérité

"Le mélange de vrai et de faux est plus toxique que le faux pur. "
                                Paul Valéry

 

Une réflexion prémonitoire, écrite à une époque où le terme "fake news" n'existait pas, et où il n'était  pas envisageable de créer en quelques clics une image invitant un homme célèbre à la table familiale.  Le mélange de faits avérés avec de pures inventions est redoutable: le vrai endort notre vigilance, et le faux peut ensuite occuper tout l'espace. Annoncer une vraie catastrophe à laquelle on ajoute une fausse cause, suspect isolé, groupe ethnique, est une technique éprouvée de désinformation. 

 

Lu dans:
Paul Valéry. Cahiers, II. Gallimard. 1974. Bibliothèque de la Pléiade.

14 juin 2025

Le rêve d'âtre beau

 "Salauds de pauvres ! »   
                        Jean Gabin dans le film de Claude Autant-Lara "La Traversée de Paris"

               


Elle est caissière chez Action, il est livreur chez Uber. Ravissante dans son ensemble trois-pièces Shein, mais vaguement culpabilisée, elle ne cite guère la source de ses achats, mais "on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a".  Le faux polo Lacoste de son compagnon a belle allure lui aussi, mais il la fait modeste: il y a une culpabilité aujourd'hui à se vêtir à la fois beau et bon marché. J'éprouve une vraie tendresse pour ces deux-là. Où est donc passée l'époque où les pauvres étaient de vrais pauvres, habillés de la même grosse flanelle caca d'oie toute leur vie, et à qui nos parents donnaient périodiquement nos vieilles chaussures, habits élimés, et jouets passés d'âge? L'obsession de la belle image de soi est universelle, même si elle n'offre que du rêve. Qui participe le plus au chaos de la planète, celle qui se fournit sur le marché de l'ultra-fast fashion ou celle qui ne s'habille que de Dior ou de Delvaux, le porteur d'une Breitling de contre-façon ou celui qui collectionne les montre Rolex, Oméga et Cartier?  Le temps, et une longue fréquentation de mes patients modestes, a érodé mes convictions.


Lu dans:
Salauds de pauvres ! » est une invective lancée par le personnage de Grangil incarné par l'acteur Jean Gabin dans le film de Claude Autant-Lara La Traversée de Paris, sorti en 1956 et adapté d'une nouvelle de Marcel Aymé. Publiée dans le recueil Le Vin de Paris, où se retrouve cette réplique.

13 juin 2025

J'ai une puce

 

"LA VIEILLE : Qu’est-ce qu’il a dit ?
LE VIEUX : Il a dit : « Mes amis, j’ai une puce. Je vous rends visite dans l’espoir de laisser la puce chez vous." 
                            Eugène Ionesco

Ne minimisons pas la puce qui se cache en nous, symbole du vide et du plein : vide, car elle est invisible, insignifiante, presque inexistante; plein, car elle occupe toute la pensée, toute l’attention, tout l’espace intérieur tant qu'elle nous habite. Nous sommes tous porteurs de  puces, ces petites choses qui nous démangent, nous obsèdent, et que nous espérons parfois déposer chez l’autre, dans l’espoir d’être soulagés. Ce qui soulève la question de la réciprocité et de la limite du partage: tu me laisses ta puce, et je prends tes souris. Considéré de son vivant comme le roi sans couronne du théâtre de l'absurde, cet art d'utiliser des objets et des situations banales pour explorer les profondeurs de la condition humaine, Ionesco amuse. Il mourut en dépression profonde, sa puce avait gagné la partie.


Lu dans:
Eugène Ionesco. Les Chaises. 1952. Éditions Folio Théâtre. 1996. 140 pages. 

12 juin 2025

Plus vrai que vrai

 "Dis-moi où est planté le clou qui tient ton tableau, je te dirai combien il vaut ."
                                Guy Ribes

                         


Une intéressante réflexion sur la place occupée par la copie en art nous est proposée par l'ouverture à deux ans d'intervalle de deux salles d'expositions permanentes, l'une au Victoria and Albert Museum de Londres, l'autre au musée du Prado à Madrid. La première dévoile quelques 250 000 trésors de ses collections auparavant rangées dans ses caves, costumes de théâtre, ancêtres de vélo reconstruits pour le cinéma, décors d’architecture médiévale, reproductions d'instruments de musique anciens, panneaux insolites de signalétique routière, dans un désordre apparent invitant à la rêverie. La logique cède la place à l’émerveillement, car au-delà de la contemplation, c’est le cœur secret du musée qui bat sous le verre : les restaurateurs à l’œuvre, les machines qui chuchotent, les gestes minutieux suspendus à un fil de lumière. On touche, on respire, on entrevoit l’âme du temps, façonnée par des mains humaines. Quant à la nouvelle salle d'exposition du Prado, intitulée ‘Aux limites de la créativité : copies, variantes, pastiches et faux’, le choix délibéré de sortir de l'ombre de nombreuses  copies issues de collections royales et d’institutions ecclésiastiques se veut témoignage de l’immense talent de certains copistes de renom. Delacroix imitait Velasquez et Raphaël, Van Dijck aimait peindre de faux Rubens, Matisse imitait Titien et quelques-uns de ses contemporains. Léger et Vlaminck copiaient Corot et Cézanne pour joindre les deux bouts dans les périodes difficiles. Avec un talent consommé allant jusqu'à inclure la saleté accumulée au fil des siècles quand un tableau non restauré présentait une teinte ambrée, restituée sur la copie.

Comme le suggère le célèbre faussaire Guy Ribes dans son autobiographie, "il est assez facile de tricher en peinture, il suffit de montrer aux gens ce qu’ils aiment et il se trouvera toujours des experts et salons d'art pour fermer les yeux lorsque la copie est de qualité." Condamné en 2010 à trois ans de prison, dont deux avec sursis, il note avec un certain humour que "tout se passait comme si ce procès visait à mettre un terme à un certain trafic, mais sans aller fouiller trop loin dans les pratiques du marché de l’art ni trop remuer de boue." Après avoir été démasqué, Guy Ribes met un terme à la fabrication de faux et peint des œuvres sous son nom. Soulagé de voir enfin reconnu son savoir-faire, il peut citer Coco Chanel "copiez, copiez,  je créerai plus beau encore."


Lu dans:

  • Le musée du Prado met à l’honneur copistes et imitateurs des plus belles toiles. El País. repris par le Courrier international. 19 juillet 2023.
  • Cécile Ducourtieux. Dans l’est de Londres, le Victoria and Albert Museum met en scène ses réserves. 12 juin 2025
  • Autoportrait d'un faussaire. Guy Ribes, Jean-Baptiste Peretie. 2015. Presses de la Cité. 2015. 240 pages. Extrait page 145

11 juin 2025

Comme une rivière au loin


"Certains soirs comme une rumeur
un murmure de moteurs lointains
la promesse d’un ailleurs." 
                    Sagesse avant le sommeil


Tout dort. Au loin, porté par des conditions climatiques favorables, me parvient le bruit assourdi de l'autoroute, imperceptible en temps normal. Il tient davantage du bourdonnement doux d'un insecte que d'une nuisance, moins intense que le bruit de la circulation diurne. Comme une respiration paisible, sons d'un trafic résiduel, de moteurs, de roulements sur la chaussée, parfois de klaxons, qui se propagent dans l’air calme de la nuit. Onde sonore continue et néanmoins multiple, que je tente de disséquer, imaginant ces existences blotties au creux des cabines de camion, des habitacles de confortables voitures routières, de l'une ou l'autre moto. A quoi  rêvent-ils, où mène leur chemin, quels paysages habitent leur mémoire? Il ne faut pas grand-chose pour que cette lointaine mélodie autoroutière n'évoque la  mélodie de nos rivières, ce "peigne de nos idées durant la balade" comme le décrivit un jour un poète. Mélodie éternelle au pouvoir évocateur, jaillissement en surface et mystère silencieux dans ses profondeurs, si évocateurs de notre jardin intérieur quand la nuit est calme. 

10 juin 2025

Sagesse de Lisette Lombé

 

"Inspire.
Ouvre les yeux.
Vois comme le ciel t'appartient.
Sens comme ton cœur bondit dans ta poitrine
et ne demande qu'à être respecté.
Et entends toutes les autres personnes qui,
comme toi et comme moi,
continuent à espérer.
Il y a du monde à notre table.
Et une chaise pour chaque âme."
                        Lisette Lombé



Notre Poétesse nationale (2024-2025) nous offre un beau contrepoint aux nouvelles du monde. Sans être une solution, elles leur apportent un éclairage contre la désespérance.


Lu dans:
Lisette Lombé. La magie du burn-out. Image Publique Éditions. 2018. 64 pages. Extrait p. 85

08 juin 2025

Sagesse des chaises

 « L'action la plus élémentaire qui permet à un individu de prendre possession de son environnement immédiat est probablement celle de s'asseoir ».   
                                Herman Hertzberger

                                 


Dans mon bureau, deux chaises me font face, jumelles, en tout point identiques. L'une des deux a le cuir élimé, craquelé par une utilisation intensive, l'autre pas et paraît presque neuve. Je n'en ai jamais compris la raison, si ce n'est que l'une me fait presque face, l'autre étant légèrement en biais, détail qui fait la différence. La chaise dominante exerce une force d'attraction extraordinaire, on se dirige vers elle presque sans s'en rendre compte. Assis le patient se sent déjà plus en sécurité, dans l'attente d'une écoute bienvenue, acceptant de s'octroyer un court moment d'abandon au lieu de continuer à lutter. Dans une certaine mesure, une consultation est organisée autour de la possibilité de s'asseoir. Une fois assis, le reste du monde se met lentement en place autour de nous, le moment est venu de se poser. 

L'appropriation d'un siège possède une force symbolique qui nous dépasse. On se souvient de l'inénarrable spectacle des Chaises d'Ionesco, "entrez, entrez, chacun aura sa chaise" où rien n'est anodin, ni dans la manière de choisir sa place, ni dans le rôle joué par les espaces laissés inoccupés entre les spectateurs. Il existe un art de s’asseoir qui structure la relation et en limite les possibilités. Qui se risquerait dans un restaurant à s'installer spontanément face à un convive isolé? Symbole de pouvoir, d'hégémonie, d'influence la place du siège, et parfois son absence, peut aussi signifier un manque d'autorité.  On l’a vu il y a quelques années à Ankara quand le protocole turc, lors du sommet avec la délégation européenne, a disposé des chaises pour Recep Erdogan et Charles Michel, mais pas pour Ursula von der Leyen. Sa chaise absente, "celle qui n’était pas là", nous parlait du mépris mieux que tout discours et entacha cette visite à l'encre indélébile. Et quoi de mieux pour décrire la solitude et l'abandon qu'une chaise laissée vide comme l'utilisa le président français Giscard d'Estaing dans son discours d'adieu télévisé. Enfants, un de nos jeux préférés s'appelait Chaise musicale, cruelle métaphore de la chaise manquante où quelqu'un attend toujours le moment où nous nous lèverons, pour prendre notre place par surprise. Tous aspirent à s'asseoir, et celui qui reste debout suscite l'hilarité. Faire parler les chaises est un jeu qui dépasse l'enfance.


Lu dans:

  • Juan Tallón. Tout ce qu'une chaise peut faire pour vous. Uppers. 18 avril 2021. Repris par Le Courrier International, La meilleure amie de l’homme, c’est la chaise. 1 mai 2021.
  • Eugène Ionesco. Les chaises. Gallimard. 1973. 178 pages
  • Pour en savoir plus sur l’appropriation chez Hertzberger, lire:
    Juliette Pommier et Nathanaël Thomas. L’appropriation des logements d’Herman Hertzberger : de l’espace conçu à l’espace vécu.  Les cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère. 19. 2023.  https://doi.org/10.4000/craup.13734

07 juin 2025

Un jour parfait

“Rien de ce qui se passe n’était extraordinaire, et pourtant c’était un jour parfait”   
                William Faulkner. Lettre à Meta Carpenter - juin 1936


                        

Ils ne vont pas au Taj Mahal, ils ne déjeunent pas dans un trois-étoiles Michelin, ils ne font pas une visite nocturne et privée dans un musée, ils ne prennent pas d’ecstasy tout en baisant au Standard (un hôtel de luxe new-yorkais), ils n’écoutent pas les Rolling Stones en concert, ils ne boivent pas de Krug [champagne haut de gamme] tout en ouvrant une boîte de caviar, ils ne se mettent pas en smoking et en robe du soir pour être reçus à la lueur de flambeaux chez un prince italien ruiné, il ne se passe absolument rien que quiconque ne puisse s’offrir, n’importe quand, n’importe où, et pourtant il suffit de voir cette lettre pour savoir que c’était une journée parfaite. Une journée parfaite n'est pas une journée exceptionnelle, elle en est presque le contraire. Les journées parfaites sont à la portée de n’importe qui. Elles ne requièrent pas une grande planification. Elles peuvent devenir parfaites soudainement, après une succession imprévue de plaisirs gratuits, de rires, d’actes spontanés, de rencontres accidentelles, de conversations, d’éclairs d’intelligence, ou encore après quelques bières… Ce sont des journées où il ne se passe rien d’exceptionnel – si ce n’est la perfection de se sentir aligné, en paix, en accord avec ses valeurs et ses envies. Je vous souhaite une journée parfaite.


Lu dans:
Juan Tallón. Qu'entend-on par « journée parfaite. Uppers (Madrid). 30 mai 2021. Repris par Courrier International le 16 mai 2025.

05 juin 2025

Parce que c'était lui

"L'un est de passage ici, actuellement. Il regarde en ce moment une vanesse, aux ailes décorées d'un subtil motif oriental. Le papillon bat des ailes sur le bord de la fenêtre où il rêvasse. L'autre fut de passage sur terre il y a environ mille ans. Le temps d'un battement d'ailes pour une vanesse, qu'est-ce que cela veut dire pour l'un, qu'est-ce que cela voulait dire pour l'autre? Et quand l'un, l'actuel, dit que l'autre est son ami, qu'est-ce que cela peut signifier ? "   
                        Claude Roy. L'ami qui venait de l'an mil.

                                      



Quelle est la bonne distance en amitié? Mille ans ou une journée? Quand Claude Roy décrit les liens qu'il ressent pour ce poète chinois de l'an mil observant une vanesse, ou quand Montaigne résume son amitié pour La Boétie par l'inoubliable "parce que c'était lui, et parce que c'était moi", on ne classifie guère: il existe autant de formes d'amitié que d'êtres humains. Une extrême proximité peut se vivre par mail, à vélo, durant un jour ou une vie, dans la chaleur des longues tablées partagées ou en tête-à-tête improvisé, chaque semaine ou une fois tous les dix ans, voire même parfois sans espoir réel de se retrouver un jour. Un ami cher, aujourd'hui disparu, me partagea l'extrême amitié qu'il connut avec une moniale dans le désert du Sinaï, lui-même prieur dans un monastère à l'autre bout du monde.  Je repensai au destin du moine Abélard et d'Héloïse, l'intensité d'une relation n'est pas quantifiable.


L'amitié se multiplie au partage. Matin après matin, relevant mon courrier électronique, je traque encore les messages nocturnes et inspirés que m'adressait dans ses insomnies un ami proche, décédé l'an passé. Privilège de l'âge, ces absents se font chaque année plus nombreux, et ils gardent leur place sans empiéter sur les amis en vie. Il y de la place dans l'amitié.


Lu dans:

  • Claude Roy. L'ami qui venait de l'An Mil: Su Dongpo (1037-1101). Gallimard. 1994. 176 pages. Extrait: 4ème de couverture.

04 juin 2025

La thériaque de nos ancêtres

 "Thériaque: préparation pharmaceutique très ancienne, censée guérir de nombreux maux."


À l'origine, la thériaque était un antidote contre les poisons, évoluant au fil des siècles pour devenir une sorte de remède universel. Elle était composée de dizaines d'ingrédients, dont parfois des médicaments usagés, divers végétaux, minéraux et substances animales macérés ensemble. Dans certaines officines plus modestes ou rurales, il arrivait aussi que les pharmaciens préparent un "brouet de comptoir", mixture concoctée à partir de restes de médicaments invendus ou périmés à laquelle s'ajoutait une généreuse dose d’opium, ce qui en améliorait évidemment l'efficacité. On en rit: comment fut-ce possible? Certains soirs pourtant, considérant la pharmacopée administrée chaque jour par la science médicale aux patients que nous sommes pour prévenir tant de maux et guérir tant de peines, le doute me prend. Comment font donc toutes ces drogues pour retrouver "leur" maladie, administrées en vrac et en désordre lors de chaque repas, mêlées à de nombreux aliments divers, crus, cuits, macérés, faisandés, et d'autant de boissons où l'alcool fait office de l'opium de l'ancienne thériaque? Que cette multitude de composants coexistent, ou mieux encore, coopèrent, est une vision optimiste de la science médicale. Qu'ils se disputent les voies d'accès à nos organes, au prix parfois de nouveaux maux à traiter par d'autres remèdes, est la vision sombre du médecin que l'âge a rendu sceptique. Au risque, s'il s'abstient de prescrire cette thériaque moderne, de passer pour négligent, ou pire, incompétent. Alors, vous en prendrez bien une dose?


Lu dans:
Thériaque. Wikipedia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Thériaque

03 juin 2025

Créer des liens

 "Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ? – C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « Créer des liens… » 
                        Antoine de Saint Exupéry. Le Petit Prince

                                  


« Les cailloux ne perdent pas leurs poils, ne font pas leurs besoins partout et ne risquent pas de vous attirer des ennuis; ils se contentent de vous écouter sans rien dire.» La jeunesse chinoise adopte depuis peu des galets comme animaux de compagnie, une tendance insolite liée à la montée du stress et à l’incertitude de l’avenir. Les jeunes dessinent des visages sur les pierres, les habillent, leur donnent un prénom et les installent dans des nids, créant ainsi un lien affectif avec ces objets inanimés. Sur les réseaux sociaux, le phénomène fait l’objet de centaines de milliers de commentaires et de millions de vues, et des guides expliquent comment prendre soin de son galet, insistant sur la douceur et l’attention à lui apporter. L’attrait principal réside dans le faible coût et l’absence de contraintes par rapport à un animal vivant, ce qui séduit particulièrement les jeunes urbains, souvent des femmes âgées de 25 à 30 ans. Les ventes de galets et d’accessoires associés explosent, notamment sur la plate-forme en ligne Taobao, où une hausse de 246 % a été enregistrée en août. Cette mode s’inscrit dans une série de tendances similaires, comme les chiens en carton ou les "chiens-mangues" (des noyaux de mangue dont on peigne et teint les poils), témoignant d’une créativité sans limite pour combler un manque d’affection. Si certains médias critiquent ce comportement jugé puéril, d’autres y voient une manière saine de réguler ses émotions, à l’instar des peluches d’enfance. Des psychologues expliquent que ces objets permettent aux jeunes de stabiliser leurs émotions et de projeter leur identité, même si un attachement excessif pourrait nuire à leur adaptation sociale, dans un contexte de solitude et de pression croissante dû à une situation économique difficile.


Lu dans:

  • Cha Ke. Insolite. En Chine, la jeunesse en manque d’affection adopte des cailloux.
  • Le Courrier International  1 juin 2025. Article original paru dans le Lianhe Zaobao (Singapour).

02 juin 2025

La musique est-elle mathématique ?

 "La musique est un exercice caché d'arithmétique, l'esprit n'ayant pas conscience qu'il est en train de compter." 
                        Leibniz. 1712

                               

Depuis des temps immémoriaux, les mathématiques et la musique ont entretenu une relation mystérieuse. Pythagore, au VIe siècle avant J.C., considérait déjà la musique comme une science mathématique, au même titre que l'arithmétique, l'astronomie et la géométrie. Rameau, Bach, Leibniz, Bartok et plus récemment Xénakis ont utilisé des procédures mathématiques pour créer des compositions musicales.  La musique serait une mathématique sonore, presque à notre insu. Au moment où se taisent les dernières mesures de la 21e session du Concours Reine Élisabeth, demeure dans l'oreille l’imposé du Belge Kris Defoort, musique vivante, narrative et théâtrale, faite de langages musicaux divers. La question demeure: le compositeur compte-t-il ou est-ce qu'il se raconte? Transcrit-il sur la partition, à l'instar de Bach ou de Xénakis une pure création mathématique ou partage-t-il une expérience sensorielle? Titré Music for the Heart, Kris Defoort narre une histoire personnelle, son auteur étant atteint depuis 8 ans d'une insuffisance cardiaque qui a changé sa vie. La pièce musicale, qu'il a mis plus d'un an à composer, est presque un journal intime  de l’état de son cœur. Une musique pleine de vie, où on entend le battement du cœur, impulsé dès les premières secondes de la partition, mais  aussi des arythmies éclatant en mille morceaux. Musicien baroque au départ, féru de jazz, Defoort apprécie les apports extérieurs: il a deux fils qui font du hip-hop et du rap, il a joué avec des musiciens électro, il fait la part belle aux mesures d’improvisation s'intercalent dans la pièce, laissant la part belle à la créativité de ses interprètes. Si musique et mathématiques demeurent intimement liées, l'émotion nécessite l'interface non-négligeable de l'humain, et son vécu propre.


Lu dans:

  • Gaëlle Moury. Kris Defoort, l’imposé de la finale: « Je n’ai pas composé cette pièce dans une optique de compétition ». Le Soir. A la Une. 30 mai 2025.
  • La musique est-elle mathématique ? Mathflow. 22 décembre 2023. https://www.mathflow.ai/articles/la-musique-est-elle-mathematique



29 mai 2025

La deuxième vie des étoiles

 « Ces étoiles que tu regardes là-haut, certaines sont mortes depuis longtemps mais elles brillent toujours. Ce qu’on vit, même si ça disparaît, ça continue d’exister quelque part. Ce qui compte, ce n’est pas qu’elles soient mortes ou vivantes. C’est ce qu’elles éclairent, ici et maintenant. »    
                                            François Reunis

                         


Vivre n'est-il vraiment qu'un étincelle entre deux néants? Pas sûr, tant que subsistent des êtres chers, imprégnés de notre affection. Le "rien" après une vie est davantage que le "rien" qui la précéda. Émouvants adieux hier matin à François, petit-cousin arraché à notre affection lors d'un treck en montagne à l'âge de 28 ans. Si pour d'aucuns, la vie est longue et paisible comme une plaine de Toscane, pour d'autres elle est concentrée, passionnée et brûlante comme un météore, on ne choisit hélas pas. Une impressionnante vidéo par drone, envoyée par François peu de temps avant sa chute. nous fait partager ses tout derniers moments, et son bonheur d'être vivant dans un paysage aussi grandiose: "ce qui est grave dans une vie n'est pas ce qui nous arrive, mais ce qui ne nous arrive pas." Parce qu'il y a autre chose à vivre sur cette terre que le gel, le crachin, les malheurs et les dos qui se figent, cette prise de conscience aussi fugace qu'intense d'exister en harmonie avec le monde, en pleine forme, d'être présent à soi et aux autres ne constitue-t-elle pas le summum du bonheur? Sa vie fut une bénédiction pour ses proches, son départ creuse une douleur immense. Une foule énorme dans un silence impressionnant l'accompagne, ainsi que ses collègues et amis policiers venus en nombre, stoïques, debout autour du cercueil, mais les yeux embués par de vraies larmes quand à la fin de la cérémonie ils se retrouvent seuls avec lui. Les vraies douleurs sont silencieuses.


Restent les étoiles… que François évoque dans un scénario de film à réaliser "un jour". "Un jour", qui nous confronte à l'incertitude du lendemain et nous invite à vivre intensément chaque heure qui nous est offerte.  On sort meilleur de pareils moments de partage. Le hasard fait coïncider cet adieu avec la fête de l'Ascension, qui ne signifie sans doute plus grand-chose pour une majorité d'entre nous. Et pourtant, débarrassée de ses oripeaux saint-sulpiciens avec angelots et images d'histoire sainte, cette célébration de "la présence dans l'absence", quelles que soient nos croyances, me parle et donne un sens à nos existences qui ne seraient sans cela qu'un énorme malentendu. Nous sommes à la fois insignifiants à l'échelon du cosmos, et essentiels pour ceux que nous croisons.


Lu dans:

  • François avait précédemment réalisé quelques vidéos, visionnables sur https://linktr.ee/Francois_Reunis
  • "le gel, le crachin, les malheurs et les dos qui se figent" emprunté à Marc Dugardin. Personne dis-tu. Rougerie, 2025, 64 p.


27 mai 2025

Hop Là

"J'ai pas de tête, mais j'ai des jambes
Qui me portent, me rapportent."     
                    Barbara

                    


Croisant une patiente octogénaire hier, balayant devant sa porte, je me fends d'un "ça va le trottoir?" complice. La réponse fuse "oui mais ça ne rapporte plus comme avant." Avoir le sens de la répartie et de l'humour canaille n'a pas d'âge. Petits moments perlés d'une journée, bonheurs simples. 


Lu dans:
Hop Là. "Barbara sur scène, Carpentras 1973

26 mai 2025

Entre normal et pathologique

« En matière de normes biologiques, c’est toujours à l’individu qu’il faut se référer. »
                    Georges Canguilhem


Dans sa thèse de médecine soutenue en 1943, le philosophe des sciences Georges Canguilhem (1904-1995) affirme qu’une maladie ne peut jamais être décrite objectivement. Autrement dit, seules les personnes directement concernées seraient légitimes pour déterminer si elles se sentent malades ou handicapées. A l’inverse, si leur profil s’écarte de la norme, mais qu’elles le vivent bien, savants et médecins ne devraient pas considérer leur état comme pathologique.  Un patient, décédé maintenant, atteint l'âge de 93 ans était atteint de la plus sévère arthrose de hanche qu'il m'ait été donné d'observer, au point que l'articulation n'avait plus la moindre mobilité. Il lui fut proposé vingt fois de se faire opérer, ce qui le faisait sourire: il n'en voyait guère les avantages. Il promena son chien et s'occupa de ses innombrables protégés à plumes et à poils jusqu'à la veille de sa mort. La réflexion de Canguilhem aurait pu être le titre du film à consacrer à ce patient, et se révéler tout un programme pour notre médecine devenue si normative.  De toutes les disciplines médicales, si promptes à édicter ce qu'est le progrès et le changement dans la prise en charge des maladies, la philosophie des sciences reste la plus permanente.


Lu dans:
Georges Canguilhem (1904-1995).  Le Normal et le Pathologique. 1943. Editions PUF 1966. 294 pages

22 mai 2025

Sagesse d'Anne Philipe

 "À chaque heure je me demandais comment il était possible non pas que je vive, mais simplement que mon cœur continuât de battre après que le tien se fût arrêté. J’entendais parfois dire que tu étais présent parmi nous. J’acquiesçais. À quoi bon discuter ? Mais je me disais qu’il est facile pour certains d’admettre la mort des autres. Cherchent-ils à se rassurer sur leur propre éternité ? (..) Je savais aussi qu'entre ta belle et brève destinée et une vie longue et médiocre, tu n'aurais pas hésité. Mais pourquoi ce choix ?  (..) Le printemps fait mal, la  douceur de l’air me fait rêver à ce qui fut et à ce qui serait si tu étais là. » 
                        Anne Philipe


Je relis Anne Philipe et ses mots justes me touchent autant que lors de leur découverte il y a 40 ans. La beauté des phrases simples ne prend pas une ride.


Lu dans:
Anne Philipe . Le Temps d'un soupir. LLP. 1982

21 mai 2025

Happy places

"Ces vieux manoirs presque abandonnés je les regarde toujours, de loin, comme un mirage de confort, d'intimité, de bien-être: de stabilité dans la vie."   
                        Antonio José Branquinho da Fonseca

                      


De l'importance de se créer des lieux de bonheur, qui nous attirent précisément parce que nous ne pouvons pas y rester indéfiniment. Dans la course-poursuite des journées. notre mémoire nous permet de les emporter avec nous partout où nous allons, à la fois  repères et refuges. Que ce soient une terrasse de café en vacances avec vue sur les premiers oiseaux migrateurs rentrant au pays, un pique-nique improvisé, un vieux chêne étendant ses branches jusqu’au sol créant un rideau vert propice aux confidences, lorsque nous avons l’impression que tout s’écroule autour de nous, ces coins de paradis représentent bien plus que des points sur une carte: ils sont nos oasis accessibles à tout moment, et peu importe où nous nous trouvons.



Lu dans:
Matteo Melchiorre. Le Duc. Editions Métailié. Paris. 2022.  Exergue d'Antonio José Branquinho da Fonseca. Il Barone. Sellerio. Palerme. 1993
Danny Heitman. No map required: How I found my happy place. The Chritian Science Monitor. Feb. 05. 2025.

17 mai 2025

Cannes

"C'est un phénomène curieux. En marge d'un film important se déroule presque toujours un autre film qui , lui, semble s'écrire tout seul." 
                    Pierre Hebey

                



Cannes, son tapis rouge, ses limousines, la longue attente pour capter la photo qui fera mouche, le Tout-Paris à la plage. Parmi tous les films à voir absolument, comment débusquer celui qui vous laissera une émotion pour la vie entière?


Lu dans:
Pierre Hebey. Les passions modérées. NRF. Gallimard. 1995. 472 pages. Extrait. p.437

16 mai 2025

La mort de Pepe Mujica

 « Je ne suis pas pauvre, mais sobre. » 
                    José "Pepe" Mujica

                            

Surnommé "le président le plus pauvre du monde", formule qu'il recadrait lui-même en précisant qu'il était simplement "sobre",  José "Pepe" Mujica, l'ancien guérillero qui a gouverné l'Uruguay de 2010 à 2015 est décédé mardi à l'âge de 89 ans. Ce chantre de la frugalité  conduisait lui-même sa vieille Coccinelle et avait refusé de vivre dans la résidence présidentielle, préférant sa modeste ferme des environs de Montevideo. Icône politique et intellectuelle en Amérique latine, personnalité hors norme, ignorant les sirènes du pouvoir, les protocoles et les fastes. Honoré par les plus grands qui à sa fin de vie se pressaient dans sa fermette pour lui rendre un dernier hommage, il meurt riche de ce respect. Prolongeant sa réflexion sur la sobriété qui n'est guère une pauvreté, me revient le récit de cette patiente victime cette semaine du vol de sa carte de banque, aussitôt délestée du montant de sa maigre pension reçue la veille. Elle puisera dans ses maigres économies d'une vie, gelées pour payer ses obsèques, afin de survivre ce mois-ci. Les pauvres de nos rues meurent pauvres, et leurs enfants souvent aussi. Le combat de Pepe Mijica s'adressait à eux.


Lu dans:
Patrick Piro . Pepe Mujica, icône de dignité. Politis. 15 mai 2025

14 mai 2025

Les cascades de rire

"C'est le jour du printemps,
Tu longes seul le jardin :
De l'autre côté du mur,
Une branche qui dépasse
Chargée de fleurs jaune or
Dont tu ignores le nom

C'est l'heure pour toi
D'abandonner
La peur, le doute,
De passer outre."
                François Cheng


Ce matin j'ai cueilli des rires. De vrais rires, sans retenue aucune, rire pour le seul plaisir, on a oublié que cela existe. Sans doute l'effet d'un lumineux printemps, conjugué au tempérament heureux d'une octogénaire hôte de la maison de repos du CPAS d'Anderlecht. Un infirmier lui partageait une histoire drôle et leur rire rebondissait comme une cascade sans fin. Quelques pensionnaires au soleil rêvent qu'ils sont à la Côte d'Azur, mais sans le mistral ni la canicule. La vie simple se propage, les nouveaux maîtres du monde peuvent poursuivre leurs sales petites affaires de palace volant et d'hôtels-tours dédicacés, un court moment de ma tournée ce matin m'a rappelé la vanité des choses.


Lu dans:
François Cheng. La vraie gloire est ici. NRF. Gallimard. 2013. 162 pages. Extrait p 58

03 mai 2025

Epoqualisme, une jubilation puérile

 «Epoqualisme: néologisme désignant la jubilation produite par la sensation de vivre une époque exceptionnelle, dans laquelle tout est nouveau et en rupture avec ce qui a précédé. Conviction illusoire et puérile qui agite notre époque. Le débat actuel sur ces progrès  reste marqué par une amnésie technologique et une totale indifférence envers l’histoire.» 
                            Evgeny Morozov

                             

L’effet d’emballement autour de l’Internet, et actuellement de l'intelligence artificielle. décrits à longueur de publications par de nombreux essayistes comme la matrice d’un monde nouveau, mériterait un peu plus de recul et de modestie. Lorsque nous pensons aux progrès récents des technologies de l'information, nous oublions souvent leurs prédécesseurs  que furent le système postal, le télégraphe, la radio, la télévision. Quand nous célébrons la vente en ligne, nous oublions la vente par correspondance qui initia le système. Les débats sur le génie génétique et ses impacts (positifs comme négatifs) se déroulent comme s’il n’avait jamais existé d’autres moyens de modifier les plantes et les animaux, voire d’améliorer l’approvisionnement alimentaire». Que tout se soit accéléré est indéniable, mais nos technologies ne sont que des nains portés par les épaule d'un géant qui leur a permis le discernement de réalités lointaines, jusque là inaccessibles. 

Cette même jubilation qui transforme nos croquettes, mijotés, pâtées et repas canins , tous formulés grâce à la science, en éléments nutritifs permettant à nos chiens et chats de bénéficier d'une vie meilleure est exaspérante de fatuité. Longeant le Doubs où nageait notre Golden Retriever la gueule rassasiée par une demi-baguette jambon/fromage récupérée dans un ruisseau, il m'est arrivé de lire à haute voix les deux pages écrites par Su DongPo , poète de l'an mil, décrivant l'amitié que lui porte son chien. "Museau Noir, que j'ai de la chance d'être ton maître! / quand je t'ai annoncé que nous retournions au Nord / tu as remué la queue et dansé de joie / et fait la ronde autour des enfants. / Tu dis merci du museau / puisque le Ciel te refuse la parole / J'ai envie de te confier une lettre à porter. "  Où se niche la science , et l'intelligence artificielle dans cet échange qui a survécu un millénaire?


Lu dans:
Evgeny Morozov. (1984- ) Pour tout résoudre, cliquez ici. FVP Editions. 2014. 350 pages.
David Edgerton. (1959 - )  Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l'histoire globale. Le Seuil. 2013. 320 pages
Su Dongpo 1037-1101, repris pas Claude Roy dans L'ami qui venait de l'An Mil. Gallimard. Coll. L'Un et l'Autre. 1994. 176 pages.

02 mai 2025

Le propre et le sale

"Qu’est-ce que la saleté ? N’est-ce qu’une question de point de vue ? La terre collée sous les semelles est indubitablement sale. Mais qu’en est-il de la même terre lorsqu’elle se trouve dans un pot de fleurs ? Comment expliquer cette métamorphose existentielle de la terre en fonction de l’endroit où elle se trouve ? Et qu’en est-il lorsqu’elle se trouve sur un chien ?" 
                                Hugo Rifkind

                                                                     


Dans un récent article du “The Times”, le chroniqueur Hugo Rifkind explore notre rapport à la saleté à travers le prisme de son compagnon à quatre pattes. Sur un chien heureux, la saleté est-elle toujours saleté ?  Un partage de douze années avec un Golden Retriever dont le principal bonheur consistait à se rouler dans les crottes de ses congénères fut la source de nombreux fou-rires familiaux. La propreté des uns n'est pas celle des autres, et aucune n'est vraiment risible. Lorsqu'on quitte une ferme à bétail, il n'y a rien de sot à se frotter les pieds en sortant avant de monter dans son auto, la saleté toute relative du lieu n'est qu'un autre mot pour le labeur. Chez mes patients musulmans, il est suggéré de me déchausser avant d'entrer dans la chambre du malade. La propreté touche ici au symbole: quand un être humain en fin de vie se voit confronté à l'essentiel, on laisse à l'extérieur la saleté du monde, ses conflits et ses médiocrités pour ne partager que ce qui compte vraiment. Se déchausser est une invite à la philosophie. 


Lu dans:
Hugo Rifkinf. The luxury of a muddy dog: the questions posed by four dirty paws. The Times. 28 février 2025.

30 avril 2025

De Dépaysement à Retrouvailles

 "La liste des mots parfaits est loin d'être close. Il s’agit de ces expressions intraduisibles en français, mais pour lesquels nous n’avons aucun mot. Cela nous aiderait pourtant de pouvoir les nommer précisément, notamment pour comprendre ce que ressent l’autre. Par exemple "komorebi" qui, en japonais, évoque ce qu'on ressent en admirant la lumière du soleil à travers les arbres."   
                                Lize Spit

                                       


Le contraire existe aussi, ces jolis mots français impossibles à traduire dans une langue étrangère et qui enjolivent notre vie. "Dépaysement" par exemples, cette sensation qui apparemment n’appartient qu’aux Français. Il s’agit de ce que l’on ressent lorsque l’on se trouve à l’étranger ou dans un environnement différent de nos habitudes. Il est généralement positif et évoque le fait de se changer les idées, d’y trouver un bien-être. Ou "Retrouvailles",  qui nous est habituel,  mais que d’autres langues aimeraient pouvoir utiliser sans disposer d'un équivalent. Il s’agit bien sûr d’avoir plaisir à retrouver des personnes que l’on n’a pas revues depuis longtemps. Je vous le souhaite. 


Lu dans:
Lize Spit. Twintig ‘perfecte woorden’ uit andere talen die niet in het Engels te vertalen zijn. De Morgen. 18.11.2023

29 avril 2025

Une relation toxique

 "Ma relation avec Internet ne m’apporte rien, mais je ne parviens pas à y mettre fin. Que serais-je sans lui ? Petit à petit, il m’a privée de mon autonomie, et j’ai mis des années à m’en rendre compte. Si je le quittais aujourd’hui, je me retrouverais isolée, sans liens avec le monde extérieur, sans amis, sans vie sociale, sans sujets de conversation ni d’intérêts communs avec autrui. Je me sens conditionnée, utilisée, contrôlée et rabaissée, mais je ne sais pas comment rompre. Je vis une relation toxique avec Internet."   
                            Maria Diaz

                                  



Sur le site espagnol “El Confidencial”, cette journaliste compare son rapport au web à une idylle qui s’est détériorée avec le temps, mais à laquelle elle ne parvient pas à mettre fin. Amusante réflexion, dans laquelle nous pouvons nous reconnaître. Que nous est-il donc arrivé ? Comment sommes-nous passés de l’idylle à la dépendance, et à une certaine désillusion? Mais ce n’est pas seulement notre faute, comme le souligne Marina Diaz. Internet aussi a changé au fil du temps, il "ne se conduit plus comme avant". Là où nous demandions des informations, il nous livre de la publicité, et quand nous posions des questions il nous propose des produits. Et comme le rapportent certaines études récentes, un contenu dont la qualité baisse en raison des référencements payants des algorithmes de recherche. De toute évidence, ses priorités ont changé et nous n’en faisons plus partie.


Lu dans:
Maria Diaz. Je vis une relation toxique avec Internet. El Condidencial. 4.8.2024
46th European Conference on Information Retrieval (ECIR). Glasgow 24-28 mars 2024


28 avril 2025

Performer

 "La seule certitude dans le monde d’aujourd’hui, c’est l’incertitude"   
                        Olivier Hamant.

                                


Arrêtez ce monde, je veux descendre. Performer et optimiser sont les maîtres-mots. Olivier Hamant, biologiste spécialiste des systèmes vivants, suggère de délaisser la performance pour la robustesse. Choix stratégique qui ne s'apparente à un renoncement, privilégiant la résistance aux chocs à venir. Tout un programme.


Lu dans:
Olivier Hamant. Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant. Collection Tracts N° 50. Gallimard. 2023.
Halte à la performance. En question. Trimestriel du centre Avec. Printemps 2025. 

24 avril 2025

La pièce manquante

 “Pourquoi diable m’as-tu acheté un puzzle ?”
                Hardy à son ami Laurel dans le court métrage Les Deux Flemmards (1933).

    



Havre de calme dans le tourbillon de l’existence, qu'est-ce qui rend le puzzle aussi populaire? Le fabricant Wentworth en a fait sa pub, égrenant la longue liste des passionnés parmi lesquels le guitariste des Rolling Stones, Ron Wood et Bill Gates.  Qu'il compte 500, 1 000, voire 2 000 pièces, le principe est immuable: créer de l'ordre à partir du chaos en commençant soit par reconstituer les bords, soit en appariant les pièces par couleur, ou en assemblant préférentiellement les visages, les arbres, les nuages. Personne n'impose rien, la méthode d'assemblage des pièces fait la part belle aux choix de chacun et échappe à toute règle. Une fois le puzzle reconstitué arrive inéluctablement le moment de le défaire. Mais entre-temps, quelque chose a changé, à chaque paysage se termine un nouveau voyage. A moins que, comme Hardy dans la finale des Deux flemmards, on n'arrive pas à sa fin car une pièce manque: le visage d'une belle femme, avec un morceau de coiffe de plumes. Surprise de son importance soudaine, retrouvée par miracle sous un meuble, elle contemple le chaos et l'agitation que sa disparition a provoqués, l’heure est venue d’y mettre de l’ordre en retrouvant la place qui lui est due. Insignifiante seule, la pièce manquante ne  prend son sens que dans l’ensemble, comme l'être humain dans sa quête éternelle de cohérence. Le puzzle "presque complet" a sa beauté, car c’est là qu'il nous ressemble, cet héros inachevé cherchant en l’autre la pièce qui le complétera tout en ne lui appartenant pas.


Lu dans:
Hester van Gent. Het is een illusie dat alles op zijn plaats valt, behalve bij een puzzel. De Morgen. 17 juin 2024.

Le monde d'hier

 "Nous, ces gamins imberbes et en pleine croissance, qui passions nos journées sur les bancs de l’école, nous formions réellement le public idéal qu’un jeune poète puisse rêver, un public curieux, compréhensif et prompt à s’enthousiasmer. Car notre ferveur était sans bornes ; durant nos heures de classe, sur le chemin de l’école, au café, au théâtre, au cours de nos promenades, nous n’avons rien fait durant des années que discuter de livres, de tableaux, de musique et de philosophie. "

                    Stefan Zweig



Disparu en 1942, Zweig intitulait son autobiographie "Le Monde d'hier". Comment réécrire ce titre aujourd'hui?


Je vous souhaite une bonne semaine.
CV


Lu dans:
Stefan Zweig, Le monde d'hier, souvenir d'un européen. Die Welt von Gestern. Trad. de l'allemand (Autriche) par Dominique Tassel. Gallimard. Folio-Essais n° 616. 592 pages.

23 avril 2025

Les mots parfaits

 

"C'est une langue belle à qui sait la défendre
qui offre des trésors de richesses infinies
les mots qui nous manquaient
pour pouvoir nous comprendre. " 
                        Yves Duteil


Les Inuits possèdent le terme "iktsuarpok" pour désigner cette attente anxieuse avec laquelle on regarde par la fenêtre dans l’espoir de voir venir la personne que l’on attend. Dans les îles Trobriand, en Nouvelle-Guinée, existe le mot "mokita", pour qualifier un fait douloureux, ou une vilaine maladie, que tout le monde connaît mais dont personne ne parle. Les Allemands connaissent la "Torschlusspanik", le sentiment que nos possibilités se réduisent à mesure que nous prenons de l’âge. D'aucuns s'amusent en offrant dans un petit coffret un choix de ces "mots parfaits" tirés d’autres langues et impossibles à traduire, dont on se lit les définitions à haute voix, les uns aux autres autour d'une table. La boîte rangée, on peut traquer toutes ces situations ou sentiments sur lesquels ne peut coller aucune étiquette: le plaisant réflexe de se servir un dernier verre de vin pour ne pas le laisser dans la bouteille, le très bref moment de lâcher-prise entre éveil et rêve avant de tomber dans les bras de Morphée, ou encore cette coutume de prendre congé d'un être cher en continuant à le saluer jusqu’à ce qu’il disparaisse de notre vue. La liste des mots parfaits est loin d'être close.


Lu dans:
Yves Duteil.  La langue de chez nous. Les éditions de l'écritoire. 1985.
Lize Spit. Twintig ‘perfecte woorden’ uit andere talen die niet in het Engels te vertalen zijn. De Morgen. 18.11.2023

19 avril 2025

Les écureuils de Pâques

 "Et si, à Pâques, nous étions tous un peu écureuils ?"


Et si la chasse aux œufs de Pâques n’était pas qu’un jeu d’enfant, mais l’écho lointain d’un instinct ancestral ? Les adultes cachent, les enfants fouillent, comme les écureuils qui, à l’automne, enterrent noisettes et glands pour les retrouver plus tard. Le plaisir de “retrouver ce qui a été caché” est un plaisir archaïque lié à la quête, à la récompense, à la mémoire de l’espace, avec un zeste de philosophie: le bonheur de célébrer ce qu'on croyait perdu. Amusant : des chercheurs de l’université de l’Ohio ont mené une expérience fascinante sur les écureuils gris pour mieux comprendre leur comportement de cache. Ils ont découvert que ces petits animaux ne sont pas seulement organisés, mais aussi hautement stratégiques… et un peu paranoïaques. Lorsqu’un écureuil sent qu’il est observé par un congénère pendant qu’il enterre une noisette, il simule l’action de cacher sans vraiment le faire : il fait semblant de creuser, de déposer la noisette, puis de reboucher le trou... tout en gardant la noisette dans sa bouche pour aller la cacher ailleurs, à l’abri des regards. Ce comportement s’appelle le "deceptive caching" (caching trompeur), et il prouve que les écureuils ont une certaine capacité cognitive à évaluer l’intention d’autrui, ce qu’on considère comme un signe d’intelligence sociale avancée chez les animaux. Demain, observez vos petits-enfants, certains développent peut-être déjà le caching trompeur qui fera d'eux de redoutables chefs d'entreprise.Et si, à Pâques, nous étions tous un peu écureuils ? 


Lu dans:
Mikel M. Delgado and Lucia F. Jacobs. Caching for where and what: evidence for a mnemonic strategy in a scatter-hoarder. Published:13 September 2017 Lire l'article https://doi.org/10.1098/rsos.170958

18 avril 2025

Pâques à Gaza

 "Lorsque Mahmoud a réalisé que ses bras étaient amputés, la première phrase qu’il a dite [à sa mère] a été : Comment vais-je pouvoir te serrer dans mes bras? "


La photo bouleversante d’un garçon palestinien de neuf ans, qui a perdu ses deux bras en fuyant une attaque israélienne à Gaza, a remporté jeudi le premier prix du World Press Photo 2025. L’image, capturée par la photographe palestinienne Samar Abu Elouf pour le New York Times, est un portrait du jeune Mahmoud Ajjour, évacué à Doha après qu’une explosion lui a arraché un bras et mutilé l’autre l’année dernière.  « L’une des choses les plus difficiles que la mère de Mahmoud m’ait expliquées, c’est que lorsque Mahmoud a réalisé que ses bras étaient amputés, la première phrase qu’il lui a dite a été : Comment vais-je pouvoir te serrer dans mes bras », a déclaré la photographe. Photo silencieuse, éloquente, qui raconte l’histoire d’un garçon, d’une guerre et de la souffrance humaine. En ce qui me concerne, elle se substituera avec pertinence en ce jour de vendredi saint à la représentation du Christ en croix, symbole absolu de l'échec d'une vie. Mais dans le récit de la Passion lu au collège de notre enfance, y succédaient les carillons de Pâques et l'espérance d'une résurrection. Cela nous construisait une vision positive de l'avenir. Mais à Gaza?




Lu dans:
Abu Elouf est la première photographe palestinienne à remporter le World Press Photo. Le Soir 18 avril 2025 avec AFP


17 avril 2025

A ne pas ouvrir

 "Imaginez le patron d’une petite PME de province, qui fabrique et vend des étiquettes. L’homme meurt et laisse l’entreprise en héritage à son fils unique… L’héritier, reprenant les affaires, tombe dans l’arrière-boutique sur une boîte rectangulaire de taille moyenne, au sommet de laquelle se trouve une étiquette avec l’écriture de son père qui dit « À ne pas ouvrir »… Soit. Déférant aux dernières volontés de son paternel, le fils n’ouvre pas la boîte en question et reprend le cours de ses affaires. Seulement, évidemment, cette histoire le tourmente. Qu’y a-t-il dans cette boîte ? Quels aveux contient-elle ? Quelles réponses ? Quel mystère ? Quel secret le père a-t-il voulu emporter dans sa tombe ? « À ne pas ouvrir »… Vous imaginez ? Au bout de quelques mois, le fils en perd le sommeil. Chaque nuit est une guerre civile entre le désir de savoir et le respect qu’il doit au souvenir de son père. Puis un jour, il craque. Il retourne dans l’arrière-boutique et, d’un geste rageur, il ouvre la boîte. À l’intérieur se trouvent une centaine d’étiquettes avec écrit dessus : « À ne pas ouvrir ». Ce que l’imprimeur junior avait pris pour une injonction testamentaire n’était que le simple repère par lequel son père avait signalé l’enveloppe où se trouvait le stock d’une formule banale destinée à sa clientèle. La vérité est une boîte vide."
                Raphaël Enthoven

                                     

Ou comment philosopher en y prenant du plaisir.


Lu dans:
Raphaël Enthoven, Jiang Hong Chen (Illustrations). Imaginez. Evergreen. 2019. 96 pages


16 avril 2025

Poésie de la seconde

 "Vulnerant omnes ultima necat."
                        Sagesse des cadrans d'horloge

                     


"Auriez-vous une seconde à me consacrer? " Attention, une seconde ce peut être long face à un bavard. Définie avec précision dès la plus haute Antiquité, la "pars ultima secunda" correspondait à la 31 556 926e partie de la révolution de la Terre. Couché dans l'herbe regard dans les étoiles, cela fait rêver et reste compréhensible mais varie en longueur selon la saison, car la rotation terrestre et son orbite ne sont pas parfaitement régulières. Adieu le rêve, la seconde d'aujourd'hui repose sur des lois physiques universelles (mesure de la transition de l’atome de césium) sur une horloge atomique. La précision y gagne, la poésie en perd.


Lu dans:
Chacune fait sa plaie, et la dernière nous achève.

13 avril 2025

La vie pour de vrai

 

"Les années autrefois étaient plus immobiles
les frênes      les mésanges       l'herbe les étangs
étaient plus certains
tout était pour de vrai
Ce qui existe a l'air d'exister moins
d'être moins sûr de son droit
            ou bien est-ce moi?
                           Claude Roy


Qui ne rêve de retrouver le temps où "tout était pour de vrai", cette perception inouïe et fugace d'être au monde, de le respirer, de le sentir, de le humer et d'en enfouir le souvenir vivace comme un écureuil dissimule ses noisettes pour l'hiver? Le monde serait-il devenu moins réel, ou est-ce notre perception qui en a été progressivement altérée, estompant jusqu'au souvenir qu'on en conserve?  Un conte  zen compare la mémoire de l'homme sur-occupé à une théière pleine, qu'il s'obstine à vouloir remplir toujours davantage, et de plus en plus rapidement. Le thé s'écoule vite de nos jours, dans un brouhaha d'informations, de messages et de sollicitations permanent, en multitâches et sans repos, dont rien - ou si peu - ne surnage. La vie s'apprivoise lentement, nous apprenait-on: une ou deux lettres par jour auxquelles on répondrait le lendemain, si l'inspiration et la disponibilité d'esprit étaient bonnes, un journal pour découvrir l'essentiel des nouvelles, deux ou trois rencontres, une économie du temps et de l'activité dont on aurait honte aujourd'hui. Les années autrefois étaient plus immobiles, et on n'y reviendra sans doute guère, privilégiant l'excitation à la crainte permanente de s'ennuyer. Cela s'appelle "vivre intensément", mais est-ce vivre pour de vrai?


Lu dans:
Claude Roy. A la lisière du Temps. Gallimard. NRF. 1984. 204 pages. Extrait pp.40-41

12 avril 2025

Au Louvre-Lens

 

"Au nord, c'étaient les corons
La terre c'était le charbon
Le ciel c'était l'horizon
Les hommes des mineurs de fond.
Nos fenêtres donnaient sur des fenêtres semblables
Et la pluie mouillait mon cartable
Mais mon père en rentrant avait les yeux si bleus
Que je croyais voir le ciel bleu
J'apprenais mes leçons, la joue contre son bras
Je crois qu'il était fier de moi
Il était généreux comme ceux du pays
Et je lui dois ce que je suis. 
                            Pierre Bachelet. Les Corons


De toutes les régions de France, c'est le Nord que je préfère. Celui des Chtis, remontant du Sud vers Paris, et puis Amiens, et puis Lille, et puis Roubaix pour arriver à Lens, terre paumée aux yeux des riches, et si riche pourtant. Venant d'Anderlecht, j'ai l'impression de partir en vacances chez une tante, ou en weekend chez des amis. Depuis le décès du chanteur Pierre Bachelet en 2005, sa chanson emblématique Les Corons est chantée inlassablement par les supporters du club du Racing Club de Lens à la mi-temps de chaque match au Stade Bollaert-Delelis, devenant son deuxième hymne. Au loin, intégré dans le paysage laborieux des anciennes mines de charbon qui en ont façonné la ligne d'horizon, se devine le superbe musée du Louvre-Lens et sa Galerie du Temps, une magie. Entrée gratuite, public mêlé d'enfants, d'esthètes chics et de têtes grises, mais aussi de gens simples assoiffés de beauté et dont le silence attentionné interpelle. On se prend à rêver à une société où le Beau redeviendrait matière non-marchande. A quelques kilomètres, prévoir un arrêt roubaisien dans la superbe Villa Cavrois, maison rénovée au fil des ans par le budget public, patiemment, laborieusement comme le travail dans la mine, bling-bling ici n'est pas ta terre. 

Cette balade dans le Nord est illustrative. Pour qui veut survivre au chaos instauré par un président narcissique et sa cour de Néron, il nous faut quotidiennement user d'antidotes, ces substances capables d'empêcher un corps d'exercer ses effets toxiques en redécouvrant ce qui fait l'essence de la vraie vie. Celle des Chtis des Hauts-de-France, celle de ma commune si décriée où chaque jour apporte ses perles. Hier une patiente volontaire et affaiblie se fait un défi de venir à pied à la consultation, elle chute en rue, et se voit accompagnée par trois jeunes voilées qui la portent littéralement jusque chez moi, après l'avoir fournie en bouteilles d'eau minérale et de gâteries au Carrefour Express du coin. Suite à un moment d'inattention, ma moto se retrouve couchée dans un jardinet, trop lourde à soulever seul. Du bas de la rue accourt spontanément un robuste passant d'origine turque qui la relève comme on le ferait d'un vélo, ah la jeunesse! Des clés oubliées sur un cadenas ou sur la serrure extérieure d'une porte se voient rapportées dans les minutes qui suivent. Quoi qu'on tente de nous faire croire, la société n'est ni Trump ni MAGA mais composée d'un réseau de personnes pour qui le lien, la solidarité, l'entraide au quotidien ne sont pas de vains mots.  Il est bon de le redire parfois.


Lu dans:
Pierre Bachelet. Les Corons. Paroles de Jean-Pierre Lang. 1982. Polydor. Connaît un énorme succès, restant n°1 des ventes pendant 4 semaines en juillet 1982, puis devenant disque de platine avec plus d'un million d'exemplaires vendus.

10 avril 2025

Parfum

 "Je m’apercevais qu’on ne pouvait pas décrire un parfum, en tout cas pas celui du mimosa. On ne peut pas dire que c’est une odeur citronnée, ni boisée, ni rien, c’est unique comme peut l’être une joie, c’est irracontable."
                                Camille Laurens

                             


Indescriptible comme un parfum, ou une joie. Que dire alors de la difficulté de décrire un être.


Lu dans:
Camille Laurens. Ta promesse. Gallimard. 2025. 344 pages

09 avril 2025

Donner le goût de la mer

 "Je t'ai donc bâtie comme un navire. Je t'ai clouée, gréée, puis lâchée dans le temps qui n'est plus qu'un vent favorable. Créer le navire ce n'est point tisser les toiles, forger les clous, lire les astres, mais bien donner le goût de la mer."
                    Antoine de Saint-Exupéry

                             

 
Donner le goût de la mer, une autre époque? Pas sûr, surtout par temps d'incertitude. Citadelle, oeuvre posthume publiée en 1948, rassemble les méditations de toute une vie.  Saint-Exupéry l'imaginait à la façon de ces promenades dans une campagne étrangère "où peu à peu , tandis que mon cheval boitait dans les ornières, ou tirait les rênes pour brouter l'herbe rase le long des murs, me vint le souvenir de mon chemin de vie dans ses inflexions subtiles, ses respects, ses loisirs et son temps perdu." On y croise sans ordre apparent tous ceux qui l'empruntèrent avec nous, secoués par leurs carrioles ou balancés par leurs ânes lents, et sans le savoir nous imprégnaient à jamais. Tous furent nos passeurs de fleuve, nous prenant sur leurs épaules ou celles de leur âne lorsque le courant nous paraissait insurmontable.

Lu dans:
Antoine de Saint-Exupéry. Citadelle (œuvre posthume). Gallimard 1948. Coll. Folio, 2000. Chapitre LXXV,

07 avril 2025

Guerre hybride

 

"La contagion de la guerre est irréversible
rien ne l’arrête et rien ne lui échappe.
Seule lueur dans cette obscurité
l’apparition de temps en temps de Justes. "
                        Laurent Larcher.

                   

Une définition du terme "guerre hybride"?   Ne cherchez plus, on est dedans. Une définition du terme "Justes"? Elle vous appartient.



Lu dans: 
Laurent Larcher. La Fureur et l’Extase. Bayard. 2025. 288 pages.

03 avril 2025

Il y a tabac et tabac

 "Dès qu’on était dehors, la pipe prenait un autre goût : le goût des venelles et des chemins, le goût des feuilles mortes, des humus et des fumiers naturels qui chauffaient les grandes racines de la forêt ; le goût des branches nues, luisantes, sur lesquelles les uns après les autres étaient morts les oiseaux grelottants et qui maintenant essayaient de chanter seules, sans oiseaux et sans feuilles, la chanson des branches nues dans le vent d’hiver. Ces branches avaient un goût puissant et animal, un peu chaud. D’autres goûts magnifiques venaient autour de la pipe, traversaient le tabac, se mêlaient à la fumée, se fondaient sur la langue. Des goûts pleins des images les mieux aimées des hommes."
                                        Jean Giono

                            


À partir du 1er avril 2025, les produits du tabac et du vapotage ne pourront plus être exposés dans les points de vente en Belgique, conformément à un amendement à la loi de protection de la santé des consommateurs du 24 janvier 1977. Sans mettre en question le bien-fondé de cette nouvelle législation, on peut s'interroger: parle-t-on du même tabac, et des mêmes consommateurs, et à la même époque? 



Lu dans:
Jean Giono. Que ma joie demeure. Grasset. 1949

02 avril 2025

Une retraite active écourtée

 Belgian veterans are back


"Rien n'est aussi trompeur qu'une vérité plausible ."

... surtout un premier avril .

 

Lu dans:
The New York Times. mercredi 2 avril

31 mars 2025

Une retraite active

La Belgique mise à l'honneur en page Une du The New York Times

 


La Belgique joue à nouveau dans la cour des grands. Au décours de la rencontre des 30 pays européens et de l'OTAN destinée à clarifier leurs engagements de l'envoi possible de militaires européens en Ukraine, Bart De Wever avait confirmé que la Belgique est prête à y participer. Sous quelle bannière, sous quelle forme, la question était restée en suspens, le premier souci demeurant le fragile équilibre budgétaire du pays et une opinion publique à convaincre. Après concertation avec les ministres Theo Francken (Défense) et Frank Vandenbroucke (Affaires sociales et Santé publique) une proposition originale a été retenue. Plutôt que de mobiliser un contingent de militaires et leur matériel, solution onéreuse, la Belgique enverra un peloton de médecins réservistes, tous arrivés à l'age de la retraite, à qui il sera proposé de prolonger leur carrière d'un an sur base volontaire, avec versement de leur pension et une prime d'éloignement . Ils seront accompagnés de 2 équipages d'engins blindés pour leur protection. Privilégiant la compétence, la mobilité et la créativité sur le terrain, ce contingent n'emporterait qu'un équipement d'intervention léger destiné aux premiers soins des victimes collatérales éventuelles, dans une mission d'interface entre le terrain et l'hospitalisation dans un centre hospitalier. Appel est lancé aux médecins remplissant les conditions ( cliquer ici  ) .


Lu dans: 
The New York Times. mardi 1er avril 2025. 

Dire aux gens que j'aime

"J'aurais pu traîner le long de mes rêves

J'aurais pu, l'air de rien
Attendre ici que la journée s'achève
Sortir le chien, si j'en avais un
J'aurais pu m'inventer des inventaires
Faire et refaire le point
Mais ce matin j'ai bien plus cher à faire

Ce matin, j'irai dire aux gens que j'aime
Juste merci d'être ceux qu'ils sont
Qu'ils changent mes heures amères en poèmes
Et tous ces mots que nous taisons
Ce matin, j'irai dire aux gens que j'aime
Comme ils comptent pour moi chaque instant
(..)
Et tant qu'on est là bien vivant
Tout se dire tant qu'il est temps
                    Patrick Fiori


Lu dans: 
Les gens qu'on aime. Patrick Fiori. Paroliers : Jean-Jacques Goldman / Luc Leroy / Yann Mace

29 mars 2025

Ode aux invisibles

 "L’histoire est une fable au service des puissants dont elle entretient indéfiniment la mémoire, négligeant le sort de l’immense majorité des humains. Ils ont fait l’histoire mais l’histoire les ignore."                                     Christian de Brie



Une ode aux invisibles.  Ce sont eux qui ont bâti châteaux et places fortes, temples et mausolées, cathédrales, basiliques, mosquées, pagodes, et non ceux qui les ont accaparés. Louis XIV n’a pas construit Versailles, pas plus que Pierre Ier le Grand, Saint-Pétersbourg, ou l’empereur moghol Shâh Jahân, le Taj Mahal. Les uns et les autres auraient été bien incapables de bâtir le moindre muret de pierre sans qu’il s’écroule. Les bâtisseurs de cathédrales ne signaient pas les pierres qu'ils assemblaient, et cet anonymat leur va bien. 

 

Lu dans: 
Christian de Brie. La condition inhumaine. Le Monde diplomatique. Mars 2025. 

28 mars 2025

Quand les grands jouent à la guerre

 "La Presse du jour. Boeing remporte le marché du futur avion de combat américain, baptisé F-47 "en référence au 47ᵉ président des États-Unis". Flagornerie appréciée par l'intéressé qui évoque un "beau numéro, un avion indétectable que les ennemis de l’Amérique ne verront jamais venir, (…) n'ayant pas le temps de réaliser ce qu'il leur arrive." (Le Monde)   /   Mark Rutte, grand-chef de l'OTAN, lance un avertissement sans précédent: "Notre réaction sera dévastatrice en cas d'attaque". (Le Soir)     /    Hadja Lahbib,  présente le kit de survie de la Commission européenne permettant de survivre 72 heures en autonomie: conserves, nourriture lyophilisée, eau, une radio, une lampe torche, un briquet, des allumettes, papiers d'identité et... du cash. (La Libre)


Rajeunissant exercice. Casoar, Grizzli et Antilope présentent aux scouts (ancienne méthode) l'opération survie, clou du camp, au moyen d'images saisissantes destinées à éprouver le courage des petits derniers fraîchement arrivés à la Troupe. Mais c'est le Jeu des Trois erreurs: 1. Les Scouts ont sérieusement rajeuni leur logiciel pédagogique, préférant la créativité aux mises en scène guerrières, 2. De ce temps-là on respectait les règles durant les activités, 3. Les missiles étaient des pétards, ce qui fait une différence. Reste la question qui tue: faut-il vraiment un kit de survie si on ne souhaite pas survivre dans ce monde-là, rues et maisons détruites comme à Gaza ou dans le Donbass, les proches tués dans les décombres, la peur au ventre en permanence et surtout l'effondrement de toutes les valeurs qui fondèrent notre vie: la non-violence, le respect de l'autre et de la parole donnée, la justice sociale, l'apprentissage aux enfants de la bienveillance? 


Lu dans: 
Arnaud Leparmentier. Boeing remporte le marché du futur avion de combat américain F-47. Le Monde 25 mars 2025
Mark Rutte.  Notre réaction sera dévastatrice » : l’avertissement du chef de l’Otan en cas d’attaque. Le Soir. 26 mars 2025
Olivier Le Bussy. Pour Hadja Lahbib, les Européens "doivent être prêts à faire face à tout, y compris à l'inattendu". Et pouvoir survivre 72 heures en autonomie. LLB 26 mars 2025

27 mars 2025

Bonheur

"Tout nous échappe sans cesse, même les êtres qu'on aime. Mais reste la certitude que certains moments on été ce qu'on appelle le bonheur. "
                        Laurence Tardieu


Elle a les doigts aussi noueux qu'un cep de vigne, mais égrène avec bonheur une étude de Czerny sur laquelle elle fit ses premières armes. Une vie s'est écoulée depuis, mais l'émotion reste intacte.


Lu dans: 
Laurence Tardieu. Rêve d'amour. Le Livre de poche. 2009

26 mars 2025

Car tu es lumière

"Tu es étincelle et tu retourneras en lumière. Tu poursuivras ton chemin émerveillé dans ce jaillissement sans fin d’où irradient tous ceux que nous aimons."      Bernard Tirtiaux

                                                        

Un rayon de soleil qui traverse un vitrail, et notre terre devient le ciel. Bibliques ou contemporains, les vitraux racontent la longue Histoire des hommes, leurs espoirs, misères et questions sans réponses, Ils réchauffent d'un éclairage changeant les saisons de l'année et jouent de la palette des coloris de l'aube au crépuscule. Ils racontent le savoir-faire des verriers, ce travail du verre et du plomb d'où sourd mystérieusement une aventure spirituelle. Comme le soleil réchauffe les corps, se calfeutrer dans la lumière des vitraux nous transporte hors du temps. Le vitrail a ce pouvoir de traduire l'ancienne prophétie "tu es poussière et tu retourneras en poussière" en  sa variante lumineuse mais tout aussi crédible "Tu es étincelle et tu retourneras en lumière". Il existe un mot hébreu pour qualifier cette métamorphose: אָבָק , AVAK ou la danse des particules lumineuses en suspension dans un rayon de lumière. Soulevées par le vent, elles nous emportent vers le large. Le vitrail nous invite à être passeurs de lumière.


Lu dans:
Bernard Tirtiaux. Belgiques: Réminiscences. La rosace de Martinrou. Ker Editions. 2023. 112 pages. Extrait p.54

25 mars 2025

Sagesse des murs

 "J ' E X I S T E ! "   
                Sagesse des tags

                          


Coincée entre une dizaine de tags, une inscription m'interpelle: "J ' E X I S T E ! "  Dérisoires et triomphants à la fois. deux mots au pochoir sur un mur qui suinte l’abandon. Dans cette friche de ma commune où le temps s’effiloche entre errance et ennui, faut-il y voir un éclat d’insolence ou un murmure fataliste habité par le besoin tragique de laisser une empreinte, fût-elle aussi fugace qu’un graffiti promis à l’effacement. Entre deux visites à domicile, sans autre urgence que celle de rêver, il me plaît d'imaginer le jeune William (avant qu'il  devienne Shakespeare), une bombe à la main rédigeant l'esquisse de ce qui deviendra "To be or not, to be that's the question". Être ou ne pas être, c'est être le problème. Cioran y aurait peut-être ajouté par dérision ou lassitude  "J'existe - encore", ou l'aurait biffé par un "Trop tard !" dans un accès de lucidité cruelle. On tague sur les murs parce qu'on ne sait plus crier des mots qui donnent l’illusion d’une importance. Mais l’univers s’en moque.


24 mars 2025

Nos rêves captifs

 "On n'achète pas une barre chocolatée Hershey pour quelques grammes de cacao.  On l'achète pour retrouver le sentiment d'être aimé, comme cette fois où votre père vous avait offert une barre de chocolat pour vous remercier d'avoir tondu la pelouse'.»   
                            Don Draper

                        
                                       

Tout publicitaire vous le dira: on ne vend pas seulement une savoureuse friandise, aussi succulente soit-elle, mais on recrée un plaisir et des sentiments. il faut être suffisamment créatif pour que la simple vue de l'emballage fasse revivre des moments chaleureux de notre enfance, comme lorsque notre père nous offrait une barre en récompense.  Modeste transaction qui en échange de quelques pièces vous procurait et le plaisir des papilles et le rêve.  Dans Les nouveaux serfs de l'économie (2024), l'économiste Yanis Varoufakis débusque comment les chocolats sont devenus des smartphones, que les géants de la technologie tels que Google, Amazon, Facebook et Apple rendent attrayants et indispensables, contrôlant et créant subtilement nos données et nos besoins. Varoufakis explique comment ces plateformes prélèvent des commissions sur les transactions et le travail, sans créer de réelle plus-value, une sorte de capitalisme sans produit. Même pas le petit plaisir et le rêve suscités par la tablette chocolatée !


Lu dans: 

  • Don Draper, un publicitaire chevronné de la série "Mad Men" (2007, décrivant les années 1950-1960)
  • La Barre chocolatée Hershey, mythique aux EU, créée depuis 1900. Appelée "La Grande Barre de chocolat américaine."
  • Yanis Varoufakis. Les nouveaux serfs de l'économie. Les Liens qui libèrent.. 2024. 350 pages. Extrait p.50

22 mars 2025

Sagesse d'Erri De Luca

"De la discrétion, donc. Comme le jeu du Mikado où il faut pouvoir retirer des bâtonnets enchevêtrés sans faire bouger les autres."       
                    Erri De Luca

                           



Une discrétion qui se perd quelque peu aujourd’hui, quand tout nous conforte dans la nécessité "d'être quelqu’un" pour marquer son passage. Le Mikado, c’est une métaphore de l’attitude à avoir devant la vie, celle de se faire le plus discret possible, de sortir parmi les autres sans être aperçu. C’est un art très rare de n'être que passage, et finalement peu de chose dans la vie du monde.


Lu dans: 
Erri De Luca (Auteur), Danièle Valin (Traduction). Les règles du Mikado. Gallimard. 2024 . 160 pages

21 mars 2025

Le retour du printemps

"Au printemps
les cœurs sont repeints au vin blanc
tout Paris se change en pâturage
les guinguettes ont rouvert leurs volets
l'accordéon apprend des couplets
les oiseaux sont revenus de loin
le soleil a décrété que c'est tous les jours dimanche.
Le nouveau printemps."  

Le revoilà ! La nature se remet en marche, et nous de même. Nouveaux bourgeons, nouveaux projets, nouvelles habitudes et - pourquoi pas - nouveaux horizons.  Le printemps marque l'équinoxe, un moment d'équilibre entre le jour et la nuit, perche tendue pour une recherche d'équilibre dans nos vies, que ce soit entre le travail et le repos, entre nous et la nature et entre les différentes facettes de notre existence. Moment de renouveau, le printemps est une opportunité.


Lu dans: 
Paroles librement adaptées d'Aznavour, Brel et Bécaud. 

20 mars 2025

Vivre ou pas? Seul vivre compte

"Parle pas de toi comme ça mon grand. Il vaut mieux avoir de l’avenir que du passé, crois-moi… C’est pas ce qu’on t’a donné qui compte, c’est ce que tu vas prendre maintenant."
                        Samuel Benchetrit

                                 


A quoi sert le monde, quand "on a le cœur brisé / à prendre / battant la chamade sans personne pour l'entendre" ? Cette interrogation existentielle commence et clôt l'émouvant texte "Maman" de Samuel Benchetrit, une pièce douce sur l'amour filial mise actuellement en scène au théâtre Le Public avec autant de sensibilité que d'humour. Réflexion douce-amère sur le sens et la valeur de l'existence quand celle-ci démarre mal, s'enlisant dès la naissance, voire même avant: "Qu'est-ce qu'on a fait à ta mère avant que tu ne viennes au monde?" A la question Vivre ou pas? Samuel Benchetrit suggère que C'est vivre qui compte, opposant à l'alternative du néant le pari d'une vie librement assumée, l'essentiel n'étant pas tant de questionner l'existence, mais de la vivre pleinement. Bercé par les interrogations de quatre acteurs ne surjouant jamais mais d'autant plus convaincants, on ne peut s'empêcher d'évoquer le Sisyphe d'Albert Camus remontant inlassablement sa charge en y trouvant son bonheur. Et si le monde n'avait d'autre sens que celui que chacun de nous peut lui donner par sa propre action? Montée en 2021 à Paris avec Vanessa Paradis dans son premier rôle sur les planches, la pièce avait connu un succès retentissant, prolongé en tournée. C'est ce texte qui est repris et mis en scène par Patricia Ide et Magali Pinglaut sous les voûtes du Public pour notre grand plaisir.


Lu dans: 
Samuel Benchetrit. Maman. Grasset. 2021. 140 pages au Théâtre Le Public, jusqu'au 26 avril 25.
Aurore Vaucelle. Qu'est-ce qu'on a fait à ta mère avant que tu ne viennes au monde? La Libre Belgique. Culture. 12 mars 2025

19 mars 2025

Sagesse de Spinoza

 "Ne pas railler, ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre." 
                                    Spinoza

                         

C'aurait pu être une consultation assez banale lumbago / mal à la gorge / certificat, mais ce fut la cour des miracles, une après-midi erratique. Un homme bon réserve un repas dans un resto du quartier pour fêter sa femme, et précise "la petite table près de la porte". Un papa maghrébin projette un séjour dans sa maison natale de Tanger pour février, décommande par certificat médical le billet d'avion dix fois successivement et se décide à s'y rendre en septembre, suscitant la risée. Une jeune patiente hors-norme - un IMC (indice de masse corporelle) de 35 soit une obésité sévère - stade 2 ) prétexte un rhume pour un certificat inapproprié de dispense du cours de natation. Un patient chauffeur routier depuis vingt ans fait des apnées du sommeil mais refuse obstinément de les faire détecter à l'hôpital. On apprend la médecine en sept ans, on en met cinquante pour se débarrasser des réactions passionnelles immédiates – le rire moqueur, le mépris, la plainte ou la haine – qui nous enferment dans une perception biaisée du monde. Ces émotions primaires, bien qu’humaines, nous éloignent de la vérité et nous empêchent d’agir avec justesse.

Je mis des années pour comprendre que celui qui ne s'assied qu'à côté de la porte de son restaurant favori a souffert d'une rafle familiale alors qu'il n'avait que douze ans, et n'envisage aucune fête qui ne soit proche de la sortie. Que mon patient marocain collectionneur de certificats de reports de voyages développait une peur panique de déséquilibrer son diabète en vol loin de son médecin habituel. Que cette jeune naïade difforme estime qu'aucune règle ne force dans notre pays quelqu'un à se ridiculiser en public. Qu'un chauffeur de poids lourd préfère s'arrêter toutes les deux heures pour un roupillon que de se voir retirer au terme d'une nuit au labo du sommeil le permis et les primes de conduite qui y sont liées. Bref, ainsi se termine une consultation tissée de comportements aberrants orchestrée par un médecin complice pas trop fier de l'être: on aimerait tous être parfaits, les médecins aussi. Mais tout médecin soit-il, le doute persiste: si je portais ses sandales, quel marcheur ferais-je? Et les réponses perdent de leur évidence.