"Elle se hâte, avec lenteur."
La Fontaine.
"Brian et moi sommes en train de survoler le Mali à 8 000 m
d'altitude. Un fax de nos météorologues arrive pour nous demander de
rester à cette altitude afin de conserver une vitesse de 60 km/h.
Pas besoin d'ordinateur pour calculer que parcourir 45 000 km à
cette vitesse-là sans épuiser nos réserves de gaz est impossible.
(..) Nous décidons alors de désobéir et de monter à la recherche
d'un courant plus rapide. Nous le trouvons à 9 000 mètres: un petit
jet-stream de 120 km/h. Assez fièrement, j'empoigne le téléphone
satellite pour appeler notre centre de mission: - Eh, les gars, vous
ne trouvez pas que nous sommes de bons pilotes, là-haut? Nous volons
deux fois plus vite que ce que vous avez calculé! Je m'attends à des
félicitations, mais la réponse est cinglante: - Nous ne t'avons
jamais demandé de voler aussi vite. (..) Ouvre tout de suite ta soupape pour redescendre
de 1 000 mètres et ralentir. Je commence par protester: - Il n'en
est pas question. À 60 km/h, nous serons à court de gaz avant
d'avoir bouclé le tour complet. Laissez-nous voler vite! - Tu n'as
vraiment rien compris à notre stratégie? Tu as une zone de basse
pression sur ta gauche, et tu dois avancer à la même vitesse
qu'elle. Sinon, tu voleras très vite pendant vingt-quatre heures,
mais que se passera-t-il ensuite? Tu la dépasseras et quand tu
arriveras devant, au lieu de continuer vers l'est, tu t'enrouleras
autour d'elle dans le sens inverse des aiguilles d'une montre et tu
seras poussé vers le pôle Nord. Le météorologue marque une courte
pause avant de me poser une question qui changera ma vie. C'est
probablement la première fois que je comprends vraiment ce que
signifient vision à long terme et développement durable. Non pas
intellectuellement, mais dans mes tripes: - Toi, le soi-disant bon
pilote, là-haut, que veux-tu vraiment? Voler très vite dans la
mauvaise direction, ou lentement dans la bonne?
Le problème ainsi posé, la réponse devient évidente. J'ouvre la soupape
et nous perdons à la fois 1 000 mètres et 60 km/h. Cela nous permet de
rester sur la trajectoire optimale et de retrouver sur le Pacifique un
jet-stream qui nous fera passer la ligne d'arrivée à 230 km/h. Nous
n'aurions jamais réussi sans y avoir été forcés par nos météorologues.
Sans eux, nous serions allégrement partis à haute vitesse vers le pôle
Nord. Il est tellement gratifiant d'aller vite!"
B. Piccard. Changer d'altitude.
Lu dans :
Bertand Piccard. Changer d'altitude. 2014. Stock. 295 pages. Extrait p.280-281
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