13 avril 2020

La fugue du père


"Derrière les lames du store, le ciel blanchit. Gabriel est debout. Depuis trois semaines qu'il vit en pyjama, il se sent alourdi de ses pantalons, de sa chemise, de son gilet de laine, de sa veste. Il pend à son bras sa gabardine dans la poche de laquelle il a glissé son béret. Aucun adieu à la chambre 123 : il est déjà sorti. C'est une matinée de printemps qui se souvient de l'hiver.  Qu'ils ne s'aperçoivent pas trop vite que je suis parti ! Depuis vingt ou trente minutes que je marche, mon cerveau s'est comme réveillé, là-bas, soigné, surveillé, rassuré, j'avais peur de mourir. Ici, sur ce trottoir, je ne crains rien, et si mon heure doit venir maintenant, j'entrerai dans la mort debout. Cela fait si longtemps qu'il n'a pas vu le monde, celui des autres, des inconnus. Depuis des années, il ne saisissait du monde extérieur que quelques reflets sur l'écran de télévision qu'il avait tendance à délaisser puisqu'il s'endormait dès huit heures dans son fauteuil. Il parcourait aussi le journal, tendait une oreille lasse aux flashs d'information du transistor. Tout cela était peu de chose; il avait fini par oublier ce qu'étaient ses contemporains. Et voici que, par ce matin encore frileux d'avril, il les croise sur un trottoir ou marche à leurs côtés."
                                    Jean-Marie Alfroy.




C'est l'histoire d'un homme âgé, veuf, isolé et malade qui prend la fuite. Ainsi commence le roman de Jean Marie Alfroy, une histoire de fugue qui se pourrait prémonitoire en cas de confinement prolongé pour nos aînés. On évoque quelques mois, jusqu'à la fin de l'année. Mais quelques mois, quand il n'en reste que peu à vivre, équivalent à la perpétuité. Ah les vieux, que n'a-t-on fait pour leur bien? Sortis de leur environnement familier pour les protéger des chutes, de la dénutrition, du gaz; au revoir le chat, le facteur, Fatima, la concierge.  Privés depuis peu de visites extérieures pour les protéger du virus, confinés ensuite en chambre pour les protéger des autres pensionnaires, ils se voient accablés actuellement pour la plupart d'une double peine: à la fois confinés ET infectés. Tout ça pour ça! Quelle tristesse de ne plus trouver les mots pour justifier notre absence prolongée. On leur faisait un coucou-bisou par la fenêtre pour les protéger de nous, et maintenant c'est d'eux qu'on se protège. De cette épidémie on aura appris, comme me l'écrit malicieusement un ami, que "certes, l'incertitude est inconfortable, mais toutes nos certitudes sont si ridicules."




Lu dans :
Jean-Marie Alfroy. La fugue du père. NRF Gallimard. 1984. 180 pages Extrait page 26-30

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