"Les enfants ont grandi: impossible de les prendre dans ses bras en rentrant, de les pétrir comme de la mie tiède pour se remplir de toute la force qui manque - à la place des deux petites boules de mie, deux gigantesques ados ont poussé. (..) A cet instant précis, elle pourrait pleurer; elle pourrait pleurer si elle avait encore assez de vie en elle. Elle pourrait pleurer mais elle ne pleure pas. Elle ne remarque même pas ses doigts, sur l'autoradio, qui font défiler les stations, elle n'entend ni les jingles agressifs ni les pubs pour les hypermarchés, elle n'entend plus rien, absente à elle-même, absente au monde. Et puis, soudain, au hasard d'un changement de station, surgit la voix de Michel Berger: sa voix qui la prend tout de suite, portée par quelques notes de piano, sa voix qui lui parle sans même qu'elle écoute les paroles, cette mélodie qui la remplit. En elle, d'un seul coup, quelque chose se rassemble, se fluidifie. L'apaisement est total: « C'est beau. » Le temps de cette émotion esthétique, plus rien n'existe. Elle est tout entière convoquée, tout entière là, enfin présente à elle-même et au monde. C'est beau. Qu' est-ce qui est beau, au fait? La musique, ou ce qu'elle lui fait? (..) Cette émotion ne durera pas, mais elle ressemble à l'éternité. Ce plaisir esthétique est comme un indice, une promesse. La beauté de cette chanson lui souffle que tout n'est pas perdu, rallume au fond d'elle un vieux feu mal éteint: son exigence. Ce qu'elle exige d'elle-même; ce qu'elle demande à la vie. Elle s'appelle Lucie. Et c'est comme si la beauté la sauvait de son renoncement."
Lu dans:
Charles Pépin. Quand la Beauté nous sauve. Robert Laffont. Les mardis de la philo. 2013. 233 pages. Extrait pp. 10-11
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