"Paris. 4 avril 1952. Il est hors de doute que j'achète trop de livres. J'en achète presque tous les jours, neufs et d'occasion, français et anglais. Dommage qu'on ne puisse acheter du même coup le temps qu'il faut pour les lire."
Julien Green
Passerions-nous nos journées à nous rassurer, à acheter mille et une choses garantes du temps accordé pour leur utilisation? Des livres à lire, des vins précieux à boire, des guides Michelin de pays à visiter, des invitations de conférences à donner? J'ai même assisté à l'achat d'une Jaguar rutilante par un patient le lendemain de sa sortie d'hôpital, qu'une semaine sous respirateur avait arraché à une mort certaine. Il n'avait comme seul projet immédiat que l'acquisition d'une Jaguar pour conjurer la mort, l'argent vaincrait la médecine. Aucun livre n'a jamais ajouté une seule coudée à notre existence, aucun vin n'a prolongé l'ivresse de l'homme en fin de vie, aucune conférence n'a jamais su porter son conférencier au-delà du terme qui lui était assigné.
La Jaguar de rêve de mon patient ne fit qu'un tour du bloc et s'arrêta doucement en contrebas, un mort au volant. Un autre patient impotent des deux membres inférieurs s'était mis en tête d'acquérir dès son retour à domicile une mini-moto à essence pour laquelle il ne devrait rencontrer aucune difficulté à la surmonter, et ensuite vive la mythique route 66 entre Chicago dans l'Illinois et Santa Monica en Californie, bref la vraie vie qui renaît sous les cendres. Je sus rester discret, assistant à l’arrivée du petit monstre court sur roue, chevauché par son petit maître dans le garage et qui ne fit ensuite plus le moindre kilomètre.
Le rêve était sauf, mais je m'interroge encore. Vivre l'utopie à ce point déraisonnable a-t-elle un sens s'il ne se trouve personne pour vous dessiller les yeux, réapprendre et apprécier le rétrécissement des limites, découvrir la lenteur et la prudence, le plaisir d'observer le bétail, les ovins, les chevaux vivant paisiblement leur existence d'animaux domestiques, le vol des oiseaux dont nous tentons de saisir la portée, le plaisir que prend le chien à soudain courir derrière sa queue.
Il se raconte que le Président Salazar au Portugal, fortement handicapé mentalement par une attaque cérébrale, bénéficia durant quelques semaines d'un simulacre de conseil des ministres totalement virtuel, afin de lui épargner la désillusion de la perte de son autorité. Est-ce compatible avec la dignité humaine que d'entretenir pareille fiction face au courage simple d'affronter nos derniers mètres vers la sortie?
Lu dans:
Julien Green. Journal 1950-1954 : Le miroir intérieur. Le Livre de Poche (1976). 286 pages.