31 décembre 2014

L'an neuf


"Le givre s'est invité au festin de l'hiver. Il est froid et beau, alors on l'a gardé comme un de ces convives dont on ne sait s'il est bien fréquentable, mais qui nous fait rêver. Passée dans l'alambic du temps, la dernière goutte de l'année s'évanouira devant celle de l'an neuf. Sa flamme ravivera le foyer des visages. Le réel des douze mois écoulés aura dévoré un peu de l'existence de chacun et au jour de l'an, ce sera l'heure des voeux."
    Viviane Montagnon. L'an nouveau.

Dernière journée d'une année. Je lisais hier "qu'aucun homme n'a jamais pu construire un seul arbre", mais il peut en replanter. Nous ne referons pas le monde en 2015, mais on peut le transmettre un rien meilleur. Que nous souhaiter de mieux ? 

Je vous souhaite une bonne année 2015.

Lu dans :
Viviane Montagnon. Le panier de Lucette. L'an nouveau. Aréopage. 2014. 120 pages. Extrait p. 49.50

25 décembre 2014

Joyeux Noël


"La lingua dell'Europa è la traduzione."
        Umberto Eco

Gëzuar Krishtlindja, fröhliche Weihnachten, merry Christmas, sretan Božić, весела коледа, sretan Božić, glædelig jul, feliz Navidad, häid jõule, hyvää joulua, joyeux Noël, Nollaig shona, kala christougenna, boldog karácsonyt, gleðileg jól, buon Natale, priecīgus Ziemassvētkus, su Kalėdomis, schéi Chrëschtdeeg, среќен Божиќ, il-milied it-tajjeb, vrolijk Kerstfeest, god jul, Wesołych Świąt, feliz Natal, un Crăciun fericit, Срећан Божић, vesele vianoce, vesel božič, god jul, veselé Vánoce. 

Lu en:
albanais, allemand, anglais, bosniaque, bulgare, croate, danois, espagnol, estonien, finnois, français, gaélique d'irlande, grec, hongrois, islandais, italien, letton, lituanien, luxembourgeois, macédonien, maltais, néerlandais, norvégien, polonais, portugais, roumain, serbe, slovaque, slovène, suédois, tchèque. 

24 décembre 2014

L'émerveillement d'une veillée


"Scène vécue à Paris, le 24 décembre dernier, dans l'après-midi précédant le réveillon de Noël. C'était une journée de froid et de ciel bas où les flocons épars voletaient dans l'espace, une journée d'avant neige, mélancolique à souhait. Je m'étais longuement promené à pied le long des quais, puis dans les petites rues avoisinant la place Saint-Michel, jouissant comme chaque année à la même période de l'accalmie dans la course aux vanités, de la bonhomie cordiale qui règne alors sur la ville pendant quelques heures. (..) Je me sentis parfaitement à ma place dans ce décor et cette atmosphère intemporelle d'un Paris soudain rendu à sa vocation poétique et désuète de haute civilisation, je veux dire une grande ville pour un moment redevenue languissante et où il était encore loisible de prêter une attention vétilleuse aux petits riens superflus qui sont le sel de la vie."
           Denis Grozdanovitch

Les premiers flocons annoncés, et l'émerveillement des lumières dans les jardins et au fond des yeux, suscitent parfois des vocations d'écrire. Ce court conte vous donnera sans aucun doute des idées.

Je vous souhaite une bonne veillée de Noël
CV

Lu dans:
Denis Grozdanovitch. Petit éloge du temps comme il va. Gallimard 2014. Folio 5820. 132 pages. Extraits pp 128-130.

23 décembre 2014


 "Il est plus facile d'interdire l'entrée à un souvenir que de se libérer de lui, après qu'il a été enregistré."
    Primo Levi.

Débusquer les petits événements, lectures, rencontres, ces tout petits riens qui nous sont toxiques est un apprentissage. La phrase de Levi m'était apparue comme absurde en première lecture, et pourtant...

Lu dans:
Myriam Anissimov. Primo Levi ou la tragédie d'un optimiste. JC Lattès. 1996.696 pages. Extrait p 555

21 décembre 2014

Si je ne suis...


"Si je ne suis pas pour moi , qui le sera
Si je ne suis que pour moi, qui suis-je?
Et si ce n'est maintenant, quand? "
    Rabbi Hillel Hazaken. Aleph. Verset 14.  

Guérison bien ordonnée commence par un sursaut: reprendre les clés de sa vie, de son agenda, de ses pensées, de ses envies trop souvent déléguées. Et en même temps, paradoxe, par une mise en route vers l'autre: centré sur soi-même, le regard louche. La durée limitée de nos existences y ajoute un facteur: l'urgence. 

Lu dans:
Myriam Anissimov. Primo Levi ou la tragédie d'un optimiste. JC Lattès. 1996.696 pages. Extrait p 522.

20 décembre 2014

Le cordonnier de nos âmes


"Vous me regardez et vous ne voyez en moi que les traits du vieil homme que je suis, mais, à l'intérieur, je suis empli d'une grande beauté: je suis assis au sommet d'une montage et je regarde vers le futur."
        Oren Lions. Sagesse amérindienne.

Rassasié d'années, l'abbé Joseph Kennes est mort cette nuit. Sa vie durant, il fut ce cordonnier de nos âmes "sans rien d'particulier / dans un village dont le nom m'a échappé / qui faisait des souliers si jolis, si légers / que nos vies semblaient un peu moins lourdes à  porter."  Hors d'âge, il restait le plus jeune de nous tous, le regard étonné d'être encore là. Présent quand c'est possible aux funérailles de mes patients, je l'ai entendu de nombreuses fois - on a chacun nos phrases en boucle - prendre congé d'eux en leur soufflant "tu as bien oeuvré sur terre, repose-toi maintenant". C'est ce que tous ceux qui l'ont connu souhaitent lui dire aujourd'hui.


Lu dans:
Steve Wall et Harvey Arden. Wisdomkeepers.' Meetings with Native American Spirituai Eiders. 1990.  
Jean Jacques Goldman. Il changeait la vie.

19 décembre 2014

Compréhension du quotidien


"On voit le faible secours qu'apportent les idées générales à la compréhension des cas particuliers."
    Primo Levi

Il m'arrive de parcourir le journal avant d'entamer la consultation. Les analyses politiques et sociétales retiennent toute mon attention, et j'admire leur pertinence. La confrontation avec le quotidien vécu illustre bien la phrase de Primo Levi. 


Lu dans:
Myriam Anissimov. Primo Levi ou la tragédie d'un optimiste. JC Lattès. 1996.696 pages. Extrait p 342

17 décembre 2014

The sky's the limit


"Si les Égyptiens n'ont pas été capables de voler il y a cinq mille ans, c'est, me direz-vous, parce qu'ils n'avaient pas la technologie pour cela. En aucun cas. Les premiers planeurs furent construits avec de la toile tendue sur des baguettes de bois et il aurait été parfaitement possible d'en concevoir il y déjà des millénaires. Non, si l'homme n'a pas volé plus tôt, c'est en raison de l'idée que le ciel était réservé aux dieux et qu'il ne fallait pas les déranger. Il a fallu attendre la fin du XIXème siècle pour enfin nous affranchir de cette croyance. De la même façon, ce ne sont pas des Népalais ou des Tibétains qui ont été les premiers à gravir l'Everest, montagne sacrée entre toutes, qu'ils avaient pourtant devant les yeux depuis des siècles, mais des étrangers venus de l'autre bout du monde."
    B. Piccard

Et aujourd'hui, de quelles croyances faisons-nous nos frontières?


Lu dans :
Bertand Piccard. Changer d'altitude. 2014. Stock. 295 pages. Extrait pp.82-83

Quand le parler-vrai se faufile par la fenêtre


"Une amie me disait au téléphone:
j'aurai un quart d'heure
de retard, ne m'en veux pas,
je dois encore lécher le singe.
Elle voulait dire,
on l'aura compris: une seconde,
je dois encore sécher le linge."
    F. Dannemark

Si le lapsus est, comme le suggèrent les psychanalystes,  le « parler-vrai » de l’inconscient qui contourne le barrage de la conscience pour se faufiler au dehors, régalons-nous. Nous en produisons semble-t-il en moyenne un tous les 600 à 900 mots, c'est-à-dire à peu près une dizaine dans une heure de parole continue, ce qui laisse la porte grande ouverte à l'expression de ce que nos pensons vraiment. 


Lu dans:
Francis Dannemark. Une fraction d'éternité. Le Castor Astral. 2005. 100 pages. Extrait p.13

16 décembre 2014

Nul ne l'aurait cru


"Nous avons toujours eu beaucoup; nos enfants n'ont jamais pleuré la faim, notre peuple n'a jamais manqué de rien. Les rapides de Rock River nous fournissaient en abondance un excellent poisson, et la terre très fertile a toujours porté de bonnes récoltes de maïs, de haricots, de citrouilles et de courges. Ici était notre village depuis plus de cent ans pendant lesquels nous avons tenu la vallée du Mississippi sans qu'elle nous fût jamais disputée . Notre village était sain et nulle part, dans le pays, on ne pouvait trouver autant d'avantages ni de chasses meilleures que chez nous. Si un prophète  était venu à notre village en ce temps-là nous prédire ce qui devait advenir, et qui est advenu, personne dans le village ne l'aurait cru."
        Black Hawk (1767-1838), chef amérindien de la tribu Sauk et Foxdes

Amertume d'un discours de reddition. Faucon Noir sera exhibé avec d'autres chefs captifs dans une dizaine de grandes villes de la côte Est des Etats-Unis avant une longue captivité au Fort Monroe. A Détroit, la foule brûle et pend les effigies des prisonniers, ce qui lui fera écrire que "les hommes blancs savent pourquoi nous avons fait la guerre et ils devraient en avoir honte. Un Indien qui serait aussi mauvais que les blancs ne pourrait vivre parmi nous. Il serait mis à mort et dévoré par les loups.» 

Lu dans:
TC Mac Luhan, Edward S. Curtis. Pieds nus sur la terre sacrée. Denoël. 1971. 188 pages. Extrait page 11

14 décembre 2014

Un cheval flou


"Aujourd'hui la mémoire est beaucoup moins sûre d'elle-même, (..) la recherche du temps perdu se heurte à une masse d'oubli qui recouvre tout. "
                Patrick Modiano

Souvenir d'une promenade  à cheval avec papa, à 13 ans. Ce fut la seule. Nous fîmes une photo, floue. "Un" était une abondance. Actuellement on imprimerait tout un album, en pleine page. Le souvenir en serait-t-il plus net? 


12 décembre 2014

La voix humaine comme un paysage


«Chaque voix humaine est unique. Elle est notre visage sonore.
    Delphine Salkin

Youssef. Je ne l'ai entendu au téléphone depuis plusieurs années, il est de passage à Bruxelles et souhaite consulter. A sa surprise, je le nomme avant qu'il se soit annoncé, et lui demande comment cela se passe dans sa lointaine Algérie. Une vie de labeur défile en un instant, la mort de l'épouse, l'infarctus nocturne un soir de surcharge, l'ambulance et l'échelle des pompiers dans la petite rue proche du canal, la crise de nerfs de la locataire du premier au passage du lit au bout d'un filin devant sa propre fenêtre, la longue convalescence et le retour au pays lointain de ses origines. Le timbre d'une voix survit au silence et ne s'oublie guère. En quelques secondes, ce sont des images, des parfums, des sentiments et la bande sonore d'une vie qui ressurgissent, l'état de santé et le moral du moment, et par-dessus-tout l'énorme surprise de se savoir reconnu comme unique et important. La voix humaine est un paysage.

Lu dans :
Delphine Salkin. Intérieur Voix. Rideau de Bruxelles.
Delphine Salkin, la voix cassée. Catherine Makereel. Le Soir du 24 novembre 2014.
En 2001, alors qu’elle joue la déesse Athéna dans L’Orestie, Delphine Salkin sent soudain sa voix se briser sur le mot « loi ». Sur scène, personne ne remarque rien, et pourtant cette cassure la privera de sa voix pendant des années.

La rémanence des étoiles


"Lumière d'étoile morte
venue d'un présent trépassé
son aujourd'hui est l'hier
lumière-dépouille."
        Valerio Magrelli

On reste fasciné par la contemplation de ces étoiles au ciel, brillantes alors que certaines n'existent plus. Comment peut-on être et ne plus être? Comment ne pas devenir soi-même un astre mort, avec l'apparence du vivant alors que tout est déjà éteint à l'intérieur? Ou mieux, continuer d'éclairer alors qu'on a disparu? 

Lu dans:
Valerio Magrelli. Exergue de Didascalies pour la lecture dun journal. Les Poètes de la Méditerranée. Gallimard Poésie. 2010. 955 pages. Extrait p.739

11 décembre 2014

Sagesse de TS Eliot


"Où est la sagesse que nous avons perdue avec la connaissance?
Où est la connaissance que nous avons perdue avec l'inforrnation ?»
    TS. Eliot (1888-1965, poète dramaturge américain, Nobel de littérature 1948)

Saoulés d'informations et de débats politiques, en discernons-nous pour autant mieux les enjeux véritables? La même question - médicale - me taraude au soir de ma consultation. Il y a 20 ans, le patient retraité consultait pour renouveler ses lunettes car "ses verres faiblissaient". Aujourd'hui, il demande conseil car il a appris qu'il est atteint de DMLA (dégénerescence maculaire liée à l'âge), informé par Internet des diverses thérapies préconisées chez nous et à l'étranger et inquiet des bonnes adresses à consulter. En quelques années, la connaissance intime des pathologies qui nous accablent a sans aucun doute accru le degré de connaissances des patients et le pouvoir médical par la maîtrise des diverses techniques susceptibles d'en ralentir l'évolution. En a-t-elle pour autant amélioré le quotidien, diminué l'incertitude et calmé l'inquiétude? A une époque de l'existence où les semaines et les mois comptent, que d'heures médicalisées, que de temps d'attente de soins divers et parfois pénibles pour d'hypothétiques gains. Avec TS Eliot, où placer le curseur entre connaissance, information et sagesse? Il se fait tard: plein de ces doutes fondateurs, tentons de trouver le sommeil. 


Lu dans:
Valerio Magrelli. Exergue de Didascalies pour la lecture dun journal. Les Poètes de la Méditerranée. Gallimard Poésie. 2010. 955 pages. Extrait p.739

10 décembre 2014

Réchauffe-moi l'âme

« Ô David! c'en est fini pour moi des demeures. J'habite chez ceux dont le coeur est brisé.»
    Sohravardi (philosophe mystique perse, 1155-1191). La Langue des fourmis.


"Dans son bouge misérable de la rue Haute, la vieille Belleke raconte sa vie en quelques phrases. Une vie de misère qu'elle raconte avec fierté. C'était sa vie. Elle n'en avait pas d'autre. Personne ne l'obligerait à éprouver de la honte. Son café du matin, elle le chauffe à la bougie dans sa tasse en métal. Ce qu'elle fit devant la caméra avec un sourire, vêtue très correctement de vieux lainages. Le portrait qu'a fait R. en quelques minutes de Belleke en a fait une sainte au regard doux et perçant. Son regard ne me quitte pas."
André Dartevelle

Je me retrouve "chez moi" en lisant cette belle description de Belleke. Elle se place en filigrane de Molleke, qui elle possédait un bec à gaz mais l'utilisait les jours d'hiver pour se chauffer. Se chauffer est un des marqueurs essentiels de la pauvreté, évoquant tant de visages démunis habités pourtant d'une belle lumière.


Lu dans :
Chantal Dellicour transcrit André Dartevelle. A quelle fête? Cantare. 2014. 30 pages. Extrait p.19

09 décembre 2014

Averse ensoleillée


"Marchant à grands pas pressés, je dépasse les enfants du lycée Jacqmain se traînant mollement par petits groupes dans le parc Léopold quand soudain sans crier gare, une averse nous tombe dessus. Comme une ruche bourdonnante, c'est la pagaille parmi les écoliers qui courent en tous sens pour se réfugier sous les grands arbres. Quelques-uns, dégoulinants, célèbrent en dansant la fête du soleil et de l'eau. Je ris avec mes jeunes compagnons improvisés, emplie du bonheur de vivre ensemble quelque chose d'intense, de vivant. Cette joyeuse effervescence me ranime et efface tous mes soucis."
     Chantal Dellicour

On aime ces averses qui font des souvenirs, ces inattendus magiques parce qu'ils sont gratuits. Une fraction de seconde, on ne connaît plus ni son âge, ni la date, ni le lieu. On ne traîne plus ni souvenirs ni projet, on est dans l'instant avec soi-même et les autres, toute menace effacée. On a chacun son parc Léopold. 


Chantal Dellicour. A quelle fête? Cantare. 2014. 30 pages. Extrait p.7

07 décembre 2014

Rêverie à bord du Breitling Orbiter


"N'importe qui peut éprouver à un moment ou l'autre la stupeur d'être."
Roger Vailland

"Le paysage défile lentement devant mon bonheur, mais aussi au devant mes interrogations. Comment peut-il y avoir des destin aussi différents pour les habitants d'une même planète? (..) Je ressens cruellemerment la fragilité, la précarité de mon état. À quoi sert tout cela, tout ce que je vis, tout ce que je vois, tout ce que je sais ou que j'ignore? Que reste-t-il de mes connaissances scientifiques, de mes convictions philosophiques, de mes points d'exclamations pleins d'assurance, lorsque je me demande à quoi sert la vie, à quoi sert leur vie, à quoi sert ma vie? (..) Il y a comme une vibration nouvelle qui me parcourt devant cette interrogation sans réponse et qui me fait mystérieusement ressentir que je suis entièrement vivant. La question est maintenant totale, ma présence à moi-même également. La lumière a quelque peu changé; elle est plus précise, les couleurs sont plus vives, tout comme les sons qui me parviennent avec davantage de clarté. (..) Je suis porté par ce mystère qui s'ouvre non seulement sur le sens de la vie mais sur le fait même d'être en train d'exister. Depuis un instant, j'accepte de ne pas trouver de réponses, j'accepte d'être bercé par le doute, de laisser l'inconnu prendre possession de mon paysage intérieur, et je me sens mieux sans certitudes. Dans cet état, il est facile de suivre une trace dans le ciel en ignorant totalement où elle me conduira. Mais mon intellect ne peut s'empêcher de se remettre au travail pour me murmurer: « Voilà, voilà, tu as trouvé. La  spiritualité, ce n'est pas une idée abstraite, c'est la sensation pleine et complète de te sentir exister. Et le sens de la vie, c'est de t'ouvrir à ce miracle à travers l'acceptation du doute et de l'inconnu. Seul le mystère peut t'ouvrir à cette dimension de l'existence. Très vite, cette pensée se transforme en réponses, en nouvelles certitudes, et se met à dissiper l'expérience comme un voile fragile qu'une tempête déchire. J'assiste, impuissant, à la disparition de ma sensation d'exister pour revenir, malgré moi, dans l'univers du connu. Seuls demeurent alors le déjà lointain souvenir d'un moment de vie totale et l'intense désir de retrouver le merveilleux mystère d'une question sans réponse. »
        Bertrand Piccard. Carnet de bord.

Lu dans :
Bertand Piccard. Changer d'altitude. 2014. Stock. 295 pages. Extrait p.238-239

05 décembre 2014

Les juges intègres


"J'aime qu'un tableau ait l'air de s'être peint lui-même."
Emil Nolde

Citation anodine de l'histoire de Charlotte Salomon, par David Foenkinos. Elle annonce, plusieurs pages plus tard, la récompense qui aurait dû être attribuée à la jeune artiste juive par l'Académie des Beaux-Arts de Berlin pour une de ses œuvres, et qui sera remise - par substitution d'identité - à son amie Barbara, infiniment plus aryenne qu'elle. Celle-ci se l'appropriera sans vergogne, lauréate blonde tout sourire, acceptant un prix qui n'est pas le sien sans paraître gênée comme si elle croyait vraiment être la gagnante. Elle remercie ses parents et ses amis. "Elle devrait aussi remercier son pays", pense Charlotte, qu s'enfuit de l'Académie où elle ne reviendra jamais.
       

Lu dans:
David Foenkinos. Charlotte. Gallimard. NRF. 2014. 222 pages. Extrait p. 64

04 décembre 2014

Le besoin d'être aimé


"C'est quoi au juste,
prendre un peu de distance ?
(..) j'ai répondu
qu'il suffisait de regarder le spectacle du monde
avec soi-même dedans en tout petit,
et de penser sans passion
mais avec intérêt
aux fourmis faisant leur travail de fourmis,
et elle a hoché la tête.

Les moments sont rares où l'on sent vraiment
à quel point les gens ont besoin d'être aimés.
Ce besoin-là est si vaste,
on ne peut même pas l'imaginer."

Lu dans:
Francis Dannemark. Une fraction d'éternité. Le Castor Astral. 2005. 100 pages. Extrait p.17

03 décembre 2014


"Surveille ce que tu ne vois pas."
Proverbe Inuit


Sagesse de Sun Tzu


"Attendre les ordres en toute circonstance, c'est comme informer un supérieur que vous voulez éteindre le feu : avant que l'ordre ne vous parvienne, les cendres sont déjà froides ; pourtant il est dit dans le code que l'on doit en référer à l'inspecteur en ces matières ! Comme si, en bâtissant une maison sur le bord de la route, on prenait conseil de ceux qui passent ; le travail ne serait pas encore achevé."
     Sun Tzu. L'Art de la guerre.

Lu dans
Sun Tzu. L'Art de la guerre. Les Treize Articles. Article III. Des propositions de la victoire et de la défaite. Book sur. http://www.ebooksgratuits.com/

01 décembre 2014

L'hiver est là

"Le regretterait-on
même le son de la cloche
semble avoir changé:
après la rosée
c'est le givre
qui maintenant se dépose."
        佐藤 義清Satō Norikiyo, dit Le Moine Saigyo (1118-1190)

"Dans une manche
Ton petit bras
Et tout au bout
Tes petits doigts
Bonnet de laine
Echarpe de soie
L’hiver est là."
        Alice Guitton

Je vous souhaite une belle journée d'hiver naissant.


Lu dans:
Philippe Jaccottet. La seconde semaison. Carnets 1980-1994 NRF Gallimard. 1996. 233 pages. Extrait p.194
Alice Guitton. Ecrits de ma cabane. Ed.Pailles. 2011. 96 pages. Extrait p.45

30 novembre 2014

Une ombre devant soi


"Où qu'on aille
on s'emporte toujours avec soi."
    Rip Hopkins


(It doesn't matter where you go 
you always take yourself.)

Willkommen, bienvenue, welcome  au Cabaret


"Il y avait un cabaret, et il y avait un maître de cérémonie. Il y avait une ville appelée Berlin, dans un pays appelé l'Allemagne. C'était la fin du monde. "
            Cabaret. Willkommen (Reprise finale).

Dans un cabaret transgressif du Berlin des années trente, Fräulein Schneider et Herr Schultz fêtent leurs fiançailles,  Schultz lui chante que "toute personne est responsable de beauté, petite ou grande", confiant dans cette Allemagne dont il se croit encore citoyen malgré sa judéité. Un bruit de verre brisé de vitrine qu'on abat résonne comme un sinistre augure. Il la rasssure que ce ne sont que des enfants espiègles qui ont fait une bêtise. Dans la grande salle du Théâtre National, émerveillé par la magie de la comédie musicale qui fit les beaux jours de Broadway depuis sa création en 1966, je suis replongé sans l'avoir programmé le moins du monde dans ma lecture de Charlotte terminée la veille. L'art est un remue-méninges.


Vu dans:
Cabaret. Comédie musicale d’après la pièce de John Van Druten et l’histoire de Christopher Isherwood. Mise en scène Michel Kacenelenbogen. Par la compagnie Le Public au Théâtre National, boulevard E. Jacqmain 111, Bruxelles, 0800-944.44, www.theatrelepublic.be. Jusqu'au 7 décembre 2014.

28 novembre 2014

Une berceuse allemande de son enfance


"Les pessimistes ont fini à Hollywood, et les optimistes à Auschwitz.»
    Billy Wilder

"Certains de leurs amis vont quitter l'Allemagne.
On les incite à faire de même.
Paula pourrait chanter aux États-Unis.
Albert pourrait facilement y trouver du travail.
Non, dit-il.
C'est hors de question.
C'est ici, leur patrie.
C' est l'Allemagne.
Il faut être optimiste, se dire que la haine est périssable.
(..)
Brunner, en personne, vient leur parler.
Il prend sa voix la plus affable.
Si chacun y met du sien, tout se passera bien.
On parle d'un État juif qui vient d'être créé, en Pologne.
Nous allons vous donner des reçus pour votre argent.
Il vous sera restitué sur place.
La grande communauté de Cracovie veillera à votre installation.
Chacun trouvera un emploi conforme à ses goûts.
Qui y croit vraiment?
Tous, peut-être.
Il faut garder espoir.
(..)
Le temps passe lentement.
Étrangement, une lueur d'espoir apparaît ici ou là.
De très rares et courts moments.
Charlotte se dit qu'elle va retrouver sa famille.
(..)
Alexander dit que sa femme est enceinte.
Alors, on fait en sorte de lui laisser une petite place.
Pour qu'elle puisse s'asseoir, les genoux dans le visage.
Personne ne peut l'entendre, mais elle chante en elle.
Une berceuse allemande de son enfance.
Le train démarre enfin, offrant un filet d'air."

Charlotte Salomon, peintre, est morte quelques jours plus tard à Auschwitz en 1943 à vingt-six ans. Peu avant sa déportation, elle confiait les gouaches de « Leben? oder Theater? » à un médecin-ami avec ces mots : «Gardez-les bien, c’est toute ma vie.» Depuis 1975, c'est le musée juif d'Amsterdam qui détient cette œuvre d’art autobiographique et unique en son genre. Le beau roman de David Foenkinos, pris Renaudot et Goncourt des lycéens 2014 lui rend vie. Je le referme avec émotion. 


Lu dans:
David Foenkinos. Charlotte. Gallimard. NRF. 2014. 222 pages. Extraits pp 55, 205-207

1938, départ sans retour


"Le quai de gare ressemble à un rivage
Le décor idéal à l'ultime
Alfred approche sa bouche de l'oreille de Charlotte
Elle pense qu'il va dire: je t'aime
Mais non
Il murmure une phrase plus importante
Une phrase à laquelle elle pensera sans cesse:
Puisses-tu ne jamais oublier que je crois en toi."
    D Foenkinos
Départ sans retour pour la jeune Charlotte, écrin pour les messages transmis qui habitent une vie, et la transforment parfois aussi.

Lu dans:
David Foenkinos. Charlotte. Gallimard. NRF. 2014. 222 pages. Extrait p. 129

27 novembre 2014

Sagesse de Charlot


"Pendant que son équipe tournait La Ruée vers l’or en 1923, une discussion animée se déroulait dans le studio à propos du scénario. Et une mouche n’arrêtait pas de distraire l’attention des participants, si bien que Chaplin, furieux, demanda une tapette et essaya de la tuer. En vain. Au bout d’un moment, la mouche atterrit sur la table à côté de lui, à sa portée. Il prit la tapette pour l’écraser, puis s’arrêta brusquement et la reposa. Lorsque les autres lui demandèrent pourquoi, il les regarda et répondit : « Ce n’est pas la même mouche. "

Une enfance passée dans des établissements publics, une maison de correction d’abord puis une école pour les enfants indigents, l'a peut-être rendu sensible aux punitions collectives. Hannah, sa mère, à laquelle il était profondément attaché, était incapable de s’occuper de lui et passa une grande partie de sa vie enfermée dans un hôpital psychiatrique. Roscoe Arbuckle, un de ses collaborateurs favoris avait déclaré que son copain Charlie était un "génie comique complet, sans aucun doute le seul de notre temps dont on parlera dans un siècle". Le siècle a passé et les propos d'Arbuckle se sont révélés vrais, les films de Charlot gardant la permanence « d'un commentaire intime sur le XXIe siècle ». Comme le présumait le gamin de 10 ans, " les mots manquent pour désigner ou expliquer le cours quotidien des ennuis, des besoins non satisfaits et du désir frustré."  Le clown sait que la vie est cruelle. L’énergie des pitreries de Chaplin se répète et augmente à chaque fois. A chaque fois qu’il tombe, c’est un homme nouveau qui retombe sur ses pieds, nouveau et unique. Comme sa mouche? 


Lu dans :
John Berger. L’art de la chute. Le Monde diplomatique. Décembre 2014. Extrait page 22.

26 novembre 2014

Se hâter avec lenteur


"Elle se hâte, avec lenteur."
     La Fontaine. 

   "Brian et moi sommes en train de survoler le Mali à 8 000 m d'altitude. Un fax de nos météorologues arrive pour nous demander de rester à cette altitude afin de conserver une vitesse de 60 km/h. Pas besoin d'ordinateur pour calculer que parcourir 45 000 km à cette vitesse-là sans épuiser nos réserves de gaz est impossible. (..) Nous décidons alors de désobéir et de monter à la recherche d'un courant plus rapide. Nous le trouvons à 9 000 mètres: un petit jet-stream de 120 km/h. Assez fièrement, j'empoigne le téléphone satellite pour appeler notre centre de mission: - Eh, les gars, vous ne trouvez pas que nous sommes de bons pilotes, là-haut? Nous volons deux fois plus vite que ce que vous avez calculé! Je m'attends à des félicitations, mais la réponse est cinglante: - Nous ne t'avons jamais demandé de voler aussi vite. (..) Ouvre tout de suite ta soupape pour redescendre de 1 000 mètres et ralentir. Je commence par protester: - Il n'en est pas question. À 60 km/h, nous serons à court de gaz avant d'avoir bouclé le tour complet. Laissez-nous voler vite! - Tu n'as vraiment rien compris à notre stratégie? Tu as une zone de basse pression sur ta gauche, et tu dois avancer à la même vitesse qu'elle. Sinon, tu voleras très vite pendant vingt-quatre heures, mais que se passera-t-il ensuite? Tu la dépasseras et quand tu arriveras devant, au lieu de continuer vers l'est, tu t'enrouleras autour d'elle dans le sens inverse des aiguilles d'une montre et tu seras poussé vers le pôle Nord. Le météorologue marque une courte pause avant de me poser une question qui changera ma vie. C'est probablement la première fois que je comprends vraiment ce que signifient vision à long terme et développement durable. Non pas intellectuellement, mais dans mes tripes: - Toi, le soi-disant bon pilote, là-haut, que veux-tu vraiment? Voler très vite dans la mauvaise direction, ou lentement dans la bonne? 
Le problème ainsi posé, la réponse devient évidente. J'ouvre la soupape et nous perdons à la fois 1 000 mètres et 60 km/h. Cela nous permet de rester sur la trajectoire optimale et de retrouver sur le Pacifique un jet-stream qui nous fera passer la ligne d'arrivée à 230 km/h. Nous n'aurions jamais réussi sans y avoir été forcés par nos météorologues. Sans eux, nous serions allégrement partis à haute vitesse vers le pôle Nord. Il est tellement gratifiant d'aller vite!"
    B. Piccard. Changer d'altitude.

Lu dans :
Bertand Piccard. Changer d'altitude. 2014. Stock. 295 pages. Extrait p.280-281

25 novembre 2014

Sagesse de Rilke

«Lorsque les gens pieux disent: "Il est", et que les gens tristes disent: "Il fut", l'artiste dit dans un sourire: "Il sera".»
    Rainer Maria Rilke.  Journal florentin

Enfant, je me disais souvent qu'on cherchait Dieu où il n'était pas, dans le fracas de la tempête et du tonnerre alors que je l'imaginais plus dans le murmure d'un buisson. Les longues démonstrations sur son existence ne me convainquaient pas davantage que celles sur sa négation. Je souriais au récit de cet alpiniste accroché à son filin après une chute vertigineuse appelant "Y a quelqu'un?" et entendant une voix puissante lui répondre: "Lâche prise, fais confiance." Et lui de crier "Y aurait-il quelqu'un d'autre pour un second avis?" 60 ans ont passé et je me reconnais toujours dans ce sceptique heureux. Faute de connaître l'alpha de l'univers, j'aime rêver néanmoins à cette notion que Dieu est un concept en construction, non derrière mais devant, et que j'y participe. 

Lu dans:
Rilke, cité par Gabriel Ringlet. Effacement de Dieu. Albin Michel 2013. 297 pages. Extrait p. 270
Rainer Maria Rilke, Sur l'art, in Oeuvres en prose. Récits et essais. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 678.

23 novembre 2014


"Vouloir être de son temps, c'est déjà être dépassé."
     Ionesco

22 novembre 2014

Soins intensifs


"Peut-être n'est-il plus temps
de dire
ou de ne pas dire
de faire
ou de ne pas faire
Mais d'être."
    L. de Groot


Lu dans: 
Louisa de Groot. Le Parloir. Ed. Traces de vie. 2005. 100 pages. Extrait p.40.

Sagesse d'Irving Penn


« Tout n'est qu'une même chose. »
    Irving Penn

La phrase du célèbre photographe " de mode et de beauté" comme l'écrit joliment Wikipedia (1917-2009) est accrochée en exergue de l’exposition que le Palazzo Grassi lui consacre à Venise, exposant cent trente photographies, de la fin des années 1940 au milieu des années 1980. Malgré la diversité apparente des sujets, ces oeuvres témoignent toutes d’une même volonté de capturer l’essence des choses pour mieux saisir l’éphémère: petits métiers de Londres, de New York ou de Paris, fleurs, détritus en décomposition, portraits des grands de ce monde.  Veste immaculée, chaussures cirées, sourire ultra bright, le vendeur de train américain vit là son heure de gloire. Les femmes de ménage britanniques posent, pleines de fierté. Les bouchers français, plus méfiants, gardent la main sur leurs couteaux. Leur emploi est amené à évoluer ou à disparaître, et c'est ce qui intéresse le photographe. Il va d'ailleurs explorer cette thématique très contemporaine de la mutation, de l'éphémère durant toute son existence,  retirant les mêmes images chaque fois différentes, chaque fois renouvelées 30 fois sur 30 années comme s'il était en fait en permanence à la poursuite de la même photo. Comme chacun de nous dans nos diverses entreprises. 


Lu dans :
Jusqu'au 31 décembre, Palazzo Grassi, Venise (Italie) | www.palazzograssi.it
www.connaissancedesarts.com/photo/diaporama/irving-penn-quand-l-ephemere-devient-eternite-107204.php

20 novembre 2014


"L'autodérision est une bonne stratégie. Le bouffon de François ler avait dérapé et s'était retrouvé condamné à mort. Comme le roi l'avait beaucoup apprécié, il lui laissa choisir sa mise à mort. À quoi le bouffon répondit: - je demande à mourir de vieillesse, Sire. Il fut, bien sûr, gracié sur-le-champ."
    B. Piccard

Lu dans :
Bertand Piccard. Changer d'altitude. 2014. Stock. 295 pages. Extrait p. 76


« Les jeunes vont en bandes,
les adultes par couples
et les vieux tout seuls. »
    Proverbe suédois


19 novembre 2014

Sagesse militaire

« Si vous ne pouvez pas résoudre un problème, amplifiez-le. Il se passera alors quelque chose qui fera évoluer la situation. »
     D. Eisenhower


18 novembre 2014

Un jour léger

"N'aboie que si tu peux mordre."

Cet amusant proverbe arabe m'a habité la journée entière. En écho, l'enseignement de Matthieu Ricard "à quoi bon te tourmenter pour ce qui n'existe plus et pour ce qui n'existe pas encore?" Deux manières de dire la même chose et d'exorciser nos craintes de perdre le contrôle. On vit différemment des journées pareilles.


Lu dans :
Bertand Piccard. Changer d'altitude. 2014. Stock. 295 pages. Extrait p. 17

17 novembre 2014


"Le bout de la nuit, ce n’est pas le fond d’un tunnel bouché, c’est depuis le commencement du monde la naissance d’un nouveau jour."
    M. Lobet


Lu dans
Marcel Lobet. Icare Laboureur. Journal 1962-1986. ACADÉMIE ROYALE DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE FRANÇAISES DE BELGIQUE. 2007. 252 pages

14 novembre 2014

Sagesse de Julien Green


"Hier, le bonheur est entré tout à coup, comme jadis, et il s'est tenu un instant dans le grand salon silencieux et sombre. Nous étions debout devant une fenêtre et nous regardions la pluie qui tissait son voile dans le ciel obscurci ... J'ai senti que le bonheur était proche, humble comme un mendiant et magnifique comme un roi. Il est toujours là (mais nous n'en savons rien), frappant à la porte pour que nous lui ouvrions, et qu'il entre, et qu'il soupe avec nous. "
    J. Green

Je vous souhaite une belle journée, avec un bonheur  "humble comme un mendiant" derrière la porte et que vous pensiez à lui ouvrir.
CV

Lu dans:
Julien Green, Derniers beaux jours. Journal. 1935-1939. Fayard. 1940.

13 novembre 2014


"Rien n'irrite autant l'autorité qu'un silence qui la nie."
Sandor Maraï


10 novembre 2014

Mort en 18


"Les maisons renaîtront sous leurs toits rouges, les ruines redeviendront des villes et les tranchées des champs, les soldats victorieux et las rentreront chez eux. Mais vous ne rentrerez jamais."
        Roland Dorgelès. Les Croix de bois

"Non, c’est affreux, la musique ne devrait pas jouer ça… L’homme s’est effondré en tas, retenu au poteau, par ses poings liés. Le mouchoir, en bandeau, lui fait comme une couronne. Livide, l’aumônier dit une prière, les yeux fermés pour ne plus voir. Jamais, même aux pires heures, on n’a senti la Mort présente comme aujourd’hui. On la devine, on la flaire, comme un chien qui va hurler. C’est un soldat, ce tas bleu ? Il doit être encore chaud. Oh ! Être obligé de voir ça, et garder, pour toujours dans sa mémoire, son ci de bête, ce cri atroce où l’on sentait la peur, l’horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme qui brusquement voit la mort là, devant lui. La Mort : un petit pieu de bois et huit hommes blêmes, l’arme au pied. Ce long cri s’est enfoncé dans notre cœur à tous, comme un clou. Et soudain, dans ce râle affreux, qu’écoutait tout un régiment horrifiée, on a compris des mots, une supplication d’agonie : « Demandez pardon pour moi…Demandez pardon au colonel… » Il s’est jeté par terre, pour mourir moins vite, et on l’a traîné au poteau par les bras, inerte, hurlant. Jusqu’au bout il a crié. On entendait : « Mes petits enfants…Mon colonel… » Son sanglot déchirait ce silence d’ép ouvante et les soldats tremblants n’avaient plus qu’une idée : » Oh ! vite…vite…que ça finisse. Qu’on tire, qu’on ne l’entende plus !... » Le craquement tragique d’une salve. Un coup de feu, tout seul : le coup de grâce. C’était fini…
Il a fallu défiler devant son cadavre, après. La musique s’était mise à jouer Mourir pour la Patrie et les compagnies déboîtaient l’une après l’autre, le pas mou. Berthier serrait les dents, pour qu’on ne voie pas sa mâchoire trembler. Quand il a commandé : « En avant ! » Vieublé, qui pleurait, à grands coups de poitrine, comme un gosse, a quitté les rangs en jetant son fusil, puis il est tombé, pris d’une crise de nerfs.
En passant devant le poteau, on détournait la tête. Nous n’osions pas même nous regarder l’un l’autre, blafards, les yeux creux, comme si nous venions de faire un mauvais coup.
Voilà la porcherie où il a passé sa dernière nuit, si basse qu’il ne pouvait s’y tenir qu’à genoux. Il a dû entendre, sur la route, le pas cadencé des compagnies descendant à la prise d’armes. Aura-t-il compris ?
C’est dans la salle de bal du Café de la Poste qu’on l’a jugé hier soir. Il y avait encore les branches de sapin de notre dernier concert, les guirlandes tricolores en papier, et, sur l’estrade, la grande pancarte peinte par les musicos : « Ne pas s’en faire et laisser dire ».
Un petit caporal, nommé d’office, l’a défendu, gêné, piteux. Tout seul sur cette scène, les bras ballants, on aurait dit qu’il allait « en chanter une », et le commissaire du gouvernement a ri, derrière sa main gantée.
— Tu sais ce qu’il avait fait ?
— L’autre nuit, après l’attaque, on l’a désigné de patrouille. Comme il avait déjà marché la veille, il a refusé. Voilà…
— Tu le connaissais ?
— Oui, c’était un gars de Cotteville. Il avait deux gosses."
            R. Dorgelès. id.

La France avec environ 600 fusillés pour l'exemple (1914-18) se situe en seconde position derrière l’Italie, qui a exécuté 750 de ses soldats, et devant le Royaume-Uni avec 306 fusillés dont le plus jeune exécuté durant la guerre, âgé de dix-sept ans. L’Allemagne indique officiellement 48 fusillés et le Canada 25 fusillés. La Belgique, 22. Il y eut aussi de nombreuses exécutions dans l’armée russe. L’armée américaine fait état de seulement 11 exécutions et essentiellement pour des viols et des meurtres ; ce petit nombre s’expliquerait par le meilleur encadrement médical des soldats, plus au fait des questions de psychiatrie. Seules les forces d’Australie n’exécutaient leurs soldats sous aucun motif. 

Comme le suggère l'inoubliable "Né en 17 à Leidenstadt" (J-J Goldman), "qu'on nous épargne à toi et moi si possible très longtemps / d'avoir à choisir un camp." 

Lu dans:
Roland Dorgelès, Les Croix de bois (1919), Albin Michel, chap. IX, « Mourir pour la Patrie », réédition Livre de poche, p. 149 à 151.

09 novembre 2014

Délinquance sénile


"Il faut un long temps pour devenir jeune."
     Picasso

"Nicolas Bouvier, dans sa Chronique japonaise, nous explique qu'au Japon, pays où les gens sont particulièrement contraints sur le plan social, l'on ne rencontre de personnes réellement singulières que parmi les retraités. Or une information récente - tragi-comique - nous apprend que le Japon du XXIe siècle va devoir faire face à un grave problème de délinquance sénile, les Japonais ne commençant à se libérer de  l'ultraconformisme ambiant qui est le leur qu'à la période du troisième âge."


Lu dans:
cité par Denis Grozdanovitch. Petit éloge du temps comme il va. Gallimard 2014. Folio 5820. 132 pages. Extrait p.90.

07 novembre 2014

Le temps qui passe et le temps qu'il fait


"La pluie est le mot de passe de ceux qui ont le goût pour une certaine suspension du monde. Dire que l'on aime la pluie c'est affirmer une différence."
Martin Page

Denis Grozdanovitch nous offre un merveilleux petit ouvrage sur "le temps comme il va", jouant sur la double signification du temps qui passe et du temps qu'il fait. Si aimer la pluie c'est affirmer une différence, "ne sufflt-il pas, pour s'en persuader, d'écouter les présentateurs météo de nos médias nous annoncer, lorsqu'il va pleuvoir (et peu importe que la végétation ait dû subir de dangereuses périodes de sécheresse) que le temps se dégrade ? Et n'est-il pas vrai qu'avouer une certaine affection pour la pluie vous classe immédiatement dans la catégorie des atrabilaires et des grincheux? "

"À l'arrière de cette maison, s'ouvrait, tournée vers l'ouest, une petite terrasse - vestige d'une ancienne grange - couverte d'un auvent en tôle. Cette terrasse surplombait un vaste espace permettant d'apercevoir, à la limite des champs, l'orée de la forêt. Les intempéries arrivaient presque toujours de ce côté et je me souviens du plaisir que je pouvais ressentir - la plupart du temps en compagnie du chat assis à mes côtés - à regarder s'amonceler les nuages avant-coureurs, puis à contempler l'avancée des régiments serrés de la pluie. Le ciel commençait à s'assombrir, les couleurs s'enfonçaient dans leur profonde et mystérieuse essence, un petit vent se levait, parcourant d'un frisson la végétation tout entière, et le monde paraissait se recueillir comme pour une cérémonie propitiatoire adressée au dieu Pan. Puis, au loin, par-dessus les frondaisons, on voyait s'avancer le rideau vaporeux de l'averse et les premières gouttes martelaient alors le toit de tôle, telles les notes éparses d'un prélude pourxylophone géant. Ensuite, à la maniere d'une charge de cavalerie, la précipitation s'avançait rapidement dans notre direction, couchant les blés, criblant la végétation des talus, puis finissait par s'abattre sur nous. Je ressentais un extatique et ineffable bonheur à me tenir ainsi à cet endroit, bien protégé - .seules quelques poussières d'eau venant effleurer mon visage -, à écouter le tambour polyphonique de la pluie sur le toit. Le fil intérieur de mes songeries se retendait alors jusqu'à ces mêmes instants de plénitude enfantine dans la maison de mes parents, au bord du fleuve ... et il me semblait que le  chat immobile, en posture de sphinx à mes côtés, était non seulement en parfaite empathie avec mes sensations mais encore, clignant doucement des yeux, les approuvait de son antique sagesse égyptienne. Une fois la pluie bien établie, je rentrais à l'intérieur, retrouvais ma table de travail et me mettais à écrire avec une aisance qui me paraissait découler du rythme même des gouttes tambourinant sur le toit. Il me semblait que ce rythme s'imposait par mimétisme à mes doigts sur les touches et aboutissait à ce que les mots et les images s'enchaînent avec facilité, s'intégrant avec fluidité à l'éternel « cours des choses » ... Combien de pages n'ai-je pas écrites ainsi, durant ces années-là, en état de transe « déliquescente », porté par la sensation de flotter telle une plume dérivant sur le dos d'un fleuve?"



Lu dans:
Denis Grozdanovitch. Petit éloge du temps comme il va. Gallimard 2014. Folio 5820. 132 pages. Extraits pp 24-25, 44-45.
Martin Page. De la pluie. Ramsay, 2007.

Le moteur du monde


"Si le coeur de l'homme ne déborde pas d'amour ou de colère, rien ne peut se faire en ce monde."
    Nikos Kazantzakis


Lu dans :
Corine Jamar. On aurait dit une femme couchée sur le dos. Editions du Castor Astral. Escales de lettres. 2014. 223 pages. Exergue

06 novembre 2014

Sagesse de Jodorowsky


"Après tant
et tant d'années à méditer
je tue encore les mouches."
   Alejandro Jodorowsky

Rien n'égale les mots simples pour prendre de la hauteur.

Lu dans : 
Pierres du Chemin. Alejandro Jodorowski. Le Veilleur & Maelström. 2004. 140 pages. Extrait p.139

04 novembre 2014

Le raboutage et la mise face-à-face


"La première utilisation de l'algèbre a concerné les problèmes d'héritages, souvent très compliqués, régis par des règles extrêmement  strictes. Les équations furent l'outil adéquat permettant de déterminer les parts attribuées aux différents héritiers suivant les instructions du testament du défunt."  
    D. Guedj

Enfin. La tenace impression que l'algèbre ne sert à rien se voit infirmée, et de belle manière. On apprend dans la foulée que les Grecs, experts pourtant en géométrie et en arithmétique, ne sont jamais allés jusqu'à créer l'algèbre. Cette discipline est née sur les rives du Tigre, à Bagdad, au début du IXe siècle. Son créateur, Mohamed al-Khwarizmi (780-850), un grand savant perse, a rédigé Kitab al jabr i al muqabala, « traité du raboutage et de la mise face à face », qui est la véritable fondation de la nouvelle discipline. Le mot al jabr a donné «algèbre», universellement adopté aujourd'hui. L'utilisation des chiffres arabes et leur diffusion dans le Moyen-Orient et en Europe sont dues à un autre de ses livres qui traite des mathématiques indiennes.

Hier ce caféjournal citait Férid-eddin Attar, mystique persan, aujourd'hui Mohamed al-Khwarizmi, mathématicien persan, demain peut-être Avicenne, prince des médecins persan, nés dans ces régions troublées convoitées aujourd'hui par Daesh et souillées par le sang de leurs otages. Ce qui s'y affronte dépasse largement les frontières de notre siècle.    


Lu dans:
Denis Guedj. Les mathématiques expliquées à ma fille. Seuil. 2008. 165 pages . Extrait p 97-98.

La demande

« Qui saurait jusqu'où la prière d'une humble vieille, à l'aube, est capable de porter? »
Férid-eddin Attar, mystique perse, XIIe-XIIIe siècle

Moins séduit par le célèbre mystique que par cette pauvre vieille, si contemporaine. Elle me ramène en mémoire une vieille petite dame toute fripée quémandant UNE feuille de salade à l'épicier pour son canari, un sourire édenté pour seule monnaie. Elle demeure pour moi l'image de la demande et de la vie quotidienne de nos quartiers animés 


Lu dans :
Philippe Jaccottet. La seconde semaison. Carnets 1980-1994. NRF Gallimard. 1996. 233 pages. Extrait p. 36
Férid-eddin Attar. Le Livre de l’épreuve, Mosibet namèh.Fayard . 1981. 368 pages.

02 novembre 2014

Les rêves sont en nous

"Étoiles filantes : où courent-elles? Question aussi vite posée qu'elles passent."
     Philippe Jaccottet

Mais les rêves, tous ces rêves que l'on ne faisait plus
Mais les rêves, tous ces rêves que l'on croyait perdus
Il suffit d'une étincelle pour que tout à coup
Ils reviennent de plus belle, au plus profond de nous...
Aimons les étoiles
Laissons-les filer
Aimons les étoiles
Tous ces rêves, nous élèvent, nous font aimer la vie
Tous ces rêves, ça soulève et ça donne l'envie
L'envie d'un monde meilleur
Ils reviennent de plus belle, les rêves sont en nous.
Les rêves sont en nous...
    Pierre Raepsaet

Lu dans :
Philippe Jaccottet. La seconde semaison. Carnets 1980-1994. NRF Gallimard. 1996. 233 pages. Extrait p. 54
Pierre Raepsaet. Tous les rêves (2002).

Essai erreur


"Ce qui me rassure quand je rate un bricolage c'est de me dire que quand Dieu a conçu son premier oiseau rien ne prouve qu'il a volé du premier coup."
    Philippe Geluck



Lu dans:
Philippe Geluck. La Libre Belgique du samedi 4 octobre 2014

01 novembre 2014

Toussaint


"Je me disais, ce matin, que j’ai beaucoup plus d’amis parmi les morts que parmi les vivants. Ce qui me rendra la mort plus douce."
    M. Lobet

Réalité pour bon nombre de nos seniors, l'impression de ne survivre qu'entouré de disparus rassure-t-elle pour autant? Pas sûr à une époque où la foi en la survivance n'est plus de mode. Passage au cimetière hier sur la tombe des parents avec quelques-uns de nos petiots, dans une mer de fleurs et de feuilles d'or. L'aîné s'étonne de découvrir son nom sur la pierre bleue, et l'explique avec ses mots à ses cousins et cousines plus jeunes. On croise une classe de bambins grimés en sorcières, vampires et monstres divers fêtant Halloween. Soigner la peur par la peur, ou par la dérision, est une piste. Se laisser habiter un moment par le silence du passé en est une autre. Les deux ne sont pas forcément inconciliables. 

Lu dans
Marcel Lobet. Icare Laboureur. Journal 1962-1986. Académie Royale de langue et de littérature françaises de Belgique.2007. 252 pages. Extrait p.46

30 octobre 2014

Le bonheur de l'ombre


"Donne-moi tes imperfections
je m'en contente.
Ne me montre pas la lumière
j'ai soif de ton ombre"
    A. Jodorowsky

Un jour j'ai découvert que le monde, ma ville, mes proches, moi-même étions imparfaits.. et que ce serait toujours ainsi. L'accepter devient un bonheur.


Lu dans :
Pierres du Chemin. Alejandro Jodorowski. Le Veilleur & Maelström. 2004. 140 pages. Extrait pp.29,33.

29 octobre 2014

"N"allez jamais chez un docteur dont les plantes dans la salle d'attente sont mortes."
Erma Bombeck

Cruel, mais ..

Lu dans:
Marc Knaepen, Luc Noël. Bonjour Marc, bonjour Luc. Racine. 192 pages. Extrait p.86

27 octobre 2014

Automne d'or


"C’est l’heure exquise et matinale
Que rougit un soleil soudain.
A travers la brume automnale
Tombent les feuilles du jardin.
Leur chute est lente. On peut les suivre
Du regard en reconnaissant
Le chêne à sa feuille de cuivre,
L’érable à sa feuille de sang.
Les dernières, les plus rouillées,
Tombent des branches dépouillées ;
Mais ce n’est pas l’hiver encore.
Une blonde lumière arrose
La nature, et, dans l’air tout rose,
On croirait qu’il neige de l’or."
    F. Coppée.

Une visite à une patiente en revalidation à Inkendaal (Vlezenbeek, anciennement de Bijtjes, Les petites Abeilles) me gratifie d'un superbe paysage or et pourpre sublimé par un soleil d'automne. La luminosité ambiante, l'élégance de la vaste terrasse se prolongeant vers un lac de cygnes, les sculptures de bronze patiné, la majesté des arbres centenaires m'évoquent confusément une ambiance similaire récemment vécue sans que je puisse la nommer. Soudain elle s'impose: Cheverny, sur la Loire, qui inspira Hergé pour dessiner le chateau de Moulinsart, paisible et mordoré dans son habit d'octobre. Nous y étions la semaine passée. Qu'une patiente modeste, âgée et handicapée puisse bénéficier des meilleurs soins dans un cadre pareil me confirme - si besoin en était - que j'aime mon siècle et ma région.


Lu dans :
François COPPÉE (1842-1908) Le Cahier rouge. Matin d'octobre.

L'aigle


"Personnage mi-aérien mi-terrien,
il survit aux rêves de sa jeunesse.
L’aigle est devenu cheval de labour
sous les métamorphoses de l’âge."
    Marcel Lobet. L’Abécédaire du meunier

A tous les chevaux de labour méconnus je souhaite un bon passage à l'heure d'hiver.

Lu dans
Marcel Lobet. Icare Laboureur. Journal 1962-1986. ACADÉMIE ROYALE DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE FRANÇAISES DE BELGIQUE. 2007. 252 pages.

26 octobre 2014

LOVE in math



"En mathématiques, est-ce qu'on peut dire «Je t'aime» ?
Pris au dépourvu, Ray hésita, mais fut contraint d'admettre qu'en maths, on ne pouvait pas dire «Je t'aime».
- Je n'ai pas dit que l'on pouvait tout dire, mais on peut exprimer beaucoup d'idées: être entre, être de part et d'autre, être le plus grand, le plus petit, être proche, engendrer, recouvrir, se rencontrer ... Son assurance retrouvée, il déclara: - Les mathématiques sont un langage, elles ne sont pas que cela, bien sûr. Un langage qui permet d'exprimer des pensées, d'énoncer des idées, d'établir des propositions, de poser des questions, d'affirmer, de réfuter, de décrire. Et ce n'est pas un langage secret, parce que les règles d'écriture qui le régissent sont publiques, tout un chacun peut en prendre connaissance."
    Denis Guedj

Où on découvre avec surprise que sur cette Terre, tout est communication, même les formules a première vue les plus absconses.


Lu dans:
Denis Guedj. Les mathématiques expliquées à ma fille. Seuil. 2008. 165 pages . Extrait p 14.

25 octobre 2014

Haiku


« Un vieux chien va d’un pas lent
 fidèle à côté de son vieux maître.
 Vieillir ensemble. »
                    Herman  Van Rompuy

Un bel article en guise de conclusion au mandat d'Herman Van Rompuy, personnage rare à maturation lente.  Son vieux chien est mort il y a peu, l'aurait-on deviné, mais l'haiku dépasse l'anecdote canine.

