"Au fond une simple bataille lui eût suffi, une seule bataille, mais sérieuse ; charger en grande tenue et pouvoir sourire en se précipitant vers les visages fermés des ennemis. Une bataille, et ensuite peut-être il eût été content toute sa vie."
Dino Buzzati
Une dernière fois avant la nuit, monter au donjon et scruter la
plaine qui s'ouvre devant nous à la recherche d'un ennemi invisible.
J'envisage sans plaisir la semaine qui s'ouvre, incertaine, habité par
"l'inexprimable sentiment des choses à venir". Que les choses se sont
précipitées en quelques jours, la campagne de Chine, d'Italie, puis
celle de France, d'Espagne en attendant la nôtre, avec le décompte
devenu quotidien des infectés, des guéris et des morts. Un ennemi
sournois s'est glissé dans nos villes, dissimulé sous les habits de ces
innocents qui toussent, grelottent, faisant d'un enrhumé un potentiel
patient suspect à isoler au plus vite. La médecine aime les tableaux aux
couleurs vives, les ennemis qui vous affrontent sabre au clair: un
infarctus brutal à ponter au plus vite, un abcès de la taille d'une
pêche à inciser, une fracture déformante à réduire, bref une médecine de
duels avec ses héros et ses légendes. Quel médecin n'a rêvé de
pareilles batailles, à raconter aux amis et à la famille les soirs de
veille? En place de quoi soudain se déroule devant nous la perspective
de longues semaines sans relief, à la traque de symptômes mineurs
d'évolution aléatoire, et dont la répétition parviendra à user les plus
braves. Pas de test de dépistage, pas de traitement disponible, pas de
masque, pas de gants, pas de gel, on est redevenus soudain ces médecins
aux mains nues dont - enfant - je me faisais des héros. Ce dimanche
l'église était vide et fermée, la maison de repos est devenue maison
close, l'hôpital où se remet péniblement un patient cher est barricadé à
tout visiteur, fût-il son médecin. Piètre héros sans arme et sans
victoire, il ne nous reste finalement qu'une seule fonction à remplir:
simplement être là.
Lu dans:
Dino Buzzati. Le désert des Tartares. Michel Arnaud (Traduction). Le Livre de Poche. 1995. 288 pages.
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