15 mars 2020

Sœur Anne, que vois-tu venir?

"Au fond une simple bataille lui eût suffi, une seule bataille, mais sérieuse ; charger en grande tenue et pouvoir sourire en se précipitant vers les visages fermés des ennemis. Une bataille, et ensuite peut-être il eût été content toute sa vie."         
                                                                                      Dino Buzzati



Une dernière fois avant la nuit, monter au donjon et scruter la plaine qui s'ouvre devant nous à la recherche d'un ennemi invisible. J'envisage sans plaisir la semaine qui s'ouvre, incertaine, habité par "l'inexprimable sentiment des choses à venir". Que les choses se sont précipitées en quelques jours, la campagne de Chine, d'Italie, puis celle de France, d'Espagne en attendant la nôtre, avec le décompte devenu quotidien des infectés, des guéris et des morts. Un ennemi sournois s'est glissé dans nos villes, dissimulé sous les habits de ces innocents qui toussent, grelottent, faisant d'un enrhumé un potentiel patient suspect à isoler au plus vite. La médecine aime les tableaux aux couleurs vives, les ennemis qui vous affrontent sabre au clair: un infarctus brutal à ponter au plus vite, un abcès de la taille d'une pêche à inciser, une fracture déformante à réduire, bref une médecine de duels avec ses héros et ses légendes. Quel médecin n'a rêvé de pareilles batailles, à raconter aux amis et à la famille les soirs de veille? En place de quoi soudain se déroule devant nous la perspective de longues semaines sans relief, à la traque de symptômes mineurs d'évolution aléatoire, et dont la répétition parviendra à user les plus braves. Pas de test de dépistage, pas de traitement disponible, pas de masque, pas de gants, pas de gel, on est redevenus soudain ces médecins aux mains nues dont - enfant - je me faisais des héros. Ce dimanche l'église était vide et fermée, la maison de repos est devenue maison close, l'hôpital où se remet péniblement un patient cher est barricadé à tout visiteur, fût-il son médecin. Piètre héros sans arme et sans victoire, il ne nous reste finalement qu'une seule fonction à remplir: simplement être là.
 

 
Lu dans:
Dino Buzzati. Le désert des Tartares. Michel Arnaud (Traduction). Le Livre de Poche. 1995. 288 pages. 

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