"La pluie est le mot de passe de ceux qui ont le goût pour une certaine suspension du monde. Dire que l'on aime la pluie c'est affirmer une différence."
Martin Page
Denis Grozdanovitch nous offre un merveilleux petit ouvrage sur
"le temps comme il va", jouant sur la double signification du
temps qui passe et du temps qu'il fait. Si aimer la pluie c'est
affirmer une différence, "ne sufflt-il pas, pour s'en persuader,
d'écouter les présentateurs météo de nos médias nous annoncer,
lorsqu'il va pleuvoir (et peu importe que la végétation ait dû
subir de dangereuses périodes de sécheresse) que le temps se
dégrade ? Et n'est-il pas vrai qu'avouer une certaine affection
pour la pluie vous classe immédiatement dans la catégorie des
atrabilaires et des grincheux? "
"À l'arrière de cette maison, s'ouvrait, tournée vers l'ouest, une
petite terrasse - vestige d'une ancienne grange - couverte d'un
auvent en tôle. Cette terrasse surplombait un vaste espace
permettant d'apercevoir, à la limite des champs, l'orée de la
forêt. Les intempéries arrivaient presque toujours de ce côté et
je me souviens du plaisir que je pouvais ressentir - la plupart du
temps en compagnie du chat assis à mes côtés - à regarder
s'amonceler les nuages avant-coureurs, puis à contempler l'avancée
des régiments serrés de la pluie. Le ciel commençait à
s'assombrir, les couleurs s'enfonçaient dans leur profonde et
mystérieuse essence, un petit vent se levait, parcourant d'un
frisson la végétation tout entière, et le monde paraissait se
recueillir comme pour une cérémonie propitiatoire adressée au dieu
Pan. Puis, au loin, par-dessus les frondaisons, on voyait
s'avancer le rideau vaporeux de l'averse et les premières gouttes
martelaient alors le toit de tôle, telles les notes éparses d'un
prélude pourxylophone géant. Ensuite, à la maniere d'une charge de
cavalerie, la précipitation s'avançait rapidement dans notre
direction, couchant les blés, criblant la végétation des talus,
puis finissait par s'abattre sur nous. Je ressentais un extatique
et ineffable bonheur à me tenir ainsi à cet endroit, bien protégé - .seules quelques poussières d'eau venant
effleurer mon visage -, à écouter le tambour polyphonique de la
pluie sur le toit. Le fil intérieur de mes songeries se retendait
alors jusqu'à ces mêmes instants de plénitude enfantine dans la
maison de mes parents, au bord du fleuve ... et il me semblait que
le chat immobile, en posture de sphinx à mes côtés, était non
seulement en parfaite empathie avec mes sensations mais encore,
clignant doucement des yeux, les approuvait de son antique sagesse
égyptienne. Une fois la pluie bien établie, je rentrais à
l'intérieur, retrouvais ma table de travail et me mettais à écrire
avec une aisance qui me paraissait découler du rythme même des
gouttes tambourinant sur le toit. Il me semblait que ce rythme
s'imposait par mimétisme à mes doigts sur les touches et
aboutissait à ce que les mots et les images s'enchaînent avec
facilité, s'intégrant avec fluidité à l'éternel « cours des choses
» ... Combien de pages n'ai-je pas écrites ainsi, durant ces
années-là, en état de transe « déliquescente », porté par la
sensation de flotter telle une plume dérivant sur le dos d'un
fleuve?"
Denis Grozdanovitch. Petit éloge du temps comme il va. Gallimard 2014. Folio 5820. 132 pages. Extraits pp 24-25, 44-45.
Martin Page. De la pluie. Ramsay, 2007.
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