"Au premier regard, c'est toujours la caverne de Platon,
inchangée depuis vingt-cinq siècles: les prisonniers ne voient que
des images et des silhouettes. Pourtant, ils ne contemplent plus
fixement le fond de la grotte ni les ombres portées défilant sur
la paroi. Les prisonniers d'aujourd'hui sont équipés d'écrans -
téléviseurs, tablettes, smartphones - interconnectés et
interactifs. Et cela bouleverse absolument tout."
Valérie Charolles
Je termine la lecture d'un article du Monde en ligne, poste quelques
mails, découvre une vidéo, m'enquiert de la météo de demain dans mon
bureau silencieux. Je m'aperçois que simultanément une dizaine d'amis,
proches, familiers se livrent au même moment à des tâches similaires sur
Skype, Facebook, Yahoo, Spotify ou YouTube. D'aucuns répondent à mes
mails de manière quasi instantanée, m'invitent à découvrir leurs
dernières photos, à partager une musique. Nos salons soudain
s'interconnectent, comme nos pensées. Un doux vertige s'installe à
imaginer les millions de personnes qui au même moment se donnent accès
les uns aux autres par-delà les langues, les océans et les frontières.
La caverne de Platon est devenue planétaire, sur un laps de temps d'une
dizaine d'années et à une vitesse qui donne le tournis.
La métaphore de
la termitière décrite par David Van Reybrouck, avec son fonctionnement
homogène de parties hétérogènes, son équilibre entre autonomie et
intégration, débouche sur l'image neuve d'une planète où les communautés
les plus diverses ont désormais la possibilité non seulement de
cohabiter, mais de partager un cerveau commun interconnecté. La vitesse
de cette évolution rend difficile toute prévision, positive ou négative
selon nos tempéraments et humeurs du moment. Les milliers de termites
organisées comme un organisme unique capable de se défendre, de se
nourrir, de faire circuler l'information, d'éjecter ses déchets offre
pourtant une image apaisante de l'individu collectif plus fort dans sa
volonté d'être ensemble. Vue du ciel, notre planète se mettra-t-elle
aussi soudain à penser comme un ensemble, irriguée d'un flux continu de
vie grouillant jour et nuit, souffrant et se réjouissant de manière
quasi simultanée quand un typhon ou un séisme la frappe, dansant et
chantant sur les mêmes clips superbes ou débiles, surveillée en
permanence par d'immenses oreilles.
Plus modestement, imaginer que ces
quelques rêveries vont se mêler dans l'instant à celles de quelques
dizaines d'autres, les nourrissant et se transformant en autant
d'images, de pensées neuves, de projets divers, pour se voir ensuite
peut-être à nouveau relayées vers de nouveaux réseaux, réveille soudain
en moi l'image de la balançoire de nos enfants - et de la résonance
étudiée en physique, celle qui faisait vaciller les ponts. Que nous en
soyons conscients ou non, nous ne penserons plus comme avant.
Lu dans:
Valérie Charolles. Philosophie de l'écran. Dans le monde de la caverne. Fayard. 2013. 310 p.
David Van Reybrouck. Le Fléau. Actes Sud Littérature. 2008. 416 pages. Extrait p.333.