"N'importe qui peut éprouver à un moment ou l'autre la stupeur d'être."
Roger Vailland
"Le paysage défile lentement devant mon bonheur, mais aussi au devant
mes interrogations. Comment peut-il y avoir des destin aussi différents
pour les habitants d'une même planète? (..) Je ressens cruellemerment la
fragilité, la précarité de mon état. À quoi sert tout cela, tout ce que
je vis, tout ce que je vois, tout ce que je sais ou que j'ignore? Que
reste-t-il de mes connaissances scientifiques, de mes convictions
philosophiques, de mes points d'exclamations pleins d'assurance, lorsque
je me demande à quoi sert la vie, à quoi sert leur vie, à quoi sert ma
vie? (..) Il y a comme une vibration nouvelle qui me parcourt devant
cette interrogation sans réponse et qui me fait mystérieusement
ressentir que je suis entièrement vivant. La question est maintenant
totale, ma présence à moi-même également. La lumière a quelque peu
changé; elle est plus précise, les couleurs sont plus vives, tout comme
les sons qui me parviennent avec davantage de clarté. (..) Je suis porté
par ce mystère qui s'ouvre non seulement sur le sens de la vie mais sur
le fait même d'être en train d'exister. Depuis un instant, j'accepte de
ne pas trouver de réponses, j'accepte d'être bercé par le doute, de
laisser l'inconnu prendre possession de mon paysage intérieur, et je me
sens mieux sans certitudes. Dans cet état, il est facile de suivre une
trace dans le ciel en ignorant totalement où elle me conduira. Mais mon
intellect ne peut s'empêcher de se remettre au travail pour me murmurer:
« Voilà, voilà, tu as trouvé. La spiritualité, ce n'est pas une idée
abstraite, c'est la sensation pleine et complète de te sentir exister.
Et le sens de la vie, c'est de t'ouvrir à ce miracle à travers
l'acceptation du doute et de l'inconnu. Seul le mystère peut t'ouvrir à
cette dimension de l'existence. Très vite, cette pensée se transforme en
réponses, en nouvelles certitudes, et se met à dissiper l'expérience
comme un voile fragile qu'une tempête déchire. J'assiste, impuissant, à
la disparition de ma sensation d'exister pour revenir, malgré moi, dans
l'univers du connu. Seuls demeurent alors le déjà lointain souvenir d'un
moment de vie totale et l'intense désir de retrouver le merveilleux
mystère d'une question sans réponse. »
Bertrand Piccard. Carnet de bord.Lu dans :
Bertand Piccard. Changer d'altitude. 2014. Stock. 295 pages. Extrait p.238-239
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire