21 septembre 2014

En spectateur coupable

"J'écris dans ce pays où l'on parque les hommes
dans l'ordure et la soif, le silence et la faim."
Louis Aragon

"Freetown a pris des allures de ville fantôme. Jeudi encore, la capitale de la Sierra Leone grouillait d'activité, avec ses échoppes, ses embouteillages, concerts de klaxons et ses innombrables piétons. Depuis vendredi 19 septembre, date de l'entrée en vigueur du couvre-feu de trois jours décidé par le gouvernement, pour tenter d'enrayer l'épidémie du virus Ebola, seuls les véhicules utilitaires et des urgences circulent encore. Toutes les boutiques ont fermé. La population a reçu l'ordre de rester confinée, autorisée à ne sortir que pour des besoins essentiels. Certains endroits comptent plus de chiens errants que de passants. (..) Et quand on traverse les quartiers misérables de la capitale où la population vit dans le dénuement et un habitat délabré, au bord de l'estuaire, dans des conditions particulièrement propices aux maladies infectieuses, on comprend l'inquiétude d'une propagation plus forte de l'épidémie. (..) Les gens dénient cette réalité et pensent que ce sont des manipulations de politiciens qui veulent que des gens meurent pour réduire la taille de la population."

Thomas Merton a écrit en 1970 un court ouvrage que je reçus comme un message personnel intitulé " Réflexions d'un spectateur coupable". Ce sentiment m'habite plus que jamais face à l'actualité du monde, et au tri qu'on en fait pour éviter l'épouvante d'une violence parfois insoutenable: on se rabat sur les titres de la presse rabâchant sur le retour de Sarkozy, le péquet et les échasses, le duel à fleurets mouchetés entre Charles Michel et Didier Reynders, l'interdiction des oreillettes en F1 à Singapour, la grève des pilotes d'Air France. Tout pour occulter le complainte incessante depuis des siècles des victimes "parquées dans l'ordure et la soif, le silence et la faim" qui ne nous rassurent que parce qu'elles vécurent à une époque révolue, ou qu'elles sont loin.


Lu dans:
Louis Aragon. Exergue des Sept poèmes d'amour en guerre de Paul Eluard (1945).
Paul Benkimoun. Le jour où Freetown s’est figée dans le silence. Le Monde. 20.09.2014
Thomas Merton. Réflexions d'un spectateur coupable (Conjectures of a Guilty Bystander), Albin Michel, Paris, 1970.

Aucun commentaire: