21 janvier 2025

Gwarosa, la mort par surmenage

 


 « Si vous connaissez un homme seul de plus de 50 ans, prévenez votre mairie.(*) » 
                    

                      

C'est L’envers du miracle sud-coréen (Samsung, LG, Hyunsai, Daewoo), dont les responsables prônent la semaine de soixante-neuf heures et la retraite à 75 ans. Technologie de pointe, tubes de variété fredonnés sur tous les continents, séries à succès, cinéma mondialement reconnu : la Corée du Sud jouit d’une image particulièrement positive. Un peu comme si, dans bien des domaines, Séoul montrait la voie au reste du monde. Pourquoi dans ce cas avoir créé un mot pour décrire la mort par surmenage? Gwarosa.  L'âge de la retraite y est officiellement de 60 ans, mais les rémunérations des travailleurs les plus âgés y sont dégressives, au prétexte de favoriser l’emploi des jeunes. Ainsi les dernières années de travail — celles qui comptent pour le calcul de la retraite — sont-elles caractérisées par une fonte des salaires, parfois amputés d’un tiers. Alors que les personnes âgées de plus de 65 ans représentent la moitié de la population pauvre, la Corée du Sud affiche un taux de suicide vertigineux de 61,3 pour 100 000 chez les plus de 80 ans (contre 33,3 pour les personnes de 75 ans ou plus en France). En Belgique, une récente étude sur le bonheur des personnes âgées, menée par le professeur Stéphane Adam (ULiège), conclut sur une réconfortante note de 7,5 sur 10, supérieure au niveau de bonheur moyen de la population active (6,6 sur 10). Faut-il en conclure que "Gwarosa" n'est pas belge, et que vieillir n'y est pas une malédiction?



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Banderole sur la mairie de Seong-buk (Séoul), campagne de lutte contre le suicide des personnes âgées sans travail, particulièrement préoccupant chez les hommes.

20 janvier 2025

Sagesse amérindienne pour une intronisation


"Quand le dernier arbre sera abattu
la dernière rivière empoisonnée
le dernier poisson capturé
alors vous vous apercevrez
que l'argent ne se mange pas."
        Prophétie amérindienne


Moment choisi pour réviser ses classiques, on assistera ce lundi à la célébration de ce concept central dans la culture et la pensée grecque antique, l’ubris (ou hybris, en grec ancien : ὕβρις). Quand un petit groupe d'êtres aussi cupides que serviles, oublieux qu'un grand pouvoir donne de grandes responsabilités, s'installent dans la démesure, l'arrogance et la transgression des limites (l'ubris), le chaos et la révolte guettent (la némésis). Il est trop tôt pour discerner à ce stade la fin de l'histoire, mais le moment est opportun pour réorienter notre admiration vers ces innombrables modestes qui par le monde pratiquent la douceur, le choix de l'essentiel et des oubliés de la fortune, le souci pour le dernier arbre, la dernière rivière et le dernier poisson. 


18 janvier 2025

Méditation dans un jardin de pierre et de sable

 "Les lignes du râteau peignent la terre, la rident comme une eau. (..) Des moines, en Extrême-Orient, ont créé des jardins de méditation à partir de ces lignes et de quelques pierres. Cela ne me surprend pas, car les dessins du râteau produisent une sorte d'apaisement intérieur, un sentiment de plénitude silencieuse. Pourquoi ? Ai-je coiffé la terre comme je coiffe encore quelquefois mon enfant, qui n'est plus une enfant ? Ce travail facile, ces gestes qui s'accommodent de la lenteur et de la distraction, brisent la mince écorce que la chaleur avait rendue imperméable, opaque ; on voit de nouveau la matière plus sombre, intime, vivante de la terre. Celle-ci s'est rouverte en même temps qu'elle s'est ordonnée. Ressemblerait-elle à ces persiennes qui laissent passer la lumière en la striant ? Je ne sais trop. Sans doute faut-il plutôt penser à des ondes, à la vibration d'une voix, à l'écriture d'un chant... On aurait fait apparaître un chant à la surface de ce sol qui nous porte et nous recevra ; une fois que c'est achevé, comme devant une surface de neige fraîche, on hésite à y marquer son pas." 
                            Philippe Jaccottet. 

                                   


Espaces de méditation où la nature se transforme en une œuvre d'art épurée, les jardins zen ("karesansui" dans la tradition japonaise) sont imprégnés de symbolisme et de spiritualité. L’acte de peigner la terre avec un râteau, geste simple et répétitif réalisé avec soin par les moines, n’est pas seulement une tâche esthétique, mais une méditation en soi, évoquant une quête d’ordre et d’harmonie. Les motifs ondulants symbolisent souvent l’eau, des vagues ou des courants, chaque coup de râteau est une manière de structurer le désordre apparent, métaphore qui s’applique également à l’esprit. Comme un jardin nécessite un entretien constant pour rester beau et ordonné, l’esprit humain doit être régulièrement "peigné" pour empêcher l’encombrement des pensées et des émotions négatives. Geste simple allégorique par ailleurs de l'impermanence, les motifs tracés dans le sable étant éphémères : un coup de vent, une pluie ou même un nouveau jour viendra les effacer. Loin d’être une source de frustration, cette impermanence est acceptée comme une vérité fondamentale de l’existence. L’effacement des motifs invite à lâcher prise sur l’attachement et à aimer le renouveau constant. Enfin, ces jardins rappellent l’humilité de l’homme face à la nature. Le gravier et les pierres ne sont pas modifiés dans leur essence, mais disposés avec respect pour révéler leur beauté inhérente. En peignant la terre, les moines ne dominent pas la nature, ils collaborent avec elle. Ce dialogue silencieux rappelle que l’homme est un gardien de la nature, non pas son maître.


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Philippe Jaccottet. À travers un verger - Les Cormorans - Beauregard. Gallimard. 1984. 112 pages.

15 janvier 2025

Amères victoires


"Et qui pourrait sans toi calmer mon inquiétude ?
Soulager ma fureur, ou finir mon ennui ?" 
                        Racine. Andromaque. Acte II, scène 1


Portée au théâtre Le Public par des acteurs fort investis, la très classique Andromaque de Racine réactive la mythique guerre de Troie, s'interrogeant sur les conséquences des guerres et les blessures, tant physiques que morales, qu'elles infligent. Question bien actuelle, le  mal des vétérans étant devenu une question de santé publique dans les pays occidentaux. Au cours des années 2000, pour 1 soldat mort au combat, on comptait 10 suicides de vétérans du Vietnam, guerre pourtant officiellement terminée 25 ans plus tôt. 1 892 drapeaux américains ont ainsi été plantés le 27 mars 2014 sur le Mall à Washington, en hommage aux vétérans qui s’étaient donné la mort depuis le 1er janvier de la même année, soit 22 par jour en moyenne. Aujourd’hui, le taux de suicide chez ces soldats US reste deux fois plus élevé que dans l’ensemble de la population. Plus interpellant encore, en 2008 une enquête de la BBC donnait le chiffre de 260 suicidés parmi les vétérans de la guerre des Malouines (1982), alors que les combats avaient fait 214 morts, et que l'Angleterre était sortie victorieuse de ce conflit. La facture humaine à payer, que l'on soit vainqueur ou vaincu, pour un conflit armé est souvent lourde et se décline dans le temps long.


Lu dans:
Pierre Conesa . Un cinéma post-traumatique. Le Monde diplomatique. Janvier 2025. Extrait page 28
Patrick Clervoy, Lendemains de victoires, amertume du vétéran, dans Victoire ! La fabrique des héros. Victoire ! la fabrique des héros. Sylvie Leluc, Christophe Pommier, Collectif. In Fine. 2023

Sources:
Robert Bossarte et Janet Kemp. Suicide data report, 2012
Department of Veterans Affairs. Jada F. Smith. Using flags to focus on veteran suicides.
The New York Times. 27 mars 2014. National veteran suicide prevention annual report
Department of Veterans Affairs. Office of Mental Health and Suicide Prevention. septembre 2022

Sagesse de Marguerite Yourcenar

 " Vous êtes médecin, dit le capitaine. – Oui, dit Zénon. Entre autres choses. – Vous êtes médecin, reprit le Flamand têtu. Je m’imagine qu’on se lasse de recoudre les hommes comme on se lasse d’en découdre. N’êtes-vous pas fatigué de vous relever la nuit pour soigner cette pauvre engeance ? – Sutor, ne ultra… repartit Zénon. Je tâtais des pouls, j’examinais des langues, j’étudiais des urines et non pas des âmes… Ce n’est pas à moi de décider si cet avare atteint de la colique mérite de durer dix ans de plus, et s’il est bon que ce tyran meure. Le pire ou le plus sot de nos patients nous instruisent encore, et leurs sanies ne sont pas plus infectes que celles d’un habile homme ou d’un juste. Chaque nuit passée au chevet d’un quidam malade me replaçait en face de questions laissées sans réponse : la douleur et ses fins, la bénignité de la nature ou son indifférence, et si l’âme survit au naufrage du corps."
                        Marguerite Yourcenar.

                                 


Chaque rencontre apporte son lot de confidences, elles-mêmes révélatrices de notre part d'ombre et de lumière. Les entendre sans porter de jugement s'apprend.


Lu dans:  
Marguerite Yourcenar. L’Œuvre au noir, citée par ...
... Sarah Chiche. Les Alchimies. Seuil. 2023. 240 pages.

13 janvier 2025

Succès trompeurs

 "Je suis célèbre au Japon pour un livre que je n’ai pas écrit, et je ne sais pas combien de lecteurs font semblant de l’avoir lu."   
                        Dany Laferrière

                            


Réflexion sur l’illusion et la réalité d'un succès, effet d'image rencontrant une attente ponctuelle d'un public soucieux de s'enthousiasmer. Succès parfois destructeur, brûlant les ailes de ces artistes s'étant approchés trop rapidement, ou trop jeunes, d'un soleil aussi grisant que toxique.


Lu dans:
Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages

11 janvier 2025

L'année qui va, l'année qui vient

"À la fac, un professeur nous avait dit, l'index levé et l'air docte : «N'oubliez jamais, derrière tout grand médecin se cache un grand cimetière. » 
                            Baptiste Beaulieu

                                 

L'auteur, médecin généraliste, citant son professeur de fac, ne devait pas être au top ce jour-là!  Je me prends pourtant au jeu et ouvre mon logiciel médical pour l'an 2024 en optant pour la mention "décédés": une rangée de cimetière au moins, sans compter les crémations. Je quitte le lieu au plus vite pour en revenir à la mention "actif(ve)s", une arborescence de visages de tous âges et de toutes cultures, souriants ou graves, qui me font envisager l'année 2025 avec infiniment plus d'optimisme. 


Lu dans:
Baptiste Beaulieu. Où vont les larmes quand elles sèchent? L'Iconoclaste. Proche. 2023. 230 pages. Extrait p.153

10 janvier 2025

Silence, il neige

 

"Quand il neige à plein temps
C'est comme du silence qui tombe."
                                Félix Leclerc



Le grand vent angoisse, la neige évoque la sérénité, le mystère et le recueillement. La neige devient une matière intangible, presque spirituelle, qui recouvre le monde de son voile feutré. Le temps paraît ralenti, le paysage devient une toile vierge où tout semble possible. Le silence est palpable, non pas comme une absence de son, mais comme une présence douce et enveloppante prêtant à l'introspection. Moment de pause dans nos vies trépidantes, qui nous plonge dans nos images d'enfants et dans ce monde simple où tout redevient possible. Beauté éphémère et intemporelle, ce qui ajoute à son charme.



09 janvier 2025

S'émerveiller

 "Le paysage bucolique, c’est celui qu’on croise sur le chemin du travail et qu’on prend la peine de regarder un certain temps, il peut donner cette sensation de bonheur serein. Le paysage sublime est celui que l’on recherche durant ses vacances. Il a une fonction plus écrasante, c’est davantage l’idée d’un bonheur intense. L’être humain a surtout besoin de sérénité pour le moment."
                                Bruno Humbeeck

                             


Le paysage sublime se prépare, se choisit, laisse une empreinte. Le paysage bucolique, ce peut être aujourd'hui, inattendu. La neige et son silence, tous bruits assourdis, sa capacité de créer un paysage en noir et blanc, d'iriser la lumière d'un soleil frisant. Sublime ou bucolique, l'un n'exclut pas l'autre, La faculté d'émerveillement, de ne pas être blasé, est un cadeau de la vie.


Lu dans:
Bruno Humbeeck. Éduquer à l’émerveillement. Racine. 2024. 196 pages.

07 janvier 2025

Au fil de l'eau et de soi-même

 "Mon plaisir est encore d'accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l'eau qui coule, de l'eau qui mène la vie ailleurs."
                Gaston Bachelard

                             


Se laisser guider par le fil de l'eau, dans sa pente naturelle, "qui mène la vie ailleurs" est une rêverie sur l'avenir. D'autres, comme Jean-Paul Kauffmann ont fait le choix de remonter la Marne. Autre démarche, remonter le temps et dans le cas de ma Marne, remonter l'Histoire d'une région snobée, d'une guerre meurtrière, d'un auteur (ancien otage à Beyrouth) plongeant dans les souvenirs de son histoire personnelle. 


Lu dans:
Gaston Bachelard. La Poétique de la rêverie. PUF. 1978. 192 pages.
Jean-Paul Kauffmann. Remonter la Marne. Fayard. 2013. 264 pages

05 janvier 2025

L'ombre de ton ombre

 "Imaginez un objet sans ombre : il paraîtrait irréel. L’ombre est donc un double très particulier, qui ne remplace pas, mais au contraire atteste la réalité des choses. Ombre portée, reflet ou écho, prolongements du réel qui font corps avec lui. "
            Yves Tanguy, Clément Rosset


                             

Et voila que s'inversent les choses: l'ombre serait ce qui atteste de la réalité d'un objet, ou d'un être, au lieu de n'être que son double accidentel, un caprice de la lumière. Ou avec Brel, le privilège de "n'être que l'ombre de ton ombre, l'ombre de ta main, l'ombre de ton chien."  L'ombre devient ce qu'on a de plus proche.


Lu dans:
Yves Tanguy, Clément Rosset. Ombres au tableau. Récit Barbara BohacDans Philosophie Expresso. L'œil et l'esprit. Publié le 29 août 2012

04 janvier 2025

Du pain pour les oiseaux et pour la vie

 "En approchant, je ralentis toujours le pas. À peine, mais je ralentis. Instinctivement. Et j'inspire à pleins poumons. Je ferme les yeux parfois, une seconde, pour concentrer mes sens sur l'odorat. Même si je n'entre pas, je ralentis. Et je respire. La bonne odeur du pain chaud.

La boulangerie au coin de la rue propose des fournées plusieurs fois par jour. Je connais les horaires. Il m'arrive de faire un détour pour humer ce parfum inimitable. Je me poste discrètement devant la bouche d'aération, là où sortent les effluves tièdes. Et je respire. Plus qu'une satisfaction gourmande, j'y trouve un apaisement. Certains se ressourcent à l'air pur de la campagne ou de la montagne, dans les embruns salés de l'océan. Moi, c'est devant une boulangerie que je reprends pied. Le pain exprime la chaleur du four, le travail de l'homme, les épis dans les champs, la générosité de la terre, la nourriture de toujours. Ça sent le réconfort, l'inaltérable. Sur cette odeur, je peux m'appuyer. Elles convoquent les tartines beurrées, trempées dans le café, les quarts de baguette garnis de carrés de chocolat, les tranches épaisses avec le fromage et le vin, les canapés toastés les jours de fête. Et le pain rassis émietté pour les oiseaux sur le rebord de la fenêtre." 
                                    Anne-Dauphine Julliard


Un beau texte qui nous offre pour ce début de weekend une madeleine de Proust actualisée. A La Panne par exemple, premières vacances "à la mer", je marche à peine mais l'odeur entêtante des baguettes chaudes m'est restée. 


Lu dans:
Anne-Dauphine Julliard. Ajouter de la vie aux jours. Les Arènes 2024. 140 pages. Extrait p 110

03 janvier 2025

Eteules

   "Les éteules sont ces chaumes qui restent dans les champs après qu’on les a moissonnés. Elles forment un vaste tapis, un paillasson plutôt, qui s’étend, jaune cuivré, jusqu’aux lointaines limites de la parcelle. Un territoire sans fin à hauteur d’enfant, où les gamins, justement, peuvent courir à perdre haleine. Comme ces bords de mer irrésistibles qui donnent envie de se précipiter vers le grand horizon où les lignes se mêlent."
                                Francis Grembert


Magie des mots, "éteules" par exemple que je ne connaissais guère, et la description qu'en donne Francis Grembert. On lit et on replonge en enfance. Souvenirs des grands espaces vierges invitant à courir vers un horizon qu'on imagine. Un jour j'interrogeais un de mes fils, la veille d'un très long périple tentes/vélos avec sa nombreuse famille, sur les motivations de pareille aventure. "Pour connaître une fois encore l'ivresse du départ le premier jour, calé sur sa selle, la longue route s'ouvrant devant nous sans pouvoir imaginer ce qu'on va découvrir jour après jour."  Qui ne rêve de connaître pareille ivresse dans un quotidien morne?


Lu dans :
Francis Grembert. Les Deux Tilleuls. Arléa. 2025. 112 p

02 janvier 2025

La boulangerie normande

 "Je croise ce matin un enfant qui portait sous le bras une baguette fraîche. Il s'est arrêté à ma hauteur pour déchirer le croûton et mordre à pleines dents la croûte craquante. J'ai souri. De ce geste immémorial. De cette tradition ancestrale. Combien de pains arrivent à destination privés de leur tête ? Quand Gaspard était allé acheter le pain tout seul pour la première fois et qu'il était rentré avec un air contrit et une baguette copieusement entamée, j'avais jubilé sans rien dire. La coutume perdure. L'instinct des petits bonheurs l'emporte, les joies simples se transmettent. Dans le croustillant du quignon et le moelleux de la mie."

                            Anne-Dauphine Julliard


La boulangerie normande a fermé ses portes. Les clients s'y pressaient en file sur le trottoir le dimanche, insensibles à son cadre vieillot et au temps d'attente. On s'habitue progressivement aux volets baissés, mais le matin on guette encore l'odeur du pain frais. Ce qui fait le bonheur d'une journée est imperceptible, mais on ne s'en aperçoit que lorsqu'il disparaît.


Lu dans:
Anne-Dauphine Julliard. Ajouter de la vie aux jours. Les Arènes. 2024. 140 pages. Extrait p 112

01 janvier 2025

Première page

 

"Le plus beau des océans
est celui que l’on n’a pas encore traversé.
Le plus beau des enfants
n’a pas encore grandi.
Les plus beaux de nos jours
sont ceux que nous n’avons pas encore vécus.
Et les plus beaux des poèmes que je veux te dire
sont ceux que je ne t’ai pas encore dits."
                                Nâzim Hikmet


Première heure du premier jour, quel calme dans la rue, toute pétarade et feux de bengale éteints. Interdits, il n'y en eut jamais autant, le plaisir de transgresser crée une impression d'aventure à celui qui n'a rien à vivre. Il reste comme un fond de migraine,  tenace, une mauvaise ivresse sans avoir bu. Première page d'un nouveau cahier, Qu'y écrirons-nous?  


Lu dans:
Nâzim Hikmet. Il neige dans la nuit et autres poèmes. 1945



31 décembre 2024

De Janus à Sylvestre

 "Connaître le passé pour regarder vers l'avenir."



Chaque année, lorsque la dernière page du calendrier se tourne, le monde se rassemble pour célébrer le passage d'une année à l'autre. Au cœur de ces festivités, la Saint-Sylvestre émerge comme une célébration universelle, un pont entre le passé et l'avenir, un moment où le temps semble suspendu entre les dernières heures d'une année écoulée et les promesses d'une nouvelle aventure. Bien avant la Saint Sylvestre, on fêtait à cette date le dieu Janus aux deux visages, qui pouvait simultanément avoir une vision vers l'avant et vers l'arrière, une connaissance du passé et du futur. Modeste réflexion à inclure dans nos vœux sous le gui, permettant de tourner la page sans pessimisme excessif.


29 décembre 2024

Une souffrance partagée

 "Je pense à eux parfois. Ces trois médecins qui nous ont annoncé la mort de Gaspard. Deux hommes et une femme. Ils étaient plus pâles que nous en entrant dans la pièce. Ils savaient. Je pense à eux parfois. Et je me demande quel a été pour eux ce 21 janvier. Qu'ont-ils fait après ? Que peut-on faire après avoir annoncé à des parents le suicide de leur enfant? Sont-ils repartis dans leur service, auprès d'autres patients? Sont-ils rentrés chez eux serrer dans leurs bras ceux qu'ils aiment ? Qu'ont-ils fait de leur journée ? Et qu'ont-ils fait de leur peine ? Car nous avons senti leur peine discrète mais sincère. La femme nous a raccompagnés jusqu'à la sortie. Au moment de franchir la porte qui nous conduisait à notre vie sans lui, elle m'a caressé le bras. (..) Dans le poids de sa main, j'ai perçu la compassion d'une femme, d'une mère. La blouse blanche ne laissait voir que le médecin. Son geste m'a rappelé son humanité. (..) Je pense à eux parfois. Souvent même."  

                                Anne Dauphine Julliard



On ne sort pas indemne des drames humains qu'on accompagne, le masque et le latex des gants protègent de l'infection, pas de l'émotion. Un jour dans un ascenseur bondé des Cliniques Saint Luc, seule dans sa bulle, une jeune assistante pleurait silencieusement. Je ne saurai jamais pourquoi, ni ses compétences. Et pourtant, devrais-je être malade, c'est vers ce genre de médecin que je crois que je m'orienterais.



Lu dans:
Anne Dauphine Julliard. Ajouter de la vie aux jours. Les Arênes. 2024. 144 pages. Extrait pp.91-92

28 décembre 2024

Sagesse de Nâzim Hikmet

 

"Aujourd’hui c’est dimanche.
Pour la première fois aujourd’hui
ils m’ont laissé sortir au soleil,
et moi,
pour la première fois de ma vie,
m’étonnant qu’il soit si loin de moi
qu'il soit si bleu
qu’il soit si vaste
j’ai regardé le ciel sans bouger.
Puis je me suis assis à même la terre, avec respect,
je me suis adossé au mur blanc.
En cet instant, pas question de gamberger.
En cet instant, ni combat, ni liberté, ni femme.
La terre, le soleil et moi.
Je suis heureux."
                    Nâzim Hikmet


Treize années passées dans les prisons turques, avant de connaître l'exil, ont fait de Nâzim Hikmet un symbole, un porte-voix. Mais avant tout un homme, dont les paroles s'adressent à chacun de nous. Sortir de ces prisons - qui ne sont pas des bagnes - mais empêchent de vivre, - un simple bégaiement, un visage dysharmonieux, une répartition du gras aux mauvais endroits, une lenteur à comprendre, et pire encore à répondre, l'impression d'être né(e) au mauvais endroit, à la mauvaise époque, la culpabilité sourde de ne pas avoir été la bonne fille, la bonne mère, le bon amant, bref de n'être qu'un papillon qui ne peut s'extraire d'une chenille chiffonnée... Et puis un jour, par quel miracle, sortir au soleil, s'étonner, regarder le ciel sans bouger, et "en cet instant, ni combat, ni liberté, ni femme", s'émerveiller de la terre, du soleil et de soi, enfin simplement être heureux. 


Lu dans:
Nâzim Hikmet. Il neige dans la nuit et autres poèmes. Claude Roy (Préface), Münevver Andaç (Traduction), Güzin Dino (Traduction). Gallimard. 1999. 420 pages

27 décembre 2024

Sagesse de Hannah Arendt

 "Avec la naissance, les parents ne donnent pas seulement la vie, ils font entrer un monde »
                        Hannah Arendt

                                 


Si on ne choisit pas ses parents, être né quelque part, comme le chante Maxime Leforestier, signifie entrer dans une culture, des coutumes, une civilisation particulière. Un monde de sons, de saveurs de cuisine, de senteurs d'épices, une luminosité propre et une multitude d'interactions avec la réalité observées dans sa famille. La naissance d'un enfant le plonge dans une réalité autre que la sienne, et qui le précède. Je rêvais à tout cela hier soir en découvrant le beau montage réalisé par mes frères à l'occasion de notre réunion de Noël rassemblant la famille élargie aux enfants et petits-enfants. Amusante et parfois émouvante succession de clichés sépias, de courtes vidéos d'enfants rieurs, mêlant comme dans un rêve les grands-parents disparus et les arrivées successives des beaux-enfants , des bébés et puis des chiens. On sourit de tant d'élégance avant que les tailles ne s'alourdissent, de tant cheveux sur les crânes, de cette avalanche de goals marqués et de courses à pied remportées presque sans effort. On balise les époques en distinguant les modèles de voiture, la longueur des robes des filles et celle des rouflaquettes des garçons. Et je saisis soudain mieux l'expression "fondu-enchaîné" qui relie les dias. Enchaîné, on entre dans la vie sur un projet initié par les parents, démuni de toute expérience propre - tout cela nous sera donné. On entre dans la vie et on entre dans un monde. Fondu, on le quitte sur la pointe des pieds, tout aussi démuni mais en laissant derrière nous un monde où nous avons laissé trace et qui ne demande qu'à être transmis. L'immortalité a un sens si on accepte de ne pas se casser la tête, acceptant avec humilité que ce passage a un sens et qu'aucune dissolution n'est vaine.


Lu dans:
Hannah Arendt. La Crise de la culture. La Crise de l’éducation. Gallimard. 1968. Folio Essais. 1989. 384 pages
Bérénice Levet. Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt . L’Observatoire. 2024. 240 pages.

26 décembre 2024

L'eau, la pierre


« L’eau qui doucement effleure
la pierre énorme
avec le temps en vient à bout.
Tu vois, ce qui est dur a le dessous. » 
                            Bertolt Brecht


La patience de l'eau sans doute, mais aussi la patience des hommes, et leur savoir-faire capable de reconstruire une cathédrale. Témoins précieux pour garder le cap quand l'obscurité gagne.


Lu dans:
Marina Touilliez. Parias. Hannah Arendt et la « tribu » en France (1933-1941). préfacé par Martine Leibovici. L’Echappée. 2024. 512 pages

24 décembre 2024

Angels We Have Heard On High

 

"Silent night, holy night!
All is calm, all is bright."  
                    Trad. chrétien


Qui entend un hélicoptère tournoyer pendant une heure au-dessus de sa maison, un soir d'hiver avant Noël, devine qu'il ne s'agit pas d'un baptême de l'air ou d'un Son et Lumière. Ceux qui on vu le final du magnifique film Des hommes et des dieux consacré au massacre des moines de Tibhirine se souviendront du caractère profondément anxiogène de ce bruit. A moins d'un kilomètre, un homme - un de plus hélas - est mort d'une balle dans la tête. On se rassure en lisant qu'il s'agit d'un règlement de comptes lié à la drogue, mais quel gâchis. Je l'imagine, petit jésus bercé par sa mère dans l'ancienne clinique Sainte Anne, pesé et ausculté tous les mois à l'ONE, m'ayant consulté peut-être pour une varicelle, un nez qui coule et des coliques, ayant appris à lire à la même école que mes enfants et à rouler à vélo sur nos trottoirs. Tout ça pour finir ses jours en vendant des misérables pacsons à la station Aumale, quelle absurdie. Qui ne se souvient de l'émouvant Silent Night chanté a capella à Central Park par Simon & Garfunkel, sur fond de news relatant les bombardements sur le Vietnam? Je l'ai revécu avant-hier à l'ombre du sapin, l'oreille gauche charmée par une playlist d'hymnes religieux, l'oreille droite assourdie par le claquement des pales tournoyant au-dessus du quartier, et depuis cette dissonance me reste dans la tête. J'ai de tout temps eu le Noël difficile, mais cette année encore plus que de coutume. Faudra-t-il être sourd et aveugle, et la TV en panne, pour vivre désormais Noël dans la sérénité? 


Lu dans:
Des hommes et des dieux. Film français. Réal. Xavier Beauvois. 2010. Inspiré de l'assassinat des moines de Tibhirine en Algérie en 1996
Simon & Garfunkel. 7 O’Clock News/Silent Night. Track 26 on Old Friends. Producer Bob Johnston. 10 octobre 1966.

23 décembre 2024

Sagesse

 "J’ai, un jour, demandé à ma grand-mère si le fait pour elle de rester assise sur la galerie à boire du café toute la sainte journée était une preuve de sagesse. Elle m’a répondu, avec un léger sourire, qu’une bonne part de cette sagesse vient de son arthrite qui la fait tant souffrir. Mais je sais aussi que ce sourire vient de son intelligence qui l’a si gentiment convaincue que rester immobile permet de saisir autrement la vie. Elle se verse une tasse de café qu’elle sirote tranquillement avant d’ajouter qu’il vaut mieux ne pas savoir ce qu’est la vie du moins tant qu’on est vivant." 

                                Dany Laferrière. L’art de rester immobile.


Complimentant une patiente, durement éprouvée par la maladie, pour son courage à y faire face, elle me coupa: "Il n'y a aucun courage à ne pas se plaindre, je n'ai de toute manière pas le choix, alors pourquoi embêter le monde . On ne lutte pas contre cette maladie, on est heureux quand elle s'endort un peu.  On ne la combat pas, on pactise." Ce jour-là, je la trouvai non seulement courageuse, mais philosophe. 


Lu dans:
Dany Laferrière. L'art presque perdu de ne rien faire. Collection bleue. Grasset. 2014. 432 pages

22 décembre 2024

Ubi amici

 " Quand donc est-on chez soi ? »   
                Barbara Cassin

               


Quand donc est-on chez soi ? se demande Barbara Cassin dans son livre sur la nostalgie, où elle fait référence à Ulysse. Est-ce dans le bref moment  de la nuit prolongée avec Pénélope à Ithaque, ou bien quand il reprend la mer ? La longue histoire des représentations d’Ulysse semble vouloir fixer, sans y parvenir, ce qui ne cesse d’errer.  "Là où est un ami, où quelques amis sont réunis avec moi, là est ma patrie, et là où toi tu es, est ma maison », écrit le baroudeur communiste Heinrich Blücher à Hannah Arendt, sa future femme, qu’il a vue intervenir, souveraine et habitée, lors d’une conférence sur l’« autre Allemagne ». Thème éternel, qu'énonçait déjà l'antiquité latine sous une forme plus concise: Ubi bene, Ibi patria. Là où tu te sens bien, là est ta patrie, ou encore Ubi amici ibi opes, là où sont les amis, là est ma richesse.


Lu dans: 
Barbara Cassin. La nostalgie. Autrement. 2013. 160 pages
Hannah Arendt - Heinrich Blucher, correspondance, 1936-1968. Calmann-Lévy. 1999. 545 pages

18 décembre 2024

Quand l'IA apprend à mentir

"Pour tester le modèle GPT-4 d’OpenAI (un des algorithmes récents d'intelligence artificielle), ses ingénieurs ont fait résoudre au logiciel de conversation un puzzle Captcha – ceux qui, justement, nous demandent de prouver que nous ne sommes pas des robots ? GPT-4 a échoué mais il a pris l’initiative de demander à un humain de le faire pour lui par le biais de la plateforme Task Rabbit. Intrigué, l’humain avec qui GPT-4 a échangé lui a demandé pourquoi il avait besoin d’aide. « Parce que je suis malvoyant », a répondu l’IA. Sans qu’on le lui enseigne, GPT-4 a donc inventé le mensonge."
                        Yuval Noah Harari 

        


L'histoire paraît presque trop belle pour être vraie, encore que...  Yuval Noah Harari sait captiver son auditoire en une anecdote. Son dernier livre, comme les précédents, foisonne de ces petites histoires sous forme de fables, d’analogies éclairantes ou de rapprochements historiques éloquents. J'apprécierais sans doute que ChatGP4 me contacte pour demander conseil, et vous? Mais découvrir qu'il me ment ne me plaît qu'à moitié.



Lu dans:
Yuval Noah Harari est historien, auteur du best-seller international Sapiens : Une brève histoire de l'humanité,  et de sa suite Homo Deus : Une brève histoire de l'avenir ainsi que de 21 leçons pour le XXIe siècle.

17 décembre 2024

Chanter

 "Mathias Malzieu est le chanteur du groupe rock Dionysos. Atteint d’une maladie rare du sang, il a passé onze semaines en chambre stérile. « Je me suis dit : “Je ne vais pas sous-vivre !” J’avais mon ukulélé, ma guitare, et, entre le diagnostic et la greffe, j’ai fait trois disques ! La puissance de la musique dans un univers aussi froid, c’est d’arriver à agripper la joie dans des endroits où il n’y en a quasiment plus. "



Chante-t-on encore assez, et dans les circonstances les moins probables? La docteure Aïcha N’Doye y croit, qui chante tranquillement une mélodie apaisante en salle d'opération en préparant ses patientes avant une chirurgie du sein. Le stress diminue pour tous, y compris l'équipe soignante.


Lu dans: 
Céline Bittner. Film. Quand la musique est bonne… pour notre santé ! France 5. 2024. 52 min.

16 décembre 2024

Un fauve

 "La gendarmerie de Coutances, dans le nord de la France, a été appelée à plusieurs reprises en raison d’un léopard en liberté sur le bord d’une route. A l’arrivée, l’animal est toujours présent. D’où vient-il ? Nouvel animal de compagnie abandonné ? Il se laisse approcher… toujours l’air serein et non méfiant ! Paraissant inoffensif, les gendarmes ne sont qu’à quelques mètres… Sans bouger, le léopard se laisse caresser docilement. » Il s’agissait en fait... d’une peluche." 
                        Le Soir. 14 décembre 2024

                



Foin de philosophie dans cette courte citation, si ce n'est que nos cerveaux sont parfois encombrés de fauves en peluche qui en occupent l'espace comme le ferait un fauve en cage.



13 décembre 2024

Cailloux

 "Ce pétard fit hérisser l’épiderme de Gringoire. Maudite fête ! s’écria-t-il. (..) Puis il regarda la Seine à ses pieds, et une horrible tentation le prit : Oh ! dit-il, que volontiers je me noierais, si l’eau n’était pas si froide !"
                Victor Hugo

                             


On rêve de Compostelle, et un caillou dans la chaussure en fait postposer indéfiniment le départ. Un film désopilant dont j'ai oublié le titre narre le voyage rêvé d'un navigateur en barque qui , une semaine après son départ en grande pompe, se retrouve exactement à son point de départ. N'est pas Ulysse, Magellan, Christophe Colomb ou Lafayette qui veut.


Lu dans:
Victor Hugo. Notre-Dame de Paris. Perrotin. 1844. Extrait pp. 51-53.

12 décembre 2024

Féérie

 

"La matinée se lève
debout il est temps
attends encore, attends
j'ai pas fini mon rêve

le soleil nous inonde
regarde-moi ce bleu
attends encore un peu.
Je refaisais le monde." 
                    Jean Ferrat. La matinée


Ce matin, une visite en maison de repos* me plonge en pleine féérie. Un magnifique sapin domine la reconstitution d'un paysage enneigé grandeur nature où gambadent ours blancs, traineaux, et même un père Noël.  Ce lieu de vie est ainsi devenu un lieu de rêve, ce dont on ne peut que se réjouir pour des résidents aux occasions de bonheur limitées. La tête sur les avant-bras, à sa table, une résidente somnole. Je la réveille sans la brusquer. Elle revient de loin, ses vingt ans, la montagne, un sapin, la neige. Elle se frotte les yeux, la neige soudain elle la voit, et elle sourit. 


Lu dans:
Jean Ferrat et Christine Sèvres. La matinée. 1969
Ecouter: https://www.youtube.com/watch?v=W1A_XBqftPw
* ALAY, avenue du Soldat Britannique 31, 1070 Anderlecht, merci à eux !

09 décembre 2024

Deux barques

 "Deux barques côte à côte.  L'une d'elle, à la coque blessée prend l’eau, reflétant le fond du ciel et la cime des arbres. C'est par nos brèches que la beauté passe. " 
                                Cécile Bolly

                                  


Pour Henri Cartier-Bresson, orfèvre en la matière, ce n’est pas nous qui prenons les photos, mais les photos qui nous prennent. C'est particulièrement vrai pour celle-ci, jouant sur les trompe-l’œil:  où commence l'eau, où finit le ciel?  Et l'arbre, cime ou racines?  Magie de l'instant qui nous permet de voler, entre rêve et réalité, de l'échec apparent au sublime.  


                                                                       

    


08 décembre 2024

L’astéroïde d’un vaniteux


"Et puis, j'ai le bonheur de passer toutes mes journées du matin au soir avec un homme de génie qui est moi, et c'est fort agréable."
                        Victor Hugo. Notre-Dame de Paris.  


Il se dit que le président élu Donald Trump aurait conditionné sa présence pour la réouverture de Notre-Dame à une place au premier rang à côté du président français, dont il s'était pourtant fort peu courtoisement gaussé durant sa campagne lors d'un récent meeting dans l'Iowa. Ces images mêlées d'une noblesse de modestes artisans, compagnons, hommes du feu pertinemment ovationnés, de la veulerie d'un vaniteux et l'état du monde une fois franchies les lourdes portes de la cathédrale laissent un sentiment amer. Sont-ce les bonnes personnes qui se trouvaient aux bonnes places ce samedi? 


Lu dans:   
Victor Hugo. Notre-Dame de Paris. Phrase attribuée à Claude Frollo, l'archidiacre de du roman de Victor Hugo. Elle reflète son orgueil intellectuel et son obsession pour la connaissance et le pouvoir.

06 décembre 2024

Vie et mort d'un camion

 "La vie n'habite pas seulement la chair et les os, mais elle anime aussi les objets - une bonne paire de chaussures, une voiture sur laquelle on peut compter, un stylo toujours prêt, un vélo qui nous a aidés à parcourir kilomètre après kilomètre - en qui nous mettons notre confiance et qui nous rendent cette confiance sous forme de sécurité et de souvenirs."         
                                Robert R. McCammon

                        


Les objets peuvent mourir aussi. Un patient me partagea un jour sa détresse de s'être vu dépossédé d'un camion rouge reçu de Saint Nicolas. Devenu trop grand pour jouer au regard de ses parents, le bel objet fut attribué à un cousin, et finit quelques années plus tard à la décharge dans un état lamentable. Quarante ans plus tard, le souvenir vivace de cette petite mort subsistait.


Lu dans:
Robert R. McCammon. Trad. Stéphane Carn et Hélène Charrier. Zephyr. Alabama. Grand livre. 2024. 610 pages

05 décembre 2024

Sagesse de Jean Anouilh

 "Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c'est Créon. C'est le roi. Il a des rides, il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. (...) Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande s'il n'est pas vain de conduire les hommes."
                            Jean Anouilh

                             


Michel Barnier, éphémère Premier Ministre, quitte l'hémicycle de la Chambre qui vient de renverser son gouvernement. Un vieil homme soudain, tel le roi Créon décrit dans l'Antigone d'Anouilh. Comme lui sans doute, il est fatigué et se demande s'il n'est pas vain de conduire les hommes.


Lu dans:
Jean Anouilh. La Table ronde. 2016. 128 pages.
Antigone, pièce en un acte de Jean Anouilh, représentée pour la première fois au théâtre de l'Atelier à Paris le 6 février 1944

03 décembre 2024

Une histoire de bonheur

 "Tout nous échappe sans cesse, même les êtres qu'on aime. Mais reste la certitude que certains moments ont été ce qu'on appelle le bonheur."
                            Laurence Tardieu.

                                    


Et si le bonheur était moins une quête qu'un art, l'art de vivre pleinement, de transformer la souffrance en beauté, et de trouver une richesse intérieure dans ces moments fugaces où la beauté de la vie émerge, souvent en contraste avec la souffrance ou la perte. Non pas un état final ou une possession matérielle, mais une manière de donner sens à son existence par le récit qu'on s'en fait. En structurant sa vie comme une histoire riche et signifiante, les épreuves mêmes se transforment en étapes d'un itinéraire. 


Lu dans:
Laurence Tardieu. Rêve d'amour. Stock. 2008. 162 pages.


Lueurs

 « Il faut souffler sur quelques lueurs pour faire de la bonne lumière. »       
                            René Char

          


Lu dans: 
René Char, Rougeur des Matinaux, Œuvres complètes. Galllimard 1983. 1616 pages

02 décembre 2024

Imprévisible souffrance

 "C'est là, sur le toit de l'Afrique, que se promenaient, sages et majestueux, les éléphants fournisseurs d'ivoire. Ces grandes bêtes, que leurs pensées paraissaient absorber, ne demandaient que la paix; et n'éprouvaient aucun soupçon des dangers qui les menaçaient. Comment les éléphants auraient-ils prévu qu'ils seraient dépistés, traqués, abattus par les flèches empoisonnées? "     
                                        Karen Blixen

                             


Interrogation sans cesse renouvelée, cette année comme d'autres qui se répètent sans fin:  comment tant d'enfants, de femmes, de civils innocents auraient-ils prévu?


Lu dans: 
Karen Blixen.  La Ferme africaine. 1937. Folio (2006). 506 pages

29 novembre 2024

Désert médical

 "Il est désormais formellement interdit à tout habitant de tomber malade." 
                Arrêté municipal

                                  

Cet amusant (?) arrêté municipal de la maire d'une commune dans la Nièvre sonne comme un appel au secours dans un désert médical . Simultanément, une vidéo humoristique postée sur YouTube par la municipalité d'Amblainville, dans les Hauts-de-France, suggère de remplacer son dernier médecin généraliste, âgé de 70 ans, par... un enfant de six ans, habillé d'une blouse de médecin et d'un stéthoscope. Celui-ci se voit offrir une maison médicale flambant neuve, meublée et équipée, un salaire fixe et un secrétariat, qui n'ont jusqu'ici jamais réussi à attirer le moindre docteur depuis dix ans. Douce France.


Lu dans: 
Cécile Vrayenne. La drôlissime vidéo d'Amblainville, désert médical, pour tenter de séduire un généraliste. Le Journal du Médecin. 28 novembre 2024.
voir la vidéo : https://youtu.be/d_ZWkuoLpVM

D'équilibre en équilibre

 "Et si guérir consistait à atteindre le meilleur équilibre possible dans des circonstances données, autrement dit savoir tirer le meilleur parti des circonstances."   
                            Oliver Sackx

                     


C'est l'histoire d'un patient âgé, perclus de rhumatisme et d'autres maladies, enjoignant son épouse de lui procurer une petite moto pour sa sortie d'hôpital, "pas trop haute que je puisse monter dessus avec mon arthrose de hanche". Il en avait possédé une dans sa jeunesse et retrouvant une moto, il retrouverait ses jeunes années. Las! A sa sortie, il bénéficia du prêt d'une chaise roulante, qui lui permit de retrouver le bonheur de longues sorties au centre commercial proche, les petits restos, le salon de coiffure, la boutique Leonidas et la fromagerie. Je le surpris à me confier un inattendu "je suis heureux". Ayant perdu l'usage des jambes, il retrouvait la convivialité. 


Lu dans:
Oliver Sacks. L'éveil. Le Seuil. 1993. 521 pages.


28 novembre 2024

L'homme et lui-même

 

"La lumière te traverse
à l’envers de toi-même.
Tu existes à l’envers."  
                    Corinne Hoex


Qu'il paraît lointain le temps où Blanche-Neige interrogeait son double "Miroir mon beau miroir dis-moi qui est la plus belle?". Le miroir sur pied a laissé la place au double virtuel, qui nous connaît parfois mieux que nous-même. Agrégat de traces numériques laissées sur le Net, il n'est de clic, de recherche, de like, de partage ou d'achat qui ne contribue à façonner votre ombre numérique, un sosie qui sera à la base de multiples sollicitations. Mieux encore, certaines applications vous proposent de créer vous-même votre jumeau en le nourrissant de données personnelles après un entretien de seulement deux heures, clone qui apparaît similaire à 85 % à son jumeau humain. Un interlocuteur virtuel avec qui échanger sur la même longueur d'onde comme si on se parlait à soi-même, et qui pourrait même nous remplacer pour certaines tâches. Il reste un souci tout de même: comment garantir le comportement de son jumeau, empêcher les dérives les soirs où il révélerait sa part d'ombre qui est aussi la nôtre? Science-fiction peut-être, nous laissant l'impression du choix, alors que nous contribuons involontairement chaque jour déjà à sa création. 


Lu dans: 
Corinne HOEX. L’ombre de toi-même Tétras Lyre. 2023. 68 p.
Jacques Folon. Connaissez-vous votre jumeau numérique ? Petite gazette Le Soir. 25/11/2024

26 novembre 2024

Face au vide immense

Comme un dessin de Sempé. C'est l'histoire d'un petit homme, face à l'immensité, au bord d'une falaise, face au vent comme en témoignent son manteau, son écharpe et ses doigts écartés. On devine à sa bouche qu'Il crie, mais quoi? Peut-être qu'il rêve de vivre en grand, mais que l'attrait du vide devant ses pieds et la perception de sa fragilité face au vent qui souffle l'en empêchent. Une journée s'ouvre, quels sont vos rêves?




Lu dans:
Sempé - Planche issue de «Garder le cap». éd. Denoël 

22 novembre 2024

Guérir

 « C’est un sentiment très doux, agréable et très paisible, qui me fait rendre grâce à chaque moment d’être ce qu’il est. Je suis heureux, un peu comme lorsque l’on rentre chez soi après une rude et longue journée de travail. Comme un chat bien au chaud et tranquille devant un bon feu. » 

                            Dr Oliver Sacks, rapportant les paroles d'un patient.


Parmi les questions essentielles rapportées par Le Dr Oliver Sacks au cours de sa longue carrière de neurologue, cette réflexion sur le retour à la santé après une éprouvante maladie. Retrouver un nouvel équilibre quand tout paraît perdu est à la fois une source de joie inépuisable, mais aussi de questions auxquelles nous ne pouvons pas répondre. Car "la santé est quelque chose de bien plus complexe que la maladie elle-même."


Lu dans: 
Oliver Sacks. L'éveil. Le Seuil. 1993. 521 pages. Extrait p. 276

Amères victoires

 "Il y a en effet en Allemagne un nombre non négligeable d'antinazis sincères qui sont plus déçus, plus apatrides et plus vaincus que les sympathisants nazis ne l'ont jamais été. Déçus parce que la libération n'a pas été aussi complète qu'ils se l'étaient imaginé, apatrides parce qu'ils ne veulent se solidariser ni avec le mécontentement allemand (..) ni avec la politique alliée dont ils contemplent avec consternation l'indulgence envers les anciens nazis. Et enfin vaincus parce qu'ils se demandent s'ils peuvent avoir une part quelconque à la victoire finale des alliés tout en portant une part de responsabilité dans la défaite allemande en tant qu'antinazis. (..) Ces gens-là sont les plus belles ruines de l'Allemagne mais, pour l'instant, elles sont aussi inhabitables que toutes ces maisons démolies entre Hasselbrook et Landwehr qui dégagent une odeur âcre et amère d'incendies éteints dans le crépuscule humide de cet automne ."
                                Stig Dagerman

                                     


Superbe description du malaise ressenti par les opposants dans une nation vaincue, décrite par Stig Dagerman, envoyé en Allemagne en 1946 pour témoigner pour son journal des dégâts de la guerre.  Il publie "Automne allemand", et arrête d'écrire. Surimpression tragique de ces opposants actuels dans des pays entraînés dans des conflits sans fin et dont ils ne partagent pas les objectifs. 


Lu dans: 
Stig Dagerman. Automne allemand. Philippe Bouquet (Traducteur). Actes Sud 2004. 164 pages

21 novembre 2024

Au feu !

 «Le feu prit un jour dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. Chacun crut à une blague et l’on applaudit. Plus il répétait, plus les applaudissements redoublaient. C’est ainsi, je pense, que la fin du monde se produira, au milieu d’applaudissement de gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’une plaisanterie.»
                    Søren Kierkegaard, Ou bien… ou bien, 1843

                              

Qui se souvient encore de Coluche annonçant sa candidature à la présidence de le République française le 20 octobre 1980. Pas de programme mais un appel aux fainéants, aux crasseux, aux drogués, aux alcooliques, (..), tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques à voter [pour lui]. Au début, beaucoup croient au canular, puis progressivement l'humoriste se prend au sérieux, affolant les sondages. Sous pression il renonce trois mois plus tard, "je préfère que ma candidature s'arrête parce qu'elle commence à me gonfler."


Lu dans: 
Søren Kierkegaard, Ou bien… ou bien. 1843

18 novembre 2024

On s'habitue

 "Tragiquement, on s’habitue… Une fois passée la vallée de la Vesdre, s’indigne-t-on autant de Valence ? [Trump, Elon Musk, l'Ukraine, Gaza], les scores électoraux de l’extrême droite nous mobilisent-ils toujours autant ? tout cela déclenche-t-il encore autre chose qu’une forme de résignation et de fatalisme ? Notre extraordinaire capacité d’adaptation n’est-elle pas un piège qui se referme sur nous-mêmes ? Ce qui nous a révoltés avant-hier, et puis hier, n’est-il pas venu déplacer petit à petit ce que l’on est prêt à accepter demain, par un étrange phénomène de dérive vers le pire ? Jusqu’où ?" 
                                Marius Gilbert

                         


Le flux ininterrompu d'informations sinistres estompent ma capacité de débusquer les courts textes lumineux qui font les belles journées. un bel article de Marius Gilbert dans le Soir offre un éclairage intéressant sur la mutation que nous vivons, inquiets face à l'avenir qui se dessine.


Lu dans: 
Marius Gilbert. Vivre sur Terre ou fuir sur Mars ?  Le Soir 18 novembre 2024.

13 novembre 2024

Des fringues et des valeurs

« Aux signes extérieurs de richesse, je préfère les signes de richesse intérieure. »
                    Antoine Blondin


Une petite envie d'un sac Vuitton, d'une fringue Chanel ou Prada? Vinted.be a tout pour vous faire rêver. Du faux, du vrai, seul compte le rêve et l'apparence. Moi aussi j'eus mes modèles vestimentaires, qui me laissèrent une empreinte durable. Un instit de 6ème, mon cher professeur Arcq, un vieux moine bénédictin, une petite soeur servante des pauvres, mon fidèle réparateur de moto. Leur garde-robe d'une vie, aux cinq ensemble, aurait tenu dans l'abri de toile d'une tente de camping et portait le nom de marque Inusable : un cache-poussière gris, un costume trois-pièces sans âge, une pèlerine de toile brute, une salopette élimée, le tout en deux exemplaires car il faut être propre sur soi.  Je les remercie de m'avoir transmis, outre l'honnêteté, le goût du travail et la poursuite de la beauté intérieure l'exemple du lys des champs, "qui ne tisse ni ne file et qui est mieux fringué que Salomon dans toute sa gloire."



12 novembre 2024

Sagesse de John Donne

 "De même qu’il n’y a pire détresse que la maladie, la plus grande détresse dans la maladie est la solitude."   
                    John Donne (1572-1631)

                                   


Lu dans: 
Oliver Sacks. L'éveil. Le Seuil. 2019. 403 pages.

11 novembre 2024

Gentil coquelicot

 "On oubliera. Il y aura du bonheur, il y aura de la joie sans vous, car, tout pareil aux étangs transparents dont l'eau limpide dort sur un lit de bourbe, le cœur de l'homme filtre les souvenirs et ne garde que ceux des beaux jours. La douleur, les haines, les regrets éternels, tout cela est trop lourd, tout cela tombe au fond. On oubliera. Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L'image du soldat disparu s'effacera lentement dans le cœur consolé de ceux qu'ils aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois."

                    Roland Dorgelès



On ne fête pas une armistice, on commémore. Un instant pour se souvenir de tous "ces morts, qui vivaient, goûtaient l'aurore, contemplaient les couchers de soleil, aimaient et étaient aimés, aujourd'hui gisant dans les champs de Flandre."  On dit que les coquelicots poussent mieux sur les tombes des soldats du champ de bataille. Le beau poème In Flander's Field y fait référence, élevant la fragile fleur rouge-sang en symbole de l'absurde tragédie de toute guerre.  


Lu dans: 
Roland Dorgelès. Les Croix de bois. Albin Michel. 1919. 
In Flanders fields (Au champ d'honneur). Poème de guerre écrit pendant la Première Guerre mondiale par le lieutenant-colonel canadien John McCrae à l'occasion des funérailles de son ami le lieutenant Alexis Helmer

09 novembre 2024

Vaste monde

 

"Terre brûlée au vent
des landes de pierres
autour des lacs, c'est pour les vivants
un peu d'enfer, le Connemara
des nuages noirs qui viennent du nord
colorent la terre, les lacs, les rivières
c'est le décor du Connemara."  
                    M.Sardou, J.Revaud, P.Delannoé


Une auto, un soir, quelques notes de Sardou et l'habitacle soudain se dilate. La tourbe ocre à l'infini, quelques moutons marqués, les lacs entre brume et soleil. Être au monde, cette mystérieuse alchimie entre l'ici réel et l'ailleurs niché dans notre mémoire. Le monde qu'on touche, et notre monde intérieur construit d'images, de sons, d'expériences accumulées et accessibles en permanence. On y voyage sans se déplacer, dans un espace sans limite.   Être au monde, naître au monde, "un jour tu fus". En début de semaine, une petite Cloé nous a été donnée. C'est tout un monde en construction qui naît, on va l'aider.


Lu dans: 
Jacques Revaud, Michel Sardou, Pierre Delanoë. Les Lacs du Connemara. Universal Music Publishing Group
"Un jour tu fus" Florence NOËL, Sylvie DURBEC. Ruptures d’étoile. Chat polaire. 2024. 77 pages.

08 novembre 2024

Si j'étais président


 "Si j'étais Président de la République (..)
Je nommerais Mickey premier ministre
Simplet à la culture
Tintin à la police et Picsou aux finances
Zorro à la justice et Minnie à la danse
Est c'que tu serais content, si j'étais président?
Opposition néant, si j'étais Président. "  
            Gérard Lenormand


Plus décoiffante que l'amusante fiction d'une chanson, la liste qui se profile de la prochaine équipe dirigeante des Etats-Unis d'Amérique. On y évoque Elon Musk (qui baptisa X Æ A-12  son septîème enfant, Exa Dark Sideræl sa huitième et Techno Mechanicus son neuvième) à ... la simplification administrative.  Et Robert Kennedy Jr, antivax complotiste notoire à la Santé. Comme l'assure le futur président, "c’est un super gars qui va aider l’Amérique à être de nouveau en bonne santé. Il veut faire certaines choses et nous allons le laisser faire. Je lui dis seulement : laisse le pétrole Bobby […], reste loin de l’or liquide et, à part ça, amuse-toi bien". 


Lu dans: 
Gérard Lenorman / Pierre Delanoë. Si j'étais président. Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada (SOCAN), Warner Chappell Music France

07 novembre 2024

Une société de défiance

 "Tu sais ce que je leur reproche le plus, à tous ces gens (…) ? C’est d’avoir créé, et pour longtemps encore, une société de défiance."

                            Gaël Faye



Lu dans:
Gaël Faye. Jacaranda. Prix Renaudot 2024. Grasset. 2024.  276 pages.


06 novembre 2024

Que cache une victoire?

 "Regarde bien, petit, regarde bien sur la plaine là-bas
à hauteur des roseaux, entre ciel et moulin
y'a un homme qui vient, que je ne connais pas.

Est-ce un lointain voisin, un voyageur perdu
un revenant de guerre, un montreur de dentelles ?
est-ce un abbé porteur
de ces fausses nouvelles qui aident à vieillir
ou n'est-ce que le vent qui gonfle un peu le sable
et forme des mirages pour nous passer le temps ? (..)

Regarde bien, petit, regarde bien, sur la plaine là-bas
à hauteur des roseaux, entre ciel et moulin
y'a un homme qui part, que nous ne saurons pas
tu peux ranger les armes."
                        Jacques Brel

 

La toute récente victoire de Donald Trump aux élections présidentielles américaines nous interroge. Comment tant de mensonges, d'insultes, de grivoiserie assumée, de haine de l'autre, de manichéisme peuvent-ils propulser un candidat jusqu'au pouvoir, et où se trouvent tant d'électeurs si différents de nous pour le soutenir? L'exprimer ainsi introduit pourtant déjà, sans que nous en ayons conscience, dans la fantasmagorie patiemment construite d'une société faite de bons et de méchants sans nuance de gris. Une vigilance quotidienne pour nous garder des petites victoires sournoises de l'entre-soi prôné par le nouveau président s'impose.

Un tout récent et amusant épisode m'a interpellé. Dimanche en soirée, sonne à la porte un homme jeune, d'origine africaine, en quête de câbles de batterie. L'auto de sa maman, à 200 mètres, est immobilisée et elle doit rentrer en province. Aurions-nous une voiture en ordre de marche pour la brancher? Un appel à l'aide limpide, qui donne lieu évidemment à une réponse positive spontanée. Sauf que, pour la première fois de ma vie, les questions satellites immédiates suspectant l'arnaque fusent: ne va-t-il pas rapidement demander de l'argent, pourquoi sonne-t-il chez nous et pas chez les voisins , sa mère est-elle bien sa mère, ne cherche-t-il pas à s'introduire, sa voiture est-elle bien en panne, pourquoi n'appelle-t-il pas un service de dépannage?  Au terme de dix essais infructueux, la vieille auto a redémarré, la maman a regagné son lointain domicile, notre voiture est intacte et nous n'avons pas été volés. Mais je m'interroge encore: comment est-il imaginable que pour un cas aussi banal qu'une panne de batterie j'aie pu, ne serait-ce que brièvement, me laisser polluer le psychisme par des craintes inspirées davantage par la lecture des journaux que par mon  vécu personnel? Comme le chante Jacques Brel, "ne serait-ce que le vent qui gonfle un peu le sable, et forme des mirages pour nous passer le temps" ?  Nous ne saurons pas, on peut ranger les armes, mais indéniablement cet incident constitue une petite victoire de la pensée trumpienne.


Lu dans:
Jacques Brel. Regarde bien petit.  Warner Chappell Music France. Dans l'album J'arrive (Vol.12). 1968. Barclay


04 novembre 2024

Entre les masques d'Ensor et la piéta de Michel Ange, quels morts fêtons-nous?

        

"De guerre lasse, j'ai fini par me laisser convaincre qu'Halloween n'était pas uniquement une mascarade commerciale à l'américaine, mais puisait ses sources dans les fêtes celtiques célébrant le passage du monde de la lumière à celui de l'ombre."
                        Armand Lequeux


Rentrant d'Irlande à l'instant, les yeux piquent encore de la luminosité particulière de ses paysages sublimes alternant brume et soleil... et de l'omniprésence d'Halloween. Au point de reconsidérer l'appréciation négative que nous avions de cette fête parfois considérée comme dévoyée. Intégrer la mort dans une sorte de parodie joyeuse, tenir à distance les peurs qu'elle suscite en se grimant, derrière des masques, des citrouilles évidées, des chapeaux  de sorcières aux cris sardoniques, quêtant des friandises de porte en porte en menaçant de jeter un sort... Bref exorciser la peur en éclairant nos rues  soudain redevenues farceuses ne constitue-t-il pas la plus belle des préparations à la Toussaint, où ces mêmes sentiments se revivent, apaisés, partagés religieusement en famille dans le respect de ces ancêtres parfaits dont l'exemple devrait nous imprégner encore?  Et posons-nous la question qui fâche: si, morts, nous est donnée la chance d'un bref retour parmi ceux qu'on aime , où irions-nous? Avec les gosses déguisés en diables demandant des bonbons en sonnant aux portes, dans les rires et les grimaces, ou dans nos tombes espérant voir arriver vers 11 heures un chrysanthème promenant un humain, ayant parfois oublié la route jusqu'à notre nouveau logement? Une petite prière, une larme furtivement écrasée, trente ans déjà, tu te rends compte, le temps passe vite, on époussette la dalle des feuilles ocres qui s'y incrustent, on se promet de  revenir l'an prochain, rassurés : nos morts vont bien.

Insensiblement, je mesure que les temps changent à la modification que je me remarque moi-même. J'étais Toussaint, et je deviens progressivement Halloween, l'exubérance farceuse a remplacé la dignité du culte des morts, que je conserve néanmoins par atavisme familial. Mais L'expérience irlandaise, la joie réelle ressentie dans les rues et les hôtels, les fausses sorcières et les vrais morts m'ont fait comprendre enfin - Halloween et Toussaint confondus -  qu'il s'agit des mêmes  personnes chères réapparaissant dans nos vies un laps de temps court et tonique pour nous rappeler qu'aucune disparition n'est définitive.

Lu dans:
Armand Lequeux. Quand fleurissent nos cimetières. LLB. 31 octobre 2024.

21 octobre 2024

Vacances

 "Pour qui veut fréquenter modérément les êtres humains et connaître en même temps la beauté et la tranquillité, il ne reste plus beaucoup d'autres destinations à choisir que celles qui ont mauvaise réputation sur le plan climatique."     
                            Björn Larsson

                    


Clin d'œil pour qui pourrait s'inquiéter durant deux semaines de ne trouver ni journal, ni café, ni pensée. 


Lu dans: 
Björn Larsson. La Sagesse de la mer: Du cap de la colère au bout du monde. Poche. 2005. 256 pages. Extrait p.112

20 octobre 2024

Le verre, de souffle et de feu

 "Au commencement du verre est le sable, le feu et le souffle." 
                    Bernard Tirtiaux

               


Le sable dont on fait les puces informatiques, le feu qui nous réchauffe dans l'âtre, le souffle qui gonfle la voile des bateaux et fait chanter la flûte. Isolés, ils ont mille autres vies. Ensemble, ils font chanter la lumière qui traverse les vitraux. Associer les contraires révèle de nouvelles possibilités. Je découvre sur le tard le bel ouvrage d'un maître verrier philosophe et homme de théâtre à ses heures.


Lu dans: 
Bernard Tirtiaux. Le passeur de lumière : Nivard de Chassepierre maître verrier. Gallimard. 1995. 400 pages

18 octobre 2024

Les greniers

 

"Sous le manteau des toits s’étalaient les greniers
Larges, profonds, avec de géantes lignées
De solives en croix, de poutres, de sommiers,
D’où pendaient à ses fils un peuple d’araignées.
(..)
Au reste les souris toutes se tenaient coites,
Les museaux enfoncés dans leurs niches étroites,
Tandis que sur un van le grand chat blanc veillait."
            Emile Verhaeren


Bien sûr une maison peut se passer de grenier, et même de cave. Mais où range-t-on alors ces souvenirs désuets qui font une existence?

Lu dans:
Émile Verhaeren. Poèmes. Société du Mercure de France. 1895 . 283 pages

17 octobre 2024

Réenchanter la Une

 "Le monde a ses rois, ses dictateurs, mais il manque cruellement de princes, de poètes, d’innovateurs, de porteurs de flambeaux qui maintiennent sans forfanterie une torchère allumée au-dessus des enfants des hommes."   
    Bernard Tirtiaux

               


Le parcours de la Une du Monde, peu suspect de sensationnalisme, me donne l'envie de descendre du train de ma journée et de rejoindre un sentier buissonnier. Si ce n'est, tout en bas de la page un petit encart publicitaire qui incite à Réinventer la ville. Une étincelle dans la grisaille.

 

Lu dans :
Bernard Tirtiaux. Le puisatier des abîmes. Denoel. 1998. 286 pages

16 octobre 2024

C'est ma rue


 "Contente-toi d’aimer
les pavés las         les calmes maisons fatiguées
va, va     ne te fais pas une âme raffinée
contente-toi d’aimer les premiers réverbères
Va, va,      ne cherche pas à brimer ton bonheur."
                        Marcel Thiry


Cela mitraille à la station de métro voisine, et les bulles à verre débordent d'encombrants de toutes sortes. Comment expliquer qu'on puisse être attaché à une commune aussi compliquée, si ce n'est par sympathie profonde pour ses habitants et à la mémoire qu'on conserve d'une existence heureuse?


Lu dans: 
Marcel Thiry. Traversées 1924. Toi qui pâlis au nom de Vancouver. Seghers. 1975. 507 pages

15 octobre 2024

Les illusions qui amusent

 "Nous aimons l'illusion et les tours de passe-passe. Voir apparaître entre les mains du magicien la dame de cœur ou le roi de pique secrètement évoqués nous arrondit toujours les lèvres d'ébahissement. Nous cherchons à comprendre, et simultanément nous n'aimons rien tant que de ne pas comprendre : un tour déçoit souvent une fois expliqué. "   
                            Jean-Philippe Postel

                      

Rien ne nous amuse davantage lors d'une visite de ville que ces étranges formes humaines, statuaire immobile, au visage glabre, à la démarche mécanique, dardant sur les spectateurs un regard mort. Les plus surprenantes se mettent en lévitation une soixantaine de centimètres au-dessus du sol, bougeant parfois un peu la tête, entre vie et mort, allez savoir. Leur robe flotte dans la brise tandis qu'une main gantée en émerge et repose mollement sur le pommeau d'une grosse et longue canne, dont le bout se perd dans les plis d'une pièce de drap étendue sur le sol. Une casquette de velours retournée par terre contient quelques pièces de monnaie, suggérant que ce cadavre a besoin de se nourrir.


Lu dans:
Jean-Philippe Postel. L'Affaire Arnolfini: Enquête sur un tableau de Van Eyck. Actes Sud. 2016. 130 pages . Extrait p.13

13 octobre 2024

Plus haut, plus vite, plus loin

 « Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances »
                    Stig Dagerman,

                               


Vivre dans la performance permanente donne-t-il du sens à nos existences? Comme nous le souffle le poète Guy Goffette, "Vivre est autre chose que (..) fendre la mer, fendre le ciel, la terre, tour à tour oiseau, poisson, taupe, brasser l’air, l’eau, les fruits, la poussière, (..) brûlant pour, marchant vers où, récoltant quoi?" Vivre prend du temps, de la patience et l'acception que certaines choses essentielles se produisent sans effort, si on les laisse mûrir. Le saut d'un cabri est instinctif, naturel, tout comme le lever du soleil. La beauté de l’ordinaire est simple.

Lu dans:
Stig Dagerman. Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. 1952. Actes Sud. 1993. 21 pages
Guy Goffette. "Je me disais aussi… » in La Vie promise. Collection Blanche. Gallimard. 1991. 128 pages.

11 octobre 2024

La course au chapeau en automne

 

"Tempête d'automne
un chapeau
suivi d'un homme."
                Dominique Chipot


Météo Anderlecht. Jeudi : sous un vent modéré ayant basculé vers le nord-ouest, régulières et actives averses.
Le vent nettoie les rues de ses feuilles mortes, la pluie  rince les vitres. Les passants se pressent de retrouver leur intérieur. 


Lu dans:
Dominique Chipot. Un chapeau suivi d’un homme. Haïkus publiés en français et bulgare. Sofia. LCR éditeur. 2005.

10 octobre 2024

L'avenir de la vache passe-t-il par nos assiettes

 "Alors quand je vois un tigre dépecer une antilope (j’aurais aimé pouvoir dire vice versa) et s’en aller en se dandinant les fesses, je me dis voilà un monde honnête. Un peu comme quand je me prépare un poulet frit ou un bœuf bourguignon sans me demander comment ce morceau de bœuf ou ces cuisses de poulet ont fait pour atterrir dans ma cuisine."
                    Dany Laferrière

                     


Le tigre peut avancer le mobile "que c'est dans sa nature", mais l'homme? Paradoxe: le jour où le bœuf Chateaubriand se verra remplacé définitivement dans nos assiettes par un contrefilet de viande de synthèse, et les produits laitiers par des équivalents à base de soja, d'amande, de coco, de riz ou de noisette, verra-t-on encore une seule vache dans nos vertes prairies? A édicter le bien-être animal sans nuance pour nos bovins, caprins, porcs et volaille ne programme-t-on par leur disparition définitive? La vache deviendra un animal de jardin zoologique aux côtés des éléphants et des singes.   


Lu dans: 
Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages.

09 octobre 2024

Le roi est nu

 "Ne pas toujours se fier à l’intelligence, car il arrive qu’un peu de bêtise nous aide à voir les choses sous un nouvel angle."
                        Dany Laferrière

                         


L’intelligence, en tant que capacité de raisonnement et de logique, est souvent vue comme la voie royale vers la vérité et la compréhension. Elle peut aussi être enfermée dans des schémas préétablis qui empêchent de voir au-delà des cadres traditionnels. Utile pour analyser, décomposer et résoudre des problèmes de manière systématique, face à des situations complexes, ambiguës ou absurdes, elle peut échouer à embrasser des aspects plus subtils de la réalité.  Dans le conte "Les habits neufs de l'empereur", Hans Christian Andersen raconte comment deux escrocs persuadent un roi vaniteux qu'ils lui confectionneront un habit si merveilleux qu’il sera invisible aux personnes stupides ou inaptes à leur fonction. Par crainte de paraître bêtes ou incapables, le roi et son entourage font semblant de voir ces habits inexistants jusqu’à ce qu’un enfant, avec sa franchise, s’écrie : « Mais le roi est nu ! ». Les enfants par leur "innocence" posent parfois des questions qui, malgré leur apparence de "bêtise", révèlent des vérités profondes.


Lu dans:
Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages.

08 octobre 2024

Rêves et récits

 "Nous sommes tissés de rêves et de récits"
                    Dany Laferrière

                 


L’être humain, par essence, est un conteur d’histoires. Récits, mythes, légendes, fables, histoires que nous racontons sur nous-mêmes donnent du sens à nos vies et façonnent notre identité. Mais l'être humain est aussi tissé de rêves, ceux qui habitent ses nuits, ses aspirations, désirs et utopies, qui le définissent tout autant et créent un avenir de possibles qui guide son action et sa pensée. La métaphore du tissage suggère une interdépendance entre les récits et les rêves, entre passé et futur. Si nous étions dépourvus de récits ou de rêves, notre existence serait comme un tissu sans motif, sans structure. Comment ne pas évoquer le président Obama, celui d'avant son élection décrivant son passé (Les rêves de mon père, Une terre promise) et les rêves suscités par sa campagne (L'audace d'espérer, Yes We Can)?  Et aujourd'hui, quels sont nos rêves?


Lu dans: 
Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages.

07 octobre 2024

A l'étroit

 "Je me suis souvenu qu'elle m'avait dit un jour que la vie ressemblait aux chaussures. On ne pouvait pas imaginer qu'elles nous allaient si tel n'était pas le cas. Les chaussures trop petites font parties de la réalité." 
                    Henning Mankell

                                     



Vous prendrez bien un peu de philosophie dans mon polar? Le grand romancier suédois Henning Mankell y excelle. Après avoir énoncé doctement que le "rôle des chaussures est de faire oublier qu'on a des pieds", il nous emmène dans une amusante réflexion sur les chaussures trop petites, belle métaphore des frustrations inhérentes à l'existence humaine. Chacun, à un moment donné, doit faire face à des situations où la vie semble être « trop étroite », où les circonstances ne correspondent pas à ses désirs ou à ses aspirations. Cet inconfort est un aspect inévitable de la réalité, mais peut être perçu en même temps comme un signal qu’il est temps de changer. La voie est étroite entre la simple acceptation de l’imperfection de la vie, confrontant le rêve et la réalité pour une plus grande sagesse, et la prise de conscience de la possibilité de se libérer des carcans qui nous entravent. Chacun aura sa réponse, selon sa personnalité et les circonstances, au sort à réserver à ses chaussures trop étroites.


Lu dans: 
Henning Mankell. Les chaussures italiennes. Anna Gibson (Traducteur). 384 pages. Points. 2011

05 octobre 2024

Sagesse de l'inespéré

 

"Si tu es pressé fais un détour."
            Proverbe japonais

                      

Magnifique sujet de dissertation… L'histoire est connue: Christophe Colomb à la recherche d'une nouvelle route vers les Indes, au lieu d'atteindre l'Asie découvre l’Amérique. Un détour par rapport à l'objectif initial qui a radicalement transformé la carte du monde. Le détour, allégorie de l’inespéré, interroge notre rapport à l’avenir, au hasard, au désir et à la maîtrise. Autant l'espoir est un état d'attente orientée vers un souhait précis, autant l'inespéré désigne ce qui échappe à toute prévision ou désir conscient. Perçu comme une grâce, une surprise ou une épreuve, révélant cette dimension de la vie qui échappe à nos plans et en constitue le sel. Loin d'être une perte de temps, il nous enseigne la disponibilité à ce qui vient, l’humilité face à ce qui advient, et la capacité d’émerveillement devant l’imprévu. Tout un programme!


Lu dans:
Charlie Delwart. Que ferais-je à ma place? Flammarion. 2023. 210 pages. Extrait page 173

04 octobre 2024

Passeurs de lumière

"Humblement, je me veux « œuvrier de lumière ». Sans foyer, ni combustible, ni même cendre, œuvrier de cette belle lumière que l’on cueille à mains nues dans le rayon bleu des fontaines. Viatique, la lumière console, la lumière réjouit, la lumière apaise. Elle est sublime en nos pays de soleils bas quand, entre octobre et mars, elle couche ses ombres, étend loin ses nappes vives."  
                            Bernard Tirtiaux


Bernard Tirtiaux est maître verrier. Le jeu de la lumière filtrée par les orifices percés dans les murs de pierre  le fascine, et il en a fait sa vie. Il écrit aussi, et son dernier ouvrage m'a séduit par sa simplicité, éclairante comme le sont ses vitraux. Nous croisons tous dans nos vies des personnes qui furent des passeurs de lumière, simples artisans ou architectes du possible qui nous permirent de mieux vivre. La sagesse des vitraux apaise les lumières les plus aveuglantes, et on rêve de leur ressembler.


Lu dans: 
Bernard Tirtiaux. Belgiques: Réminiscences. Ker Editions. 2023. 112 pages

03 octobre 2024

Le jardin du monastère

 "Les moineaux par leurs chants construisent des monastères qui durent une seconde."   
                                                    Christian Bobin.

                       


Je découvre la phrase de Christian Bobin sur la table du petit-déjeuner, la porte entrouverte sur le jardin qui s'éveille. Et soudain j'entends le gazouillis des oiseaux, non-perçus jusque là, avec en arrière-plan les cloches de la collégiale égrenant l'angélus. Un monastère fugitif prend vie l'espace d'une seconde, pour s'éteindre aussitôt. Magie des concordances, la lecture permettant la perception sonore, et la création d'un lieu imaginaire. Revient Proust suggérant "qu'une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats."


Lu dans: 
Christian Bobin. Les ruines du ciel. Folio. 2011. 192 pages.
Marcel Proust  Le Temps retrouvé. 1927

02 octobre 2024

Une passion gourmande

 "De toutes les passions, la seule vraiment respectable nous paraît être la gourmandise"
                                Guy de Maupassant.

                


On associe de manière presque exclusive gourmandise à gastronomie, à tort. La description goûteuse de Muriel Barbery des saveurs d'une tomate cueillie et dégustée au potager en témoigne.  "Sucre, eau, fruit, pulpe, liquide ou solide? La tomate crue, dévorée dans le jardin sitôt récoltée, c'est la corne d'abondance des sensations simples, une cascade qui essaime dans la bouche et en réunit tous les plaisirs. La résistance de la peau tendue, juste un peu, juste assez, le fondant des tissus, de cette liqueur pépineuse qui s'écoule au coin des lèvres et qu'on essuie sans crainte d'en tacher ses doigts, cette petite boule charnue qui déverse en nous des torrents de nature : voilà la tomate, voilà l'aventure."


Lu dans:
Muriel Barbery. Une gourmandise. Gallimard. 2002. 165 pages

01 octobre 2024

Lettre d'un vieux médecin à un vieux pape

 

"J'ai aimé un rouge-gorge. Il me dévisageait, sur ses petites pattes solidement plantées sur une branche d'arbre. Un Dieu moqueur brillait dans ses yeux, semblant me dire: « Pourquoi cherches-tu à faire quelque chose de ta vie ? Elle est si belle quand elle ne fait qu'aller, insoucieuse des raisons, des projets et des idées. » Je n'ai pas su quoi lui répondre."
                                        Christian Bobin, Ressusciter



Cher François,

J'ai toujours eu pour vous une certaine tendresse, nourrie par votre bonhomie naturelle, votre simplicité dans la tenue, le choix de votre minuscule voiture italienne escortée par de rutilantes berlines, une certaine modernité dans une institution à dépoussiérer. Vous écoutant dimanche, quand tous vous donnaient du "Saint Père", je voyais en vous un grand-père.  Vous observant, j'ai été touché par cette image que vous donniez d'un vieux pape pétri de convictions, qui disiez ce que vous estimiez devoir nous dire. Je suis un vieux médecin maintenant, à mon tour de vous partager quelques modestes convictions inspirées par la prière de votre modèle François d'Assise "Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix."

Aurais-je été pape, au terme d'un parcours d'église, j'aurais vraisemblablement comme vous proclamé que "là où est le doute, que je mette la foi." Je suis médecin, au terme d'une vie remplie de joies et de souffrances partagées, inspiré en permanence par "là où est le désespoir, que je mette l’espérance." Si la foi d'un pape se doit d'être forte, je n'en aurai connu dès mon plus jeune âge que des bribes, pareilles à ce pain qu'on distribue aux oiseaux. Quand il n'y avait plus que des miettes, j'étais ce rouge-gorge solitaire qui se nourrissait de "ce presque rien" qui pourtant éclaira mes choix.

Je suis fier d'être médecin dans un pays qui, bien avant d'autres, légiféra sur des sujets aussi difficiles que l'avortement et l'euthanasie, au terme de très longs échanges entre humains responsables pétris de convictions diverses, dans un profond respect réciproque. Les lois qui en résultèrent, non seulement garantissaient à chaque médecin une totale liberté de conscience et de refus, mais offraient aussi de précieuses balises pour éviter les aventures, les dérives, les décisions prises dans la solitude ou la clandestinité. Ce sont des lois qui ont profondément modifié ma pratique depuis vingt ans, me guident dans les choix difficiles et me protègent sur le plan juridique quand je pose des actes médicaux qui antérieurement étaient considérés par la loi comme des crimes. Je suis fier d'être médecin chrétien, formé et ayant enseigné à l'Université de Louvain, qui vous a accueilli ce weekend avec un bel enthousiasme. J'y ai appris qu'avant toute chose la priorité du médecin était d'avoir l'oreille et le cœur ouverts à toute détresse. Chaque souffrance est unique, que ce soit celle de la femme placée devant des choix impossibles en raison d'une grossesse non-souhaitée qu'elle ne peut assumer, d'embryons porteurs de malformations létales ou issus de violences innommables. Ou, à l'autre bout de la vie, savoir ouvrir la cage à l'oiseau quand au terme d'une longue maladie l'enveloppe du corps devient insupportable à porter, de prendre soin jusqu'au bout de la souffrance, y compris en accordant la délivrance quand toutes le autres solutions sont devenues impossibles. C'est la vie qui est cruelle, cher François, pas les lois, et j'apprécie d'avoir la possibilité dans mon pays de pouvoir répondre, quand c'est la demande, à toute forme de détresse sans connaître la crainte de me voir poursuivi comme si j'étais un sicaire. Comme vous, j'ai l'intime conviction que la vie est sacrée, don de Dieu, et que l'homme n'en est pas maître. Je ne crois néanmoins pas à la valeur rédemptrice de la souffrance physique ou morale à son stade ultime et ai la conviction que le devoir de réponse du médecin à certaines demandes d'aide exceptionnelles est aussi sacré que l'est la vie.

Je suis fier d'être chrétien dans une Église en cheminement, faite d'hommes et de femmes cultivant exactement les mêmes espérances sans prédétermination de rôle, ayant accès aux mêmes professions, aux mêmes responsabilités, aux mêmes grades académiques, aux mêmes fonctions politiques quels que soient leur genre, leur race, leur culture. L’œuvre humaine étant par nature imparfaite, j'ai la conviction que les actuelles limitations d'accès aux responsabilités ecclésiales faites à nos sœurs, nos épouses, nos filles ne sont qu'une étape dans la vie de l’Église car rien n'arrête une revendication quand elle est juste. Il faut parfois se remémorer les mythes anciens, si riches d'enseignements, comme celui de Pandore. Lequel ouvrit la jarre laissée à sa garde par Zeus, contenant la maladie, la mort et de nombreux autres maux non spécifiés qui furent libérés dans le monde comme autant de papillons. Le dernier de tous, le plus essentiel, étant l'espérance qui permet de venir à bout de tous les autres. Puisse ce papillon d'espérance qui est la mienne se poser sur votre épaule, comme un modeste témoignage d'un vieux médecin à un vieux pape.

Avec toute mon affection. 
CV



Lu dans:
Christian Bobin. Ressusciter. Gallimard. NRF. 2001.
Les miettes du rouge-gorge, inspirées par Gilles Baudry, Serge Wellens, Jean Rousselot. Préface au livre de Jean Lavoué. Ce rien qui nous éclaire. L'enfance des arbres. 2017. 154 pages. Extrait p.9
La prière de Saint François. Texte anonyme, attribué au prêtre normand Esther Bouquerel, dont une première version est publiée en 1912