"Et puis la vie reprend son cours. Les jours se suivent. Mon fils et moi, dans la cuisine, nous coupons des oranges (..). Parfois, nous faisons tomber un verre. Parfois, une assiette. Parfois le verre ou l'assiette se brise en éclats tranchants qui créent, au sol, de nouveaux pays, de nouveaux continents. Nous les ramassons avec soin. Nous les ramassons tous. (..), rassemblons les morceaux de verre, les morceaux d'assiette. Nos puzzles à nous. Nous les remettons en place. Nous les recollons. À force de patience, à force de ferveur, nous remontons le temps, nous défaisons ce qui s'est fait. (..) À la fin nous avons... quoi ? Un verre qui fuit. Une assiette avec un trou dedans. Nous les gardons. Ils sont la preuve que ce qui a eu lieu a bien eu lieu. Ce n'est pas la destruction que nous archivons. Ce qui a eu lieu, c'est le soin, c'est l'attention. Ce qui a eu lieu, c'est le temps. Et c'est nous. Oui, nous les gardons, ces verres, ces assiettes, car ils sont l'archive matérielle de nous."
Jakuta Alikavazovic
Je le regarde s'éveiller. Si vieux, si pâle, avec déjà un peu de mort sur le visage. La médecine est une longue patience, qui reconstiue à longueur de jour les pièces d'un puzzle, un verre qui fuit, une assiette avec un trou au milieu. On ne rendra jamais sa jeunesse à ce vieux qui avance, courbé sur sa canne. Pourquoi donc le soigner avec autant d'attention, d'affection, de crainte de le perdre que celles que nous mettons à traiter un enfant dans la force de l'âge? Parce qu'il représene ce qu'est une vie, naissance, croissance, plénitude, descente et que toute vie mérite ce respect. Le soin qu'une société apporte à ses vieux est une promesse faite aux jeunes de ne pas craindre l'avenir.
Lu dans:
Jakuta Alikavazovic. Au grand jamais. Gallimard. NRF. 2025. 250 pages. Extrait pp 244-245
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