26 novembre 2014

Se hâter avec lenteur


"Elle se hâte, avec lenteur."
     La Fontaine. 

   "Brian et moi sommes en train de survoler le Mali à 8 000 m d'altitude. Un fax de nos météorologues arrive pour nous demander de rester à cette altitude afin de conserver une vitesse de 60 km/h. Pas besoin d'ordinateur pour calculer que parcourir 45 000 km à cette vitesse-là sans épuiser nos réserves de gaz est impossible. (..) Nous décidons alors de désobéir et de monter à la recherche d'un courant plus rapide. Nous le trouvons à 9 000 mètres: un petit jet-stream de 120 km/h. Assez fièrement, j'empoigne le téléphone satellite pour appeler notre centre de mission: - Eh, les gars, vous ne trouvez pas que nous sommes de bons pilotes, là-haut? Nous volons deux fois plus vite que ce que vous avez calculé! Je m'attends à des félicitations, mais la réponse est cinglante: - Nous ne t'avons jamais demandé de voler aussi vite. (..) Ouvre tout de suite ta soupape pour redescendre de 1 000 mètres et ralentir. Je commence par protester: - Il n'en est pas question. À 60 km/h, nous serons à court de gaz avant d'avoir bouclé le tour complet. Laissez-nous voler vite! - Tu n'as vraiment rien compris à notre stratégie? Tu as une zone de basse pression sur ta gauche, et tu dois avancer à la même vitesse qu'elle. Sinon, tu voleras très vite pendant vingt-quatre heures, mais que se passera-t-il ensuite? Tu la dépasseras et quand tu arriveras devant, au lieu de continuer vers l'est, tu t'enrouleras autour d'elle dans le sens inverse des aiguilles d'une montre et tu seras poussé vers le pôle Nord. Le météorologue marque une courte pause avant de me poser une question qui changera ma vie. C'est probablement la première fois que je comprends vraiment ce que signifient vision à long terme et développement durable. Non pas intellectuellement, mais dans mes tripes: - Toi, le soi-disant bon pilote, là-haut, que veux-tu vraiment? Voler très vite dans la mauvaise direction, ou lentement dans la bonne? 
Le problème ainsi posé, la réponse devient évidente. J'ouvre la soupape et nous perdons à la fois 1 000 mètres et 60 km/h. Cela nous permet de rester sur la trajectoire optimale et de retrouver sur le Pacifique un jet-stream qui nous fera passer la ligne d'arrivée à 230 km/h. Nous n'aurions jamais réussi sans y avoir été forcés par nos météorologues. Sans eux, nous serions allégrement partis à haute vitesse vers le pôle Nord. Il est tellement gratifiant d'aller vite!"
    B. Piccard. Changer d'altitude.

Lu dans :
Bertand Piccard. Changer d'altitude. 2014. Stock. 295 pages. Extrait p.280-281

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