Lire

23 octobre 2014

Refrain d'automne


"C'est la saison des noix, des pommes, des noisettes,
du dernier chant du coq, des arbres en saumure.
(..) Le pinot se dégrise en pourriture noble,
le marron caracole au gré d'un coup de pied.
La brume du matin devine un escalier
et l'ombre d'un clochard y pose son vignoble."
    F. Félix

Lu dans :
Francis Félix. Le chariot du jour. Refrain d'automne. 2001. 52 pages. extrait p. 11
"L'homme descend du songe."
Georges Moustaki


21 octobre 2014

Le goût du large


"Créer le navire , ce n'est point tisser les toiles, forger les clous, lire les astres, mais bien donner le goût de la mer. "
   Saint Exupéry


Lu dans:
Jean-Philippe Ravoux. Donner un sens à l'existence (au départ d'une lecture du Petit Prince). Laffont. 2008. 200 pages. Extrait page 50
citant Saint-Exupéry, Citadelle, chapitre LXXV,Gallimard, coll. Folio. 2000

20 octobre 2014

Occasions perdues


"Dans notre esprit, il y a une petite pièce dans laquelle nous stockons le souvenir de toutes ces occasions perdues"
    Haruki Murakami

Bertrand Piccard  (souvenez-vous, le premier tour du monde en ballon en 1999 à bord du Breitling Orbiter 3, et premier tour du monde espéré en 2015 (?) grâce à Solar Impulse, le planeur solaire) est aussi psychiatre et nous livre dans un dernier livre "quelques solutions pour mieux vivre sa vie. "Ce qui est aussi intéressant, c’est de voir toutes les crises de la vie qu’on n’utilise pas. La plupart de ces crises sont des situations de déséquilibre où on peut apprendre à trouver un meilleur équilibre qu’avant. D’habitude, on nous apprend à nous plaindre de la crise en regardant en arrière et en disant: c’est épouvantable ce qu’il nous est arrivé, on ne le mérite pas. Et c’est vrai que, parfois, on ne le mérite pas. Mais ce n’est pas comme ça qu’on va améliorer quoi que ce soit. Ce qui est important, c’est de voir quel est l’outil, la ressource ou la compétence qu’on doit développer à l’occasion d’une crise pour procéder mieux après qu’avant."


Lu dans:
Bertrand Piccard.  Changer d'Altitude : Quelques solutions pour mieux vivre sa vie. Stock. 2014. 300 pages.

14 octobre 2014

Sagesse de Kazantzakis


"Je me souvins d'un matin où j'avais découvert un cocon dans l'écorce d'un arbre, au moment où le papillon brisait l'enveloppe et se préparait à sortir. J'attendis un long moment, mais il tardait beaucoup, et moi j'étais pressé. Énervé je me penchai et me mis à le réchauffer de mon haleine. Je le réchauffais, impatient, et le miracle commença à se derouler devant moi, à un rythme plus rapide que nature. L'enveloppe s'ouvrit, le papillon sortit en se traînant, et je n'oublierai jamais l'horreur que j'éprouvai alors: ses ailes n'étaient pas encore écloses et de tout son petit corps tremblant il s'efforçait de les déplier. Penché au-dessus de lui, je l'aidais de mon haleine. En vain. Une patiente maturation était nécessaire et le déroulement des ailes devait se faire lentement au soleil, maintenant il était trop tard. Mon souffle avait contraint le papillon à se montrer, tout froissé, avant terme. Il s'agita, désespéré, et, quelques secondes après, mourut dans la paume de ma main."
    Nikos Kazantzakis
Lu dans:
Nikos Kazantzakis. Alexis Zorba. trad. Yvonne Gauthier. Plon. 1954

Que sont devenus nos rêves?


"Nous avions des rêves immenses
dont je n'arrive malheureusement plus à me souvenir."

La parole d'un rescapé des camps de la mort, dernière image du beau documentaire de La Trois ce soir, me hante. Elle prolonge les réflexions douces-amères d'amis chers réagissant avec pertinence au calamiteux extrait autocensuré de Modiano sur "le malheur berrichon, le pathétique poitevin, le désespoir picard", certains soirs on est mieux inspiré que d'autres ! Sommes-nous encore capables de rêves immenses, qu'un désespoir immense put susciter? 

       
Vu dans:
Les combattants de l'ombre 5. 1943/1944- La Résistance dans la tourmente. Documentaire. Réal. Bernard George. La Trois, 13 octobre

12 octobre 2014

Une relecture de Modiano


Au mois de juin 1942, un officier allemand s'avance vers un jeune homme et lui dit: "Pardon, monsieur, où se trouve la place de l'Etoile?". Le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine."
    Histoire juive

Placé en exergue du premier roman (La Place de l'étoile) de Patrick Modiano, récent prix Nobel de littérature, ce trait d'humour juif n'a pas connu le sort d'autres extraits du livre. Paru en 1968, la version aujourd'hui proposée en librairie a en effet été discrètement rabotée par son auteur, qui au fil de rééditions successives, en a fait disparaître des paragraphes entiers qui auraient pu être perçus comme homophobes ou antisionistes. Bien évidemment, cette autocensure nous en dit bien plus long sur notre époque elle-même que sur Modiano.  

Lu dans :
Patrick Modiano. La place de l'Étoile. Collection Blanche, Gallimard. 1968. Édition originale préfacée par Jean Cau. Nouvelle édition revue et corrigée en 1985.
Jérôme Dupuis. Les huit secrets de Patrick Modiano. L'Express Culture. 5 janvier 2011, mis à jour le 9 octobre 2014.

10 octobre 2014

Prière simple


"Tracez-moi la route, droite comme une raie au milieu. Préservez-moi de la maréchaussée et du corps médical. Ainsi soit-il."
Jean-Marie Alfroy

J'aime les prières courtes, surtout celles qui ne demandent pas l'impossible, et ne font pas appel à trop de surnaturel. Celle-ci en est une que je vous recopie avec gourmandise.


Lu dans :
Jean-Marie Alfroy. La fugue du père. NRF Gallimard. 1984. 180 pages. Extrait page 60

09 octobre 2014

Sagesse de Woody Allen


"Mon cerveau?
C'est mon second
organe préféré."
    Woody Allen

Qu'en peu de mots l'humoriste explique tant de situations et comportements étranges.


"Fort heureusement, chaque réussite est l'échec d'autre chose."
Jacques Prévert

08 octobre 2014

L'eau qui mouille


"L'eau de chez nous n'a ni le vert des mers
    ni l'argent des torrents
    ni le blanc des cimes
    ni le bleu de l'azur
Elle est grise à tous les étages."
    Francis Félix

La pluie, le retour. Après quatre semaines d'un automne qui nous a réconciliés avec la rentrée, à nouveau la recherche du parapluie, du chapeau et de la veste imperméable à chaque mise en route. Comme l'écrit joliment Francis Félix, cette eau qui "se déguise en glace pour flotter, en neige pour se parachuter, en vapeur pour remonter et qui lorsqu'elle reste eau coule et ... mouille." 


Lu dans :
Francis Félix. Le chariot du jour. Francis Félix éditeur. 2001. 57 pages. Extrait p.51

07 octobre 2014

Moleskine


"Moleskine. Le luxe est plus abordable lorsque l'on aime écrire que lorsque l'on aime conduire."
C. Bénech.


Lu dans:
Clément Bénech. Humoétique (blog). https://www.facebook.com/pages/Humoétique/193246624059404

05 octobre 2014

Croiser l'inattendu

"Au sortir d'un bois de chênes envahi par le buis et le lierre (..) paraît, au creux d'une combe, un champ d'avoine: alors, de nouveau, un saisissement, un émerveillement, une joie, pourquoi? Je pense à la rencontre d'Emmaüs. (..) Ce ne doit pas être seulement une question de couleur, ou la lumière du pain sur la table. Plutôt: ce qui vient d'ailleurs, ce qui revient, avec une lumière particulière, un peu pâle, du monde des morts. Ce qui a traversé un écran et tout de même nous parle."
    Philippe Jaccottet

Le récent extrait de Bobin réveille les mémoires, me valant l'un ou l'autre message émouvant évoquant la mort d'une mère, parfois fort lointaine dans le temps. Evocation souvent sensible, "qui revient avec une lumière particulière, un peu pâle" comme le décrit bien Philippe Jaccottet: une trouée soudaine et inattendue dans le quotidien, pas nécessairement sombre mais prégnante. Le souvenir d'une personne chère disparue est parfois plus présent que bien des vivants. 


Lu dans :
Philippe Jaccottet. La seconde semaison. Carnets 1980-1994. NRF Gallimard. 1996 233p. Extrait page 14. 

"Etre vieux est un avantage qui arrive un peu tard."

Inoubliable Jacqueline Bir dans un rôle taillé sur mesure au théâtre Le Public proposant "Conversations avec ma mère". On sourit, et le lendemain on s'interroge.

Lu dans:
Conversations avec ma mère, film de Santiago Carlos Ovés et Jordi Galcerán. Adaptation théâtrale de Jordi Galceran. Au théâtre Le Public. Mise en scène Pietro Pizzuti. Avec Jacqueline Bir et Alain Leempoel.

04 octobre 2014

La piqûre


"Le jour de l'enterrement de sa mère, C. a été piquée par une abeille. Il y avait beaucoup de monde dans la cour de la maison familiale. J'ai vu C. dans l'infini de ses quatre ans, être d'abord surprise par la douleur de la piqûre puis, juste avant de pleurer, chercher avidement des yeux, parmi tous ceux qui étaient là, celle qui la consolait depuis toujours, et arrêter brutalement cette recherche, ayant soudain tout compris de l'absence et de la mort. Cette scène, qui n'a duré que quelques secondes, est la plus poignante que j'aie jamais vue. Il y a une heure où, pour chacun de nous, la connaissance inconsolable entre dans notre âme et la déchire. C'est dans la lumière de cette heure-là, qu'elle soit déjà venue ou non, que nous devrions tous nous parler, nous aimer et même le plus possible rire ensemble."
     Christian Bobin. Ressusciter

Lu dans :
Christian Bobin. Ressusciter. Gallimard. NRF. 2001.

02 octobre 2014


"J'ai ri merveilleusement avec toi. Voilà la chance unique."
    René Char

Lu dans :
René Char. Lettera amorosa, suivi de Guirlande terrestre. Collection Poésie/Gallimard (n° 430), Gallimard. 2007. 108 pages.

Nevermore


"Pétrifié par sa propre audace pour aborder la belle anglaise entr'aperçue entre deux cours, il lui bégaie une demande de rendez-vous. Son anglais trébuche, son français le rattrape. Elle sourit, condescendante, et l'éconduit gentiment: "Never, never". Et lui, ivre de bonheur: "Neuf heures, neuf heures et quart, parfait !"

L'apprentissage des langues passe par quelques désillusions amusantes. Qui n'a connu cela?"

Lu dans :
Dans le Kent et dans le temps. La noble bouffarde (blog).

30 septembre 2014

Dépossession


« Garde intacte ta faiblesse. Ne cherche pas à acquérir des forces, de celles surtout qui ne sont pas pour toi, qui ne te sont pas destinées, dont la nature te préservait, te préparant à autre chose."
        Michaux octogénaire, dans Poteaux d'angle.

Certains soirs plus que d'autres nous mesurons l'empreinte infime de notre passage sur terre. Les plus fiers se sont crus investis d'une mission ou appelés à un grand destin, les plus modestes se satisfont d'avoir fait ce qu'ils ont pu, tous finissent dans une sorte de mendicité pour une fin de vie paisible ponctuée de quelques dernières découvertes: city trip, moment gastronomique, grand cru, amour éperdu. Paradoxalement, cette dépossession redoutée est vécue par certains vieillards comme une libération davantage qu'une servitude. "On a vécu ainsi, vêtu d'un manteau de feuilles; puis il se troue et tombe peu à peu en loques, mais sans nous appauvrir. Nous n'aurons plus besoin bientôt que de lumière. (Jaccottet)".

Lu dans:
Philippe Jaccottet. La seconde semaison. Carnets 1980-1994. NRF Gallimard. 1996 233 pages. Extrait p.170
Henri Michaux. Poteaux d'angle. Éditions Fata Morgana. 1978. Court recueil d'aphorismes considéré par Michaux comme une de ses œuvres majeures.

Enceinte


"Ma mère, en se levant le lendemain du drame, a compris que j'étais là, en elle. Quand on vit dehors, si près de la nature, on ressent les choses avec plus d'intensité qu'en ville. Ici à Stavros, les portes des maisons etaient toujours ouvertes, il n'y avait pas beaucoup de différences entre dehors et dedans. Les jardins, malgré les murs d'enceinte, débordaient sur le chemin et les habitants marchaient pieds nus dans le sable. Ou dormaient à la belle étoile. Mes parents étaient à l'écoute du monde, de la moindre de ses manifestations: le bruit des vagues, celui du vent, les cigales, des gens qui rient au loin, tout ce qui se passe dehors et, aussi, ce qui se passe plus près, en nous, à l'intérieur. Ici, pas besoin de test de grossesse: c'est le soleil, la mer, le vent, la montagne, les arbres qui annoncent la bonne nouvelle."
    Corine Jamar

En plein débat sur la théorie du genre, deux ou trois choses que les hommes ne connaîtront jamais: être enceinte, ressentir qu'on l'est avant même le test, et l'annoncer.


Lu dans :
Corine Jamar. On aurait dit une femme couchée sur le dos. Editions du Castor Astral. Escales de lettres. 2014. 223 pages. Extrait p.201    

28 septembre 2014

Plumcake, de chez Proust


"La fumée de la pipe me renvoie en enfance, quand j'avais encore la tête dans les nuages."
            Mareste

"Il pleut. On voit, par la bow window du salon, la bruine tomber doucement. Nous sommes à Pâques, en 1973, dans une petite ville du Kent.  Et cela sent l’herbe coupée, qui gonfle de moisissure, sous des averses tièdes. Je suis en séjour linguistique, et j’aime le soir quand vers 21h30, pour le high tea, devant la télé BBC à laquelle je ne comprends presque rien, Jane dépose des crackers salés, avec un peu de Stilton dessus, avec un tout petit peu de son vin d’orange, qu’elle garde dans un carafon peint. Surtout, elle prépare ses cakes, en cuisine. Et David allume sa pipe. C’est l’heure de l’odeur. Je ne l’oublierai pas. Le petit salon cosy s’emplit d’un parfum mêlé,  de tabac, de raisins de corinthe mis à gonfler dans du rhum et cuits longuement au four, de foin mouillé et de temps qui passe, monotone et paisible.
 
Nous sommes en septembre 2014. Il pleut. Ma femme me rejoint sur le balcon, renifle, étonnée. « Tu fumes quoi ? ». Elle renifle encore, parle de raisins secs, de rhum. De subtilité. « C’est quoi, c'est excellent ». Du Plumcake, de chez Mac Baren. « C’est très exactement l’odeur de mes soirées, à 13 ans, dans le Kent , que je viens de retrouver.»  Décidément, c’est bizarre. Et je me dis, en la rejoignant, qu’il faudrait que je fasse une revue, peut-être peu conventionnelle et sûrement trop longue, pour parler quand même de ce tabac que j’aime; de son parfum mêlé  de tabac léger, de vin d’orange, surtout de raisins de Corinthe mis à gonfler dans du rhum puis longuement cuits au four, et de la touche de foin mouillé qui se glisse près du cake : mais le tout lointain et discret comme un ennui très doux,  comme le temps qui passe, comme une nostalgie."

On n'osera bientôt plus confier à personne la magie de la pipe du dimanche soir où se consument quelques grammes d'un tabac grand cru, plaisir aussi éloigné du tabagisme compulsif que la dégustation d'un porto hors d'âge l'est d'un binge drinking. Se mêlent dans ses volutes les images de la journée passée, les souvenirs et les visages d'un passé inattendu et l'avant-goût de la semaine qui commence. Les superbes boîtes écrins de nos tabacs favoris s'ornent désormais d'un bandeau occupant la moitié du couvercle "fumer tue", et le pire c'est que c'est vrai. Encore qu'à toute toute petite dose, sans inhaler, cela doit tuer infiniment lentement. 
 

Lu dans:
Mareste. http://www.alanoblebouffarde.com/ Mac Baren - Plumcake : dans le Kent et dans le temps. Lun 22 Sep 2014.

27 septembre 2014

Sagesse de Jim Morrison


"Un homme ratisse des feuilles
en tas dans sa cour, un monceau,
appuyé sur son râteau, il les brûle
absolument toutes.
Le parfum emplit la forêt
des enfants s’arrêtent et respirent
l’odeur qui, dans quelques années,
deviendra nostalgie."
    Jim Morrison

Septembre s'endort dans l'odeur âcre des herbes brûlées. Enfant, au retour de l'école (13 ans, 13 ans… ni p’tit, ni grand comme le chantait Charlebois) j'aimais saluer l'été qui se meurt en partant à vélo dans la campagne proche m'emplir les narines de ces parfums sauvages. Ils me reviennent aujourd'hui quand le feu prépare la nature pour l'hiver. La vie serait-elle un long sentier parfumé? Je saisis aujourd'hui pourquoi ces senteurs d'automne ne suscitent en moi aucune nostalgie: leur odeur paillée, liée au grand nettoyage de la nature en vue de sa renaissance n'a rien de commun avec le cramé sinistre des incendies de guerre, de catastrophes naturelles ou des crémations sauvages. Ce brûlé-là en appelle à l'avenir plus qu'au passé. 


26 septembre 2014

Danser entre passé et avenir


"Il avait changé, comme quoi rien n'est jamais figé. Il suffit, pour s'en convaincre, de regarder la mer, toujours la même et cependant, en perpétuel mouvement. Pas une vague n'est identique à l'autre. Pas une n'éclate exactement au même endroit. Et pourtant, vu de tout en haut, de l'Olympe, on a l'impression d'une immense dalle de granit bleu. Mais nous ne sommes pas des dieux, nous vivons ici, sur terre, où tout est possible, le bon et le mauvais, le beau et le laid, la vérité et le mensonge, le bien et le mal, le pardon et la haine. Ma mère était en train de se réconcilier avec son passé et mon père, avec l'avenir."
    Corine Jamar

On s'attend à tout moment à voir surgir la silhouette dansante d'Anthony Quinn, inoubliable Zorba sur la plage du beau roman crétois de Corine Jamar. Se réconcilier avec son passé, et avec l'avenir, est un vrai programme de vie. Mais comme l'écrit joliment l'auteur, nous vivons ici, sur terre, où TOUT est possible.


Lu dans :
Corine Jamar. On aurait dit une femme couchée sur le dos. Editions du Castor Astral. Escales de lettres. 2014. 223 pages. Extrait p.207

24 septembre 2014

La chanson vive du beurre sur le feu


Le repas
    IL n'y a que la mère et les deux fils
    Tout est ensoleillé
    La table est ronde
    Derrière la chaise où s'assied la mère
    Il y a la fenêtre
    D'où l'on voit la mer
    Briller sous le soleil
    Les caps aux feuillages sombres des pins et des oliviers
    Et plus près les villas aux toits rouges
    Aux toits rouges où fument les cheminées
    Car c'est l'heure du repas
    Tout est ensoleillé
    Et sur la nappe glacée
    La bonne affairée
    Dépose un plat fumant
    Le repas n'est pas une action vile
    Et tous les hommes devraient avoir du pain
    La mère et les deux fils mangent et parlent
    Et des chants de gaîté accompagnent le repas
    Les bruits joyeux des fourchettes et des assiettes
    Et le son clair du cristal des verres
    Par la fenêtre ouverte viennent les chants des oiseaux
    Dans les citronniers
    Et de la cuisine arrive
    La chanson vive du beurre sur le feu
    Un rayon traverse un verre presque plein de vin mélangé d'eau
    Oh ! le beau rubis que font du vin rouge et du soleil
    Quand la faim est calmée
    Les fruits gais et parfumés
    Terminent le repas
    Tous se lèvent joyeux et adorent la vie
    Sans dégoût de ce qui est matériel
    Songeant que les repas sont beaux sont sacrés
    Qui font vivre les hommes.
            Apollinaire

Comment ne pas se remémorer "Que ma joie demeure" de Jean Giono et la description du buffet campagnard aux gras cuissots fondant dans la bouche qui ouvre le récit, et la fraternisation heureuse du village? "Les rôtis étaient lourds et juteux et, au premier coup de couteau, ils s’écrasèrent. La sauce était comme du bronze, avec des reflets dorés et, chaque fois qu’on la remuait à la cuiller, on faisait émerger des lardons, ou la boue verdâtre du farci, ou des plaques de jeune lard encore rose. La chair du chevreau se déchira et se montra laiteuse en dedans, fumante avec ses jus clairs. Sa carapace croustillait et elle était d’abord sèche sous la dent, mais, comme on enfonçait le morceau dans la bouche, toute la chair tendre fondait et une huile animale, salée et crémeuse en ruisselait qu’on ne pouvait pas avaler d’un seul coup, tant elle donnait de joie, et elle suintait un peu au coin des lèvres. On s’essuyait la bouche."  S'il existe une spiritualité ascétique, il en est une autre qui s'incarne dans la joie des tablées bruyantes, du vin de Cana, de l'abondance des pains et des poissons qui se multiplient, du pain et du vin qu'on partage avant l'épreuve ou qui de l'étranger fait un ami sur la route d'Emmaüs. Un saint austère ne saurait faire le poids face à celui qui vous invite fraternellement à sa table. 


Lu dans:
Guillaume Apollinaire. Le repas.
Jean Giono. Que ma joie demeure. Grasset. 1935

Rêver


« Vous voyez, c'est une toute petite maison avec des toutes petites fenêtres et un tout petit jardin au fond d'une petite rue. » Elle se tourne vers moi, avec son regard familier, ni bleu ni brun, teinté d'ironie. « En revanche, quand j'étais petite, je rêvais tout en grand.»
    Verena HANF.

Le beau roman de Verena HANF sollicite la mémoire d'enfance avec une émotion digne des grands  et déroule une intrigue subtile qui surprend jusqu'à la dernière page. Me reviennent des brassées de souvenirs de nos quatre moussaillons dans leurs "toutes petites chambres, avec un tout petit jardin" dont ils sourient encore maintenant. Y firent-ils de grands rêves? Bien présomptueux les parents capables de répondre à cette question. On fit de son mieux pour leur transmettre que "partir en mer avec de petits filets ne ramène au mieux que de petits poissons", mais qu'est-ce qu'un grand filet et un grand poisson? Les rêves d'enfance possèdent en outre la fâcheuse tendance à se racrapoter avec les années, sauf pour certains êtres rares qu'on envie. Le bonheur est-il la somme des rêves réalisés, ou la capacité de continuer à rêver face à la vie qui rétrécit ?

Lu dans :
Verena HANF. Simon, Anna, les lunes et les soleils. Escales des lettres. Le Castor astral. 2014. 150 pages. Extrait p.45

22 septembre 2014

Comme un accord secret






"Now I’ve heard there was a secret chord
That David played, and it pleased the Lord."
("Il se dit qu'il y avait un accord secret
Entre David qui jouait, et Dieu qui l'écoutait.")
    Leonard Cohen.  Hallelujah

La chanson « Hallelujah » enregistrée en juillet 1984 par le chanteur Leonard Cohen fête ses 30 ans. Oeuvre complexe, pleine de métaphores, parcours du combattant pour Leonard Cohen qui mit plus de 2 ans pour la terminer et ne connut qu'un succès tardif. Devenue depuis le morceau fétiche de Cohen, il fut repris plus d’une centaine de fois par divers interprètes dont... un prêtre, le père Ray Kelly (Oldcastle, Irlande) qui l'entonna à l’occasion d’un mariage qu’il célébrait, causant la surprise que l'on devine.   


21 septembre 2014

En spectateur coupable

"J'écris dans ce pays où l'on parque les hommes
dans l'ordure et la soif, le silence et la faim."
Louis Aragon

"Freetown a pris des allures de ville fantôme. Jeudi encore, la capitale de la Sierra Leone grouillait d'activité, avec ses échoppes, ses embouteillages, concerts de klaxons et ses innombrables piétons. Depuis vendredi 19 septembre, date de l'entrée en vigueur du couvre-feu de trois jours décidé par le gouvernement, pour tenter d'enrayer l'épidémie du virus Ebola, seuls les véhicules utilitaires et des urgences circulent encore. Toutes les boutiques ont fermé. La population a reçu l'ordre de rester confinée, autorisée à ne sortir que pour des besoins essentiels. Certains endroits comptent plus de chiens errants que de passants. (..) Et quand on traverse les quartiers misérables de la capitale où la population vit dans le dénuement et un habitat délabré, au bord de l'estuaire, dans des conditions particulièrement propices aux maladies infectieuses, on comprend l'inquiétude d'une propagation plus forte de l'épidémie. (..) Les gens dénient cette réalité et pensent que ce sont des manipulations de politiciens qui veulent que des gens meurent pour réduire la taille de la population."

Thomas Merton a écrit en 1970 un court ouvrage que je reçus comme un message personnel intitulé " Réflexions d'un spectateur coupable". Ce sentiment m'habite plus que jamais face à l'actualité du monde, et au tri qu'on en fait pour éviter l'épouvante d'une violence parfois insoutenable: on se rabat sur les titres de la presse rabâchant sur le retour de Sarkozy, le péquet et les échasses, le duel à fleurets mouchetés entre Charles Michel et Didier Reynders, l'interdiction des oreillettes en F1 à Singapour, la grève des pilotes d'Air France. Tout pour occulter le complainte incessante depuis des siècles des victimes "parquées dans l'ordure et la soif, le silence et la faim" qui ne nous rassurent que parce qu'elles vécurent à une époque révolue, ou qu'elles sont loin.


Lu dans:
Louis Aragon. Exergue des Sept poèmes d'amour en guerre de Paul Eluard (1945).
Paul Benkimoun. Le jour où Freetown s’est figée dans le silence. Le Monde. 20.09.2014
Thomas Merton. Réflexions d'un spectateur coupable (Conjectures of a Guilty Bystander), Albin Michel, Paris, 1970.

Et l'été est fini


"Dans un panier couche le bois
Dans l’autre châtaignes et noix
L’automne est là."
    Alice Guitton.

"Le vent d'automne caracole dans les éclaircies
impatient d'enfourcher la grande pluie d'octobre
qui ne se décide pourtant pas à tomber
Ies arbres du verger et ceux de la forêt
sont encore très verts pour l'arrière-saison
juste ici et là une morsure de rouille
ou bien une tache de sang vif sur une feille étonnée
odeur calme des pommes que le vent a secouées
une noix craque dans l'herbe sous le pas."
    Claude Roy


Lu dans:
Alice Guitton. Ecrits de ma cabane. Ed.Pailles. 2011. 96 pages.
Claude Roy. A la lisière du temps. NRF Gallimard. 1984. 205 pages. Extrait p.53

19 septembre 2014

La grande peur de l'homme blanc

"Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant."
               Pascal. Pensées. Edition Brunschvicg, fragment 131.

J'avais lu naguère  que les Inuits ne comprenaient rien à LA grande peur de l'homme blanc, celle qui le saisit face à l'éventualité de s'ennuyer. Une récente étude universitaire conforte cette crainte: la plupart des gens semblent préférer faire quelque chose, même désagréable, plutôt que rien. Une cohorte variée de 800 personnes issues du milieu étudiant, d'une paroisse, d'un marché, " de 7 à 77 ans" selon l'expression consacrée, hommes et femmes, livrés à eux-mêmes dans une salle ou à leur domicile durant une dizaine de minutes à ne rien faire si ce n'est penser,  préfèrent s'adonner à des activités banales, voire choisissent la phase douloureuse du protocole auquel ils participent - l'administration d'une ou plusieurs décharges électriques - plutôt que de subir une passivité totale d'un quart d'heure. Les auteurs pensent qu'ils veulent juste s'infliger un choc pour se sortir de l'ennui, la stimulation négative s'avérant somme toute préférable à l'absence de stimulation. La plupart, lorsqu'ils en ont l'occasion contreviennent aux consignes en se dissimulant pour chipoter leur portable ou écouter de la musique. La méditation vers la pleine conscience a du pain sur la planche... 

Lu dans :
Chantal Maton. Devenons-nous incapables d'inactivité? Journal du Médecin 19.9.14. p.21
Ch. M. Wilson TD et al. Social psychology. Just think: the challenges of the disengaged mind. Science. 2014 Ju14; 345(6192) : 75-7

18 septembre 2014

Sous les ridules, la vie qui s'écoule


"Le ruisseau coule
sous une mince couche de glace:
un miroir
où l'on verrait autre chose
que son visage."



Lu dans:
Philippe Jaccottet. La seconde semaison. Carnets 1980-1994. NRF Gallimard. 1996. 233 pages. Extrait p.56

17 septembre 2014

Le monstre du Loch Ness est-il anglais ?

"Kilt ou double."

Ce soir je m'endors avec Tintin dans cette Ecosse mystérieuse, ramant seul dans sa barque vers l'Ile Noire au large du village de Kiltoch, réputée comme repaire d'une bête monstrueuse. A la poursuite du redoutable Müller, Tintin s'y rend malgré les avertissements des villageois et y découvre le quartier général d'une organisation criminelle qu'il fait arrêter ; il révèle aussi la vraie nature de la « bête » : un brave gorille nommé Ranko que Tintin confie par la suite à un zoo. La piste d’atterrissage utilisé par les faux monnayeurs de l'île n'est utilisable qu'à marée basse et est inspirée par l'aéroport écossais de Barra, seul aéroport situé sur une plage et immergé à certaines heures. On devine au loin le son d'une cornemuse trouant la brume et au fond de la barque un bac de whisky Glenfiddich pour le capitaine Haddock. Sans prendre position sur le bien-fondé des revendications nationalistes chères à Alex Salmond, on reste muet devant le trait allégorique d'Hergé qui cerne en une seule image de couverture les contours de cette région que ses lochs, ses monstres, ses whiskys, ses kilts, ses brumes et sa musique ont rendue à nulle autre pareille. On s'amuse à découvrir que l'Écosse ne possède qu'une seule frontière terrestre, au sud du pays, partagée avec l'Angleterre... et que c'est encore une de trop. Cernée de toute part par la mer qui la sépare de l'Irlande du Nord et des îles Féroé (territoire danois), son territoire n'est qu'une dentelle d'archipels aux 790 îles, de lochs, de fjords étroits et profonds débouchant tous sur le large. Il a été écrit que l'Histoire, c'est la Géographie: comment résister avec une configuration pareille aux sirènes de l'indépendance?

PS. Un référendum sur l'indépendance de l'Écosse se tient ce jeudi 18 septembre 2014, posant aux Écossais la question de leur indépendance

Au bord de la rive


"Ils marchaient d’un même pas
            pas à pas
            attentifs
       au bruit des écueils
      glissant sous leur pas
       ils s’encourageaient
           d’un regard
           d’un signe
           d’un mot
              mais
ils ne pouvaient pas s’épauler
  ils marchaient pas à pas
       d’un même pas
     chacun sur une rive
d’une longue et profonde cicatrice."
                                            Pedro Vianna
                                            Paris, 13.IX.2013

Comme en écho du beau texte de Vianna, les paroles dignes de ces enfants de la guerre (ce soir, France 5) qui échangent leur passé: enfants de victimes, enfants de bourreaux, qui tentent de réparer la toile du chagrin et de la culpabilité. J'aime cette télévision-là. 


Vu dans:
Au nom de la race pure. 2009. James COHEN . Minnow Films. mardi 16.9.14. 23h40. France 5.

16 septembre 2014

Le poète aux ailes de papillon


"Quand nul ne la regarde
La mer n’est plus la mer.
Elle est ce que nous sommes
Lorsque nul ne nous voit..."
    Jules Supervielle. La mer secrète.

Si nul ne pense à moi, cesserai-je d’exister? Interrogation éternelle du poète de la métamorphose, aux ailes "fragiles comme des ailes de papillon" qui plus que quiconque pouvait chercher "une goutte de pluie qui vient de tomber dans la mer" car : 

Un jour quand nous dirons : « c’était le temps du soleil,
Vous souvenez- vous, il éclairait la moindre famille,
Et aussi bien la femme âgée que la jeune fille étonnée,
Et savait donner leur couleur aux objets dès qu’il se posait
Il suivait le cheval coureur et s’arrêtait avec lui,
C’était le temps inoubliable où nous étions sur terre,
Où cela faisait du bruit de laisser tomber quelque chose,
Nous regardions alentour avec nos yeux connaisseurs,
Nos oreilles comprenaient toutes les nuances de l’air
Et lorsque le pas de l’ami s’avançait nous le savions,
Nous ramassions aussi bien une fleur qu’un caillou poli.
Le temps où nous ne pouvions attraper la fumée,
Ah ! C’est tout ce que nos mains sauraient saisir maintenant.»


Lu dans:
Jules Supervielle. Gravitations. Le regret de la terre. Jules Supervielle. 1925

15 septembre 2014

Dernière tiédeur de l'année


"Que la nausée nous prenne de plus en plus souvent au spectacle du monde pourrait nous enlever le peu de conviction qui nous reste pour écrire. Ou, au contraire, nous donner une raison de plus de garder, de montrer cette vallée de l'autre jour qui s'ouvrait, s'épanouissait pour accueillir dans sa conque la lumière de l'après-midi. On voyait l'herbe luire au pied des arbres couleur de feu calme. Dernière tiédeur de l'année..."
Philippe Jaccottet


Lu dans:
Philippe Jaccottet. La seconde semaison. Carnets 1980-1994 NRF Gallimard. 1996. 233 pages. Extrait p.223