"Les maisons renaîtront sous leurs toits rouges, les ruines redeviendront des villes et les tranchées des champs, les soldats victorieux et las rentreront chez eux. Mais vous ne rentrerez jamais."
Roland Dorgelès. Les Croix de bois
"Non, c’est affreux, la musique ne devrait pas jouer ça… L’homme s’est
effondré en tas, retenu au poteau, par ses poings liés. Le mouchoir, en
bandeau, lui fait comme une couronne. Livide, l’aumônier dit une prière,
les yeux fermés pour ne plus voir. Jamais, même aux pires heures, on
n’a senti la Mort présente comme aujourd’hui. On la devine, on la
flaire, comme un chien qui va hurler. C’est un soldat, ce tas bleu ? Il
doit être encore chaud. Oh ! Être obligé de voir ça, et garder, pour
toujours dans sa mémoire, son ci de bête, ce cri atroce où l’on sentait
la peur, l’horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme qui
brusquement voit la mort là, devant lui. La Mort : un petit pieu de bois
et huit hommes blêmes, l’arme au pied. Ce long cri s’est enfoncé dans
notre cœur à tous, comme un clou. Et soudain, dans ce râle affreux,
qu’écoutait tout un régiment horrifiée, on a compris des mots, une
supplication d’agonie : « Demandez pardon pour moi…Demandez pardon au
colonel… » Il s’est jeté par terre, pour mourir moins vite, et on l’a
traîné au poteau par les bras, inerte, hurlant. Jusqu’au bout il a crié.
On entendait : « Mes petits enfants…Mon colonel… » Son sanglot
déchirait ce silence d’ép ouvante et les soldats tremblants n’avaient
plus qu’une idée : » Oh ! vite…vite…que ça finisse. Qu’on tire, qu’on ne
l’entende plus !... » Le craquement tragique d’une salve. Un coup de
feu, tout seul : le coup de grâce. C’était fini…
Il a fallu défiler devant son cadavre, après. La musique s’était mise à
jouer Mourir pour la Patrie et les compagnies déboîtaient l’une après
l’autre, le pas mou. Berthier serrait les dents, pour qu’on ne voie pas
sa mâchoire trembler. Quand il a commandé : « En avant ! » Vieublé, qui
pleurait, à grands coups de poitrine, comme un gosse, a quitté les rangs
en jetant son fusil, puis il est tombé, pris d’une crise de nerfs.
En passant devant le poteau, on détournait la tête. Nous n’osions pas
même nous regarder l’un l’autre, blafards, les yeux creux, comme si nous
venions de faire un mauvais coup.
Voilà la porcherie où il a passé sa dernière nuit, si basse qu’il ne
pouvait s’y tenir qu’à genoux. Il a dû entendre, sur la route, le pas
cadencé des compagnies descendant à la prise d’armes. Aura-t-il compris ?
C’est dans la salle de bal du Café de la Poste qu’on l’a jugé hier soir.
Il y avait encore les branches de sapin de notre dernier concert, les
guirlandes tricolores en papier, et, sur l’estrade, la grande pancarte
peinte par les musicos : « Ne pas s’en faire et laisser dire ».
Un petit caporal, nommé d’office, l’a défendu, gêné, piteux. Tout seul
sur cette scène, les bras ballants, on aurait dit qu’il allait « en
chanter une », et le commissaire du gouvernement a ri, derrière sa main
gantée.— Tu sais ce qu’il avait fait ?
— L’autre nuit, après l’attaque, on l’a désigné de patrouille. Comme il avait déjà marché la veille, il a refusé. Voilà…
— Tu le connaissais ?
— Oui, c’était un gars de Cotteville. Il avait deux gosses."
R. Dorgelès. id.
La France avec environ 600 fusillés pour l'exemple (1914-18) se situe en
seconde position derrière l’Italie, qui a exécuté 750 de ses soldats,
et devant le Royaume-Uni avec 306 fusillés dont le plus jeune exécuté
durant la guerre, âgé de dix-sept ans. L’Allemagne indique
officiellement 48 fusillés et le Canada 25 fusillés. La Belgique, 22. Il
y eut aussi de nombreuses exécutions dans l’armée russe. L’armée
américaine fait état de seulement 11 exécutions et essentiellement pour
des viols et des meurtres ; ce petit nombre s’expliquerait par le
meilleur encadrement médical des soldats, plus au fait des questions de
psychiatrie. Seules les forces d’Australie n’exécutaient leurs soldats
sous aucun motif.
Comme le suggère l'inoubliable "Né en 17 à Leidenstadt" (J-J Goldman), "qu'on nous épargne à toi et moi si possible très longtemps / d'avoir à choisir un camp."
Lu dans:
Roland Dorgelès, Les Croix de bois (1919), Albin Michel, chap. IX, « Mourir pour la Patrie », réédition Livre de poche, p. 149 à 151.
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