"J'ai aimé un rouge-gorge. Il me dévisageait, sur ses petites pattes solidement plantées sur une branche d'arbre. Un Dieu moqueur brillait dans ses yeux, semblant me dire: « Pourquoi cherches-tu à faire quelque chose de ta vie ? Elle est si belle quand elle ne fait qu'aller, insoucieuse des raisons, des projets et des idées. » Je n'ai pas su quoi lui répondre."
Christian Bobin, Ressusciter
Cher François,
J'ai toujours eu pour vous une certaine tendresse, nourrie par votre
bonhomie naturelle, votre simplicité dans la tenue, le choix de votre
minuscule voiture italienne escortée par de rutilantes berlines, une
certaine modernité dans une institution à dépoussiérer. Vous écoutant
dimanche, quand tous vous donnaient du "Saint Père", je voyais en vous
un grand-père. Vous observant, j'ai été touché par cette image que vous
donniez d'un vieux pape pétri de convictions, qui disiez ce que vous
estimiez devoir nous dire. Je suis un vieux médecin maintenant, à mon
tour de vous partager quelques modestes convictions inspirées par la
prière de votre modèle François d'Assise "Seigneur, fais de moi un
instrument de ta paix."
Aurais-je été pape, au terme d'un parcours d'église, j'aurais
vraisemblablement comme vous proclamé que "là où est le doute, que je
mette la foi." Je suis médecin, au terme d'une vie remplie de joies et
de souffrances partagées, inspiré en permanence par "là où est le
désespoir, que je mette l’espérance." Si la foi d'un pape se doit d'être
forte, je n'en aurai connu dès mon plus jeune âge que des bribes,
pareilles à ce pain qu'on distribue aux oiseaux. Quand il n'y avait plus
que des miettes, j'étais ce rouge-gorge solitaire qui se nourrissait de
"ce presque rien" qui pourtant éclaira mes choix.
Je suis fier d'être médecin dans un pays qui, bien avant d'autres,
légiféra sur des sujets aussi difficiles que l'avortement et
l'euthanasie, au terme de très longs échanges entre humains responsables
pétris de convictions diverses, dans un profond respect réciproque. Les
lois qui en résultèrent, non seulement garantissaient à chaque médecin
une totale liberté de conscience et de refus, mais offraient aussi de
précieuses balises pour éviter les aventures, les dérives, les décisions
prises dans la solitude ou la clandestinité. Ce sont des lois qui ont
profondément modifié ma pratique depuis vingt ans, me guident dans les
choix difficiles et me protègent sur le plan juridique quand je pose des
actes médicaux qui antérieurement étaient considérés par la loi comme
des crimes. Je suis fier d'être médecin chrétien, formé et ayant
enseigné à l'Université de Louvain, qui vous a accueilli ce weekend avec
un bel enthousiasme. J'y ai appris qu'avant toute chose la priorité du
médecin était d'avoir l'oreille et le cœur ouverts à toute détresse.
Chaque souffrance est unique, que ce soit celle de la femme placée
devant des choix impossibles en raison d'une grossesse non-souhaitée
qu'elle ne peut assumer, d'embryons porteurs de malformations létales ou
issus de violences innommables. Ou, à l'autre bout de la vie, savoir
ouvrir la cage à l'oiseau quand au terme d'une longue maladie
l'enveloppe du corps devient insupportable à porter, de prendre soin
jusqu'au bout de la souffrance, y compris en accordant la délivrance
quand toutes le autres solutions sont devenues impossibles. C'est la vie
qui est cruelle, cher François, pas les lois, et j'apprécie d'avoir la
possibilité dans mon pays de pouvoir répondre, quand c'est la demande, à
toute forme de détresse sans connaître la crainte de me voir poursuivi
comme si j'étais un sicaire. Comme vous, j'ai l'intime conviction que la
vie est sacrée, don de Dieu, et que l'homme n'en est pas maître. Je ne
crois néanmoins pas à la valeur rédemptrice de la souffrance physique ou
morale à son stade ultime et ai la conviction que le devoir de réponse
du médecin à certaines demandes d'aide exceptionnelles est aussi sacré
que l'est la vie.
Je suis fier d'être chrétien dans une Église en cheminement, faite
d'hommes et de femmes cultivant exactement les mêmes espérances sans
prédétermination de rôle, ayant accès aux mêmes professions, aux mêmes
responsabilités, aux mêmes grades académiques, aux mêmes fonctions
politiques quels que soient leur genre, leur race, leur culture. L’œuvre
humaine étant par nature imparfaite, j'ai la conviction que les
actuelles limitations d'accès aux responsabilités ecclésiales faites à
nos sœurs, nos épouses, nos filles ne sont qu'une étape dans la vie de
l’Église car rien n'arrête une revendication quand elle est juste. Il
faut parfois se remémorer les mythes anciens, si riches d'enseignements,
comme celui de Pandore. Lequel ouvrit la jarre laissée à sa garde par
Zeus, contenant la maladie, la mort et de nombreux autres maux non
spécifiés qui furent libérés dans le monde comme autant de papillons. Le
dernier de tous, le plus essentiel, étant l'espérance qui permet de
venir à bout de tous les autres. Puisse ce papillon d'espérance qui est
la mienne se poser sur votre épaule, comme un modeste témoignage d'un
vieux médecin à un vieux pape.
Avec toute mon affection.
CV
Lu dans:
Christian Bobin. Ressusciter. Gallimard. NRF. 2001.
Les miettes du rouge-gorge, inspirées par Gilles Baudry, Serge Wellens, Jean Rousselot. Préface au livre de Jean Lavoué. Ce rien qui nous éclaire. L'enfance des arbres. 2017. 154 pages. Extrait p.9
La prière de Saint François. Texte anonyme, attribué au prêtre normand Esther Bouquerel, dont une première version est publiée en 1912
2 commentaires:
MERCI pour cette très belle lettre, partagée en famille et entre amies à partir du Journal du Médecin. Je viens lire vos premiers billets du mois et je suis heureuse de la retrouver ici.
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