"Tout à coup, nous entendons un jappement sourd. On dirait un chien, mais ce n'en est pas un. Ils dormaient toujours au même endroit. C'est là qu'ils se rassemblaient chaque jour au crépuscule. Je lève les yeux. A moins de trente mètres de moi, je vois se détacher une silhouette dans la lumière grise au bord du rocher: le babouin. Je sors ma longue-vue: il s'agit d'un mâle presque adulte. Il jappe à nouveau dans ma direction, l'air nerveux, menaçant. Un deuxième le rejoint. Je suppose que le reste de la bande dort derrière le rebord. La tombée du jour les a réunis, comme à l'accoutumée. Ce doivent être les arrière-arrière-petits-enfants de ceux [qui furent décrits exactement au même endroit un siècle plus tôt]. (...) Alors que l'Afrique du Sud a connu le siècle le plus mouvementé de son histoire, une bande de babouins a vécu ici pendant toutes ces années. Ils ont continué à manger, à s'épouiller, à se battre, à s'accoupler, à dormir et à mourir, là dans ce coin reculé."
Les images de Lampeduza dégagent un malaise durable, photographie
instantanée d'un nouveau monde accouché dans la douleur, comme
Robben Island le fut pour l'Afrique du Sud. Je liste au même
moment la liste de choses à faire d'une journée du Belge lambda
que je suis: des rendez-vous, quelques visites de routine,
l'acquisition du dernier smartphone, immobiliser
l'auto devant notre domicile ce soir de bonne heure pour ne pas
nous faire chauffer la place par une voiture-ventouse, passer
assez tôt au Colruyt demain pour tenter d'y trouver encore de
l'Orval. A l'abri de l'extrême pauvreté, des dictatures et des
horreurs guerrières d'un monde qui se déchire, ne sommes-nous
devenus une bande de babouins égayés s'épouillant dans la salle
d'attente? A l'image de ce magistrat de campagne dans un roman de
Coetzee contraint de s'occuper de politique alors qu'il
préférerait se livrer à ses activités d'archéologue amateur dans
le désert, "dorlotant sa mélancolie et tentant de déceler dans le
vide du désert une acuité historique particulière."
Lu dans :
David Van Reybrouck. Le Fléau. Actes Sud Littérature. Lettres néerlandaises. 2008. 416 pages. Extrait p.344. Traduit du néerlandais par Pierre-Marie FINKELSTEIN. Extrait page 325
J.M Coetzee En attendant les barbares. Seuil 2000. Collection : Points. 249 pages
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