"Avant son transfert à la morgue, le brancardier a mis la valise sur le corps de la patiente décédée."
Marion Muller-Colard
Lucie, une aide-soignante bénévole s'interroge sur le dernier
voyage d'une victime du Covid-19, interpellée par cette misérable valise
contenant ses derniers effets jetée en équilibre instable sur le
brancard. Est-ce donc ainsi que les hommes meurent en cette période
trouble où se mêlent les vidéos-gags des mille manières de tromper
l'ennui quand on se retrouve face à soi-même, et la solitude extrême de
ces pauvres dépouilles interdites de toilette mortuaire, faisant l’objet
"d’une mise en bière immédiate dans un sac plastique" (décret du 1er
avril 2020, traitant des défunts atteints du Covid-19). A ceux qui ne se
scandalisent guère à l’idée qu’on évacue dans la hâte une dépouille en
la chargeant d’une ultime valise, elle se signale disponible 24 heures
sur 24 pour venir faire les toilettes des défunts au centre hospitalier.
Le vieux Sophocle, en 441 avant notre ère, plaçait dans la bouche
d'Ismène l'éternel «J’obéis, prudente, à la nécessité», à qui
s'opposait la farouche détermination de sa sœur Antigone pour que chaque
personne reçoive le respect et la dignité minimale lors de son dernier
voyage: « Qui sait si sous la terre on juge comme nous ? Car ce n’est
pas une loi d’aujourd’hui, ni d’hier / qu’un instant abolit comme un
instant la fonde / mais l ’éternelle loi plus vieille que le monde."
Et comme Antigone était devenue, le temps d’un voyage, les yeux d’Œdipe, vous devîntes, Lucie, notre lumière.
Lu dans:
Marion Muller-Colard. Lettre à Lucie. Gallimard. Tracts de crise. 10 avril 2020. N° 42. Extraits pp 3-5
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