20 mars 2020

La traversée des grandes eaux


"Un homme noble, humble dans son humilité,
peut traverser les grandes eaux."
                       Yi King

Un jour. Commencé au petit-déjeuner par l'interrogation éthique des critères de tri à l'entrée des unités de soins intensifs (USI) des malades en détresse respiratoire. Y succèdent les images de la construction d'un hôpital de campagne dans la région Grand Est pour soutenir la lutte contre le Covid-19, et celles de l’envoi d’un navire-hôpital (le USNS Comfort) de 1 000 chambres avec salles d’opération,  dans le port de New York. Dans l'urgence, des patients sous respirateur sont transférés par avion sanitaire de Mulhouse  à Marseille. Un reportage bouleversant dans les hôpitaux de Bergame (Italie) révèle le désarroi d'un corps médical impuissant à sauver ses patients âgés qui décèdent les uns après les autres. Un jour terminé par la lecture inspirante d'un petit bijou d'écriture de mon ami Francis Dannemark. Un conte moral qui nous révèle le secret pour traverser les grandes eaux, "la vieille regarde les enfants. Et très vite, juste avant d'éclater de rire, elle dit : voilà, c'est très simple, je ne savais pas très bien nager à cette époque-là, lui non plus d'ailleurs, et on avait un peu peur ; alors on a traversé en se tenant par la main. Et on n'a rien emporté d'autre." 

Entre ces deux moments de lecture, j'ai été à la rencontre de quelques patients en fin de vie, âgés et porteurs de pathologies intriquées les rendant infiniment vulnérables, les interrogeant sur ce qu'ils souhaitaient au cas où, atteint par le virus,  leur état se dégradait rapidement. Informés du risque vital, attendent-ils de nous une démarche maximaliste les faisant bénéficier d'un placement en soins intensifs avec éventualité d'une respiration assistée, ou préfèrent-ils demeurer dans leur environnement habituel (le plus souvent une maison de repos et de soins) entouré des soins de première ligne performants auxquels ils font confiance. Leur souhait est ensuite communiqué aux soignants et notifié dans leur dossier médical de manière simple et immédiatement compréhensible: Corona USI SI/USI NO. Rencontres merveilleuses de personnes exceptionnelles par leur vision du sens de l'existence. L'une d'elle ajoute à son souhait de mourir dignement dans son lit, entourée des souvenirs chers de toute une existence, une vision altruiste à laquelle je ne m'attendais guère.  Évoquant le père Maximilien Kolbe mort à Auschwitz, où il avait proposé de mourir à la place d'un père de famille, elle précise: "je suis en fin de vie et il me plairait vraiment de la terminer par un don, laissant une place en soins intensifs à un plus jeune qui en bénéficiera plus utilement que moi."  Attitude d'une dignité extrême, qui replace le patient le plus démuni au centre des choix éthiques d'un tri hospitalier difficile, et donne au médecin de famille la possibilité de personnaliser cette décision de tout ce qui a pu la construire. 

Un jour, dont on sort grandi: l'être humain possède des ressources extraordinaires quand on l'interroge. Habité aussi par une certitude: nous surmonterons cette épreuve. Notre petit pays se révèle grâce à cette épidémie, bénéficiant d'une conjoncture croisée: des responsables politiques, médicaux et syndicaux qui ont su trouver la parole juste; un réseau de première ligne organisé et efficace coopérant remarquablement avec une ligne hospitalière d'une qualité exceptionnelle; le bénéfice d'avoir pu prendre des mesures difficiles, instruits par l'expérience de nos voisins, deux semaines plus tôt qu'eux; une population qui apprécie qu'on fasse appel à son civisme plutôt qu'à la contrainte. Heureux pays où on peut se poser la question du sens: préfère-t-on finir une existence qui fut heureuse dans la cabine d'un navire hôpital ou dans sa maison de repos entouré des soins les meilleurs, c'est-à-dire les plus chaleureux?  Poser la question c'est y répondre, encore faut-il songer à le faire. 



Lu dans:

Coronavirus: les soins intensifs n’excluent pas de bientôt devoir choisir entre les patients plus jeunes et les personnes âgées. Le Soir. 18 mars 2020.
Coronavirus. Les États-Unis vont envoyer un navire-hôpital à New York. Ouest France. 18 mars 2020.
Coronavirus : un hôpital de campagne des armées déployé en Alsace. Les Échos. 18 mars 2020
Coronavirus : l’armée vient soulager l’hôpital de Mulhouse. France Info. 18 mars 2020.
C'est l'horreur absolue, l'effondrement total d'un système. Reportage vidéo RTBF. 18 mars 2020

Francis Dannemark. La traversée des grandes eaux. Extraite du recueil Zoologie. Le Castor Astral. 2006. 25 pages. Exergue, p.24

Aucun commentaire: