31 décembre 2020

Passage d'année

 

"La nuit n'est jamais complète
il y a toujours
une fenêtre ouverte
une fenêtre éclairée
il y a toujours un rêve qui veille
désir à combler     faim à satisfaire
un cœur généreux
une main tendue     une main ouverte
des yeux attentifs
une vie         la vie à se partager."
                Paul Eluard



Comment clore une année à ce point insolite, durant laquelle toutes les projections et anticipations furent suspendues, où tout fut susceptible d’être remis en question du jour au lendemain, vécu sur le mode de l’incertitude et de l’inquiétude? Une année où l'actualité du monde s'est confondue à notre actualité propre, concernant chacun d’entre nous. La tentation d'épiloguer sur le monde qui vient soudain m'abandonne, seules me viennent aux lèvres les paroles d'une patiente moralement épuisée à qui je suggérais la prise d'un antidépresseur: "merci, J'attendrai que ma joie revienne, qu'au matin je puisse sourire".  

Je me réjouirai bien sûr de l'arrivée du vaccin dans un mois, dans un an, mais surtout de partager dès potron-minet avec mes voisins l'odeur entêtante des croissants frais, le bruit familier du bus chargeant ses passagers devant la maison, la magie des guirlandes lumineuses célébrant l'année nouvelle, l'appel à distance s'assurant que les proches vont bien, le mot gentil envoyé à ceux qu'on aime, la main qu'on agite à la fenêtre au voisin d'en face, toutes ces minimes choses familières qui rythment nos journées et dessinent l'image du bonheur. Les pandémies les plus redoutables n'ont qu'une durée de vie limitée, s'en imprégner est déjà un traitement. 
 

30 décembre 2020

Patti Smith chante Dylan

 

“Les voix ne doivent pas être jugées en fonction de leur joliesse. Elles ne comptent que si elles vous convainquent qu’elles disent la vérité.”  
                        Sam Cooke


Et si la faille révélait le talent? Le 10 décembre 2016, Patti Smith représente Bob Dylan à Stockholm pour la cérémonie de remise du Prix Nobel de Littérature, où elle interprète le titre A Hard Rain's A-Gonna Fall. Après quelques notes, elle reste sans voix, envahie par une émotion aussitôt partagée par la prestigieuse assemblée. "Ce fut humiliant. L’orchestre jouait, la famille royale me regardait, la caméra me fixait, et un sentiment d’horreur m’a envahie. Je n’avais jamais été intimidée en montant sur scène. Mais le plus extraordinaire, c’est ce qui s’est passé après : j’ai reçu une avalanche de messages. Cet échec a rendu ma performance plus humaine. Les moments qui expliquent notre humanité sont ceux qui nous tombent dessus. J’ai appris quelque chose : les gens vous pardonnent une erreur en public si vous êtes honnête sur ce qui se passe."  Nos désastres ne sont jamais que l'envers de ce qui nous fait grandir, et pour ceux qui en douteraient il reste à découvrir ce moment d'anthologie.  


Lu dans:
Patti Smith. On peut difficilement montrer son amour sans montrer sa colère. Anatxu Zabalbeascoa. LENA. Le Soir du 12 décembre 2020
Patti Smith performs Bob Dylan's "A Hard Rain's A-Gonna Fall" - Nobel Prize Award Ceremony 2016. YouTube. https://youtu.be/941PHEJHCwU

28 décembre 2020

Une vie de mouche

 

"Au Manoir Hovey, au bord du lac Massawippi (Québec), on sert en juillet un plat dit de pommes hivernales; il s'agit de pommes gardées sur l'arbre jusqu'au dernier moment. Le chef Francis Wolf laisse les pommes geler et dégeler sur l'arbre jusqu'à la fin de l'hiver, afin de les cueillir à un moment où la saveur est devenue incroyablement intense. Certes, les fruits sont noircis et difficiles à travailler, mais si les fruits cultivés uniquement pour notre consommation sont des produits pour ainsi dire d'enfants gâtés, ces pommes, qui ont passé deux saisons sur l'arbre, auront vécu une vraie vie de pomme. Elles n'ont pas traversé que des moments faciles, mais elles n'en sont que plus extraordinaires à ce titre. "
                            Ryoko Sekiguchi


Ivry Gitlis, décédé ce jeudi à 98 ans, refusait qu'on parle de "son" Stradivarius mais suggérait qu'il n'avait été lui-même qu'un locataire passager permettant à son instrument de vivre sa vie de violon. Concéder à chaque chose, chaque personne qui nous entoure le droit de vivre sa vie propre sans tenter de se l'approprier à son seul usage est une sagesse. Un jour, quittant notre verger, un de mes petits-fils âgé de trois ans me fit arrêter la voiture afin de permettre à une mouche de rejoindre sa vie de mouche: "on n'a pas le droit de l'enlever à sa famille." Il avait raison, et me donnait sa première leçon de philosophie. Il l'ignore, mais dix ans plus tard j'en garde l'enseignement.


Lu dans :
Ryoko Sekiguchi. Nagori. La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter. P.O.L. 2018. Folio 6776. 142 pages. Extrait pp 74, 75

Sagesse des peluches

 

"La nuit est loin. Le jour revient et je suis en vie, en grand appel de vie. Il est temps de se fondre parmi ceux qui m'entourent. Je disparais dans mon époque, dans la petite course de mon existence. Je dis adieu à tous mes personnages, ceux que j'ai croisés, ceux qui ont existé, ceux que j'ai lus, ceux que j'ai inventés, ceux qui sont morts et ceux qu'il me sera encore donné de côtoyer, je ne fais plus de distinction entre les uns et les autres, ils sont mon peuple mélangé. Je leur dis adieu, non pas que je les quitte — jamais je ne serai fait d'autre chose que d'eux — mais le temps long où ils ont eu tout loisir de se déployer en moi s'achève. (..) Et lorsque ce sera l'heure, sur ce pavé que j'aime ou ailleurs, vieillard repu d'avoir tant vécu ou homme pris dans la force de l'âge, j'espère qu'il me sera donné de la prononcer à nouveau, cette phrase, pour qu'elle éloigne de moi la peur, qu'elle m'emplisse d'un sentiment profond de quiétude, j'espère, oui, que me sera donné le temps de reconvoquer en moi la beauté de tout ce que j'ai traversé, et de la dire avec un sourire serein : "C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau."
                        Laurent Gaudé



Il persiste en France un atelier de création de doudous, les premiers et plus fidèles amis des enfants, de toutes les formes pourvu qu’ils aient la douceur et l’odeur inimitable qui les rend irremplaçables.  On y crée mais surtout on y répare les Doudou, Lapin, Meuh-Meuh, Crapouille en bout de course, estropiés, borgnes, déchiquetés par les chiens, les trains, les chagrins ou plus simplement par l'usure du temps. Avec de la patience et du savoir-faire, tout peut se reconstruire, ou presque. On recoud une patte, greffe un œil, panse une plaie de tissu écorché, on remplace la bourre, créant une illusion d'immortalité. Sauf que... au déballage, ce matin Crapouille s'avère irréparable, trop atteint, les crocs étaient trop acérés et le chien trop furieux, un jour entier de travail n'y suffira pas, ni une semaine, ni une vie. Mais on ne jette pas un doudou, on le duplique, forme pour forme, yeux pour yeux, museau pour museau, même couleur, même texture, même taille, ne manque que l'odeur de l'enfant qu'il a accompagné dans son sommeil tant de soirs. Et encore... Idée de génie de l'artisan, il restera à introduire la dépouille de l'ancien dans le nouveau en guise de bourre pour que démarre une nouvelle existence, à la fois inédite et imprégnée du récit de l'ancienne.  C'est ainsi que les gosses s'imprègnent de l’impermanence de la vie des hommes, et d'une première expérience de ce que peut être l'éternité.



Lu dans :
Laurent Gaudé. Paris, mille vies. Actes Sud. 2020. 80 pages. Extrait pp  87-88
Le doudou, le premier et plus fidèle ami. Reportage de Florence Helleux, Frederic Poussin, et Smain Belhadj. "20h30 en fêtes, le samedi”. France 2. 20 décembre 2020

24 décembre 2020

Un peu de légèreté pour Noël

 

Un avion fend le ciel
un éclat
une virgule
une hirondelle.

On en fait du chemin
pour pas grand chose
alors qu’une seule pensée en l’air
peut nous emmener
si haut.

Si un jour
j’oublie de rêver
s’il te plaît
prête-moi
tes ailes.
            Martine Rouhart



 
Lu dans:
Martine Rouhart. Dans le refuge de la lumière. Bleu d’encre. 2020. 54 pages. Extraits pp.17, 28

23 décembre 2020

Sagesse de Toni Morrison

 "Là-bas, le long de la rivière, les empreintes de ses pas apparaissent et disparaissent. Elles sont tellement familières ! Qu'un enfant, un adulte y place ses pieds, elles lui vont. Qu'il les en retire, et elles disparaissent à nouveau, comme si personne n'avait jamais marché là. Peu à peu, toute trace a disparu et ce qui est oublié, ce ne sont pas seulement les empreintes de pas, mais aussi l'eau et ce qu'il y a là-bas au fond. Le reste n'est que temps qu'il fait." 

            Toni Morrison


Laisser trace, devise avec laquelle on s'imaginait un programme de vie dans les sixties. L'époque a changé et a gagné en modestie, à l'heure actuelle laisser dans le sable  quelques empreintes qui puissent servir de repère est déjà une satisfaction. 


Lu dans:
Toni Morrison. L'origine des autres. Trad. Christine Laferrière. Ed Christian Bourgeois. 2018. 92 pages. Extrait p.75

21 décembre 2020

Une vie de chien

 

"Simon alla préparer le dîner. Puis il sortit un moment dans le jardin. Pippa n’attendait que ça. Le bonheur d’être vivant, ça doit être quelque chose de ce genre, songea Simon, courir joyeusement après un bâton et le ramener à quelqu’un qui vous aime."
                            Francis Dannemark



On peut imaginer voir se croiser des auteurs que rien n'aurait dû rapprocher.  Francis Dannemark et Su DongPo par exemple, poète de l'an mil, décrivant l'amitié que lui porte son chien "Museau Noir, que j'ai de la chance d'être ton maître! / quand je t'ai annoncé que nous retournions au Nord / tu as remué la queue et dansé de joie / et fait la ronde autour des enfants. / Tu dis merci du museau / puisque le Ciel te refuse la parole / J'ai envie de te confier une lettre à porter. "  D'un lointain passé heureux, surgit notre Golden retriever, unique chien qui ait partagé notre vie de famille. Il avait 6 maîtres et pas de maître, il puait, ne nageait que dans l'eau sale, ne tolérait pas qu'on le lave, et surtout savait nous faire rire.  Ses galipettes, tourner sur soi-même pour s'attraper la queue, s'enfuir au rappel de retour de promenade, mendier les couennes et accueillir les visiteurs du soir comme s'ils étaient uniques au monde nous apprirent que le bonheur tient en peu de choses: se faire plaisir et faire plaisir, faire rire, s'ébrouer, faire le bon chien, donner l'illusion au maître qu'il est important et n'en faire qu'à sa tête. Et si un ami soupire qu'il mène "une vie de chien", félicitez-le d'avoir fait un si bon choix.



Lu dans:
Su Dongpo 1037-1101, repris pas Claude Roy dans L'ami qui venait de l'An Mil. Gallimard. Coll. L'Un et l'Autre. 1994. 176 pages. 
Francis Dannemark. La misère se porte bien. Kyrielle 2020. 322 pages. Extrait p.265. Tirage limité disponible uniquement chez l'auteur francis.dannemark@gmail.com

Un bel article de Jean-Claude Vantroyen dans le supplément Livres du Soir de ce weekend présente le dernier ouvrage de F. Dannemark.  "Une comédie qui montre qu’on peut parler d’amour, d’amitié, de dignité sans pour cela posséder de magnifiques limousines, des yachts et des somptueuses villas au bord de la mer.  Une comédie surtout qui indique qu’il faut prendre son temps, que la précipitation est toujours malvenue, qu’il faut vivre au rythme des couleurs des saisons, comme la nature. C’est un éloge de la lenteur, ce roman. Et un éloge de la tendresse. Et on se sent heureux de le lire." Rencontre avec l'auteur ce 26 décembre, de 14h à 17h, la librairie La Licorne  (715, chaussée d'Alsemberg à Uccle)

19 décembre 2020

じに むかえに いきます

 

"Il y a une expression en japonais, "aji zvo mukae ni iku", qui pourrait se traduire par "aller chercher un goût". En cas de rencontre véritable entre deux ingrédients, il arrive que l'un "aille chercher le goût" de l'autre, pour en extraire la meilleure part. Pour peu que l'échange soit mutuel, on pourra découvrir une saveur qui n'existait pas tant que les ingrédients menaient leur vie séparément." 
                    Ryoko Sekiguchi


 
Dans l'instant me reviennent ces paroles des années 70, cent fois égrenées sur les cordes de nos guitares, "je ne sais pas ou tu commences, tu ne sais pas ou je finis" (Moustaki). Qu'une méditation sur l'art de l'assiette puisse déboucher sur la mystérieuse alchimie de l'amour humain confirme, si besoin en était, que "la cuisine japonaise n'est pas chose qui se mange, mais qui se médite" (Tanizaki).
 


Lu dans:
Ryoko Sekiguchi. Nagori. La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter. P.O.L. 2018. Folio 6776. 142 pages. Extrait p.70
Tanizaki Junichiro. Éloge de l'ombre. Paris. Publications orientalistes de France. 1993.
Georges Moustaki. Je ne sais pas où tu commences. Master Serie. 1972

18 décembre 2020

Humour de couloir

 

"Deux planètes se rencontrent, l’une demande à l’autre : « Comment vas-tu ? — Eh bien, plutôt mal… j’ai attrapé des humains, alors forcément j’ai de la température. — Ah, tu as des humains ? T’en fais pas, ça ne dure pas longtemps.» 
            Humour de couloir au GIEC



Lu dans :
Idriss ABERKANE. L'Âge de la connaissance. Laffont. 2018. 374 pages.

17 décembre 2020

La mer est loin

 

"C'était un rêve où il pleuvait
mais toi et moi étions à l'abri
Il y avait une grande baie
sur laquelle ruisselait la pluie
et à travers l'eau brouillée
on devinait la mer tout près

Je prenais des bûches et du petit bois
je roulais un journal en boules
Le feu déjà crépitait
elle faisait bouillir de l'eau
dans la cuisine à côté
«Veux-tu des toasts avec le thé?» (..)

Je me réveille en sursaut
dans la chambre d'hôpital
Il ne pleut pas     Pas de feu
pas d'eau qui bout
La mer est très loin
Je suis seul     elle n'est pas là

Je voudrais tant qu'elle soit là
et mon cœur bat la chamade
        Claude Roy . Hôpital Marie Lannelongue 24 juin 1982


 

On a tout dit de la Covid-19, mais de la solitude? De ces patients décédés en soins intensifs au terme de 4 semaines , sans jamais avoir pu revoir leur femme, et qui jamais ne se seraient présentés seuls à la consultation, petits amoureux de Peynet inquiets que l'autre tombe malade.   De ces pensionnaires en maison de repos à qui il avait été  promis "Tu verras maman, tu seras bien / T'auras plus souci de rien" et qui n'ont parfois plus quitté la chambre depuis des semaines, murés dans le silence. De cette patiente échevelée devenue sorcière faute d'un coiffeur, et qui ne quitte plus son domicile par honte davantage que par peur. De ces grands-parents protégés comme la momie Rascar Capac de Tintin, qu'on tente de convaincre que ZOOM c'est la vraie vie. De ces adulescents vigoureux pour qui l'amour c'est cordon, ficelle serrée. De ces mômes qui n'ont vu de face d'adulte que masquée, comme si la décence élémentaire était un slip, un masque. Comme d'autres, j'ai souri en apprenant que les dindes Corn et Cob avaient été graciées, les fêtes seraient belles, et puis plouf, tous alla casa comme en mars. Paradoxe, que je ne m'explique pas moi-même : comme médecin, je confinerais même les pigeons de mon jardin, jusque Noël de l'année prochaine; comme Papy il me prend parfois des envies de farandoles narguant la maréchaussée à  Flagey "pose les deux pieds en canard / C'est la Covid qui redémarre / En voiture les voyageurs / la Covid part toujours  l'heure". Ce virus nous monte à tous à la tête, vivement qu'on trouve un vaccin contre la solitude. 


 

Lu dans :
Claude Roy. A la lisière du temps. La pluie en rêve. NRF Gallimard. 208 pages. Extrait pp. 35-36

16 décembre 2020

La vie comme un plat

 

"La cuisine japonaise n'est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde, mieux encore, qui se médite."
                        Tanizaki Junichiro

 


La cuisine, une philosophie? A coup sûr un endroit où toutes les temporalités coexistent, s'invitant ensemble à notre table. Comme l'écrit Sekiguchi "aujourd'hui, il n'est pas rare de trouver dans une même assiette des tomates qui viennent d'être cueillies, un condiment préparé il y a deux ans, des anchois mis sous le sel il y a six mois et une boîte de maïs dont on ignore la date de fabrication."  Et si nos vies ressemblaient à ces plats amoureusement assemblés, fusion d'époques et de saveurs minutieusement assemblées? Qui sommes-nous en définitive au terme de notre expérience sur terre? Pour reprendre les mots de Walt Whitman : "Je contiens des multitudes." L'inusable  stéthoscope Littmann côtoie le saturomètre acquis en début de pandémie, les extraits de valériane se prescrivent simultanément aux anticorps monoclonaux, et les mains qui scrutent les maux de ventre possèdent la mémoire de centaines de ventres précédents. Suis-je vraiment le même médecin qui entend un père inquiet de l'avenir de son fils en échec, d'une fille trop tôt émancipée, d'une épouse mélancolique que celui de naguère? Comment n'être que ce plat où les temporalités coexistent sans se détruire mais en s'exaltant l'une l'autre? 



Lu dans:
Tanizaki Junichiro. Éloge de l'ombre. Paris. Publications orientalistes de France. 1993.
Ryoko Sekiguchi. Nagori. La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter. P.O.L. 2018. Folio 6776. 142 pages. Extrait pp 59-60
Citant Walt Whitman: Anatxu Zabalbeascoa. Patti Smith: On peut difficilement   montrer son amour sans montrer sa colère. Le Soir. Lena 12 décembre 2020

15 décembre 2020

La peur de l'Autre

 

 "Cela me rappelle une expérience que j'ai faite il y a plusieurs années lors d'une Biennale de Vienne. Dans l'une des œuvres d'art exposées, on m'a demandé d'entrer dans une pièce sombre et de me placer face à un miroir. En quelques secondes est apparue une silhouette qui a lentement pris forme et s'est avancée vers moi. Une femme. Quand cette femme (ou plutôt son image), qui faisait ma taille, s'est trouvée tout près de moi, elle a appliqué sa paume contre le verre et l'on m'a ordonné de faire pareil. Nous sommes restées là, face à face, sans parler, à nous regarder droit dans les yeux. Lentement, la silhouette s'est estompée et a rétréci avant de disparaître tout à fait. Une autre femme est apparue. Nous avons répété le geste consistant à faire se toucher nos paumes en nous regardant droit dans les yeux. Cette opération s'est poursuivie un certain temps. Chaque femme était différente par son âge, la forme de son corps, sa couleur, ses habits. Je dois dire que c'était extraordinaire, cette intimité avec une étrangère. Silencieuse, complice. Chacune acceptant l'autre. Seule à seule."
                    Toni Morrrison

 
 


Comment guérir de la crainte des Autres? Pourquoi nous font-ils peur et menacent-ils notre identité? Fruit de l'Histoire, de la littérature, du discours politique, la création de différences et le désir d'appartenance sont une constante humaine. Différences fondées sur la race, les frontières, les mouvement de masse des populations, la quête de notre propre identité passe par l'exclusion de tout ce qui ne nous est pas identique. L'être humain crée "les Autres" pour exister lui-même.
Prix Nobel de littérature en 1993, Toni Morrison est une découverte récente en ce qui me concerne (merci Obama qui la cite dans sa récente interview), dont ne se lasse pas d'arpenter les thèmes de prédilection.


Lu dans:
Toni Morrison. L'origine des autres. Trad. Christine Laferrière. Ed Christian Bourgeois. 2018.  92 pages. Extrait p.64

13 décembre 2020

En remontant la vie

 

"À quelques mètres de la pierre vivante, l’eau surgit enfin d’une fontaine telle qu’on en voyait au temps des bergers d’Arcadie. La Marne en coulait doucement. Je me suis approché d’elle. Dans le vallon aux violentes odeurs telluriques, elle me murmurait  : «  Enfin, tu es là. Tu en as mis du temps  !  » Que pouvais-je répondre  ? J’ai joint mes deux mains pour la recueillir. Elle avait un goût étrange de menthe et de mousse, pur et coupant."
                    Jean-Paul Kauffmann



Rassasiée d'années, elle nous a quitté la nuit passée, paisiblement, soucieuse jusqu'au bout de ne pas déranger. Si faible et si menue qu'on imagine sans peine le bébé qu'elle fut à sa naissance. Jean-Paul Kauffmann l'écrit joliment: remonter la Marne, ce n’est pas revenir en arrière et pleurer le passé, mais au contraire se perdre pour mieux renaître.  "C'était une vraie gentille" comme le résume sobrement un de mes fils à qui on l'annonce, quelle plus belle épitaphe imaginer?

Un autre patient décède la même nuit, également à domicile, de mémoire de médecin ce ne m'était jamais arrivé. Même âge, même parcours modeste soucieux des autres avant de lui-même, lui non plus n'ayant jamais habité ailleurs qu'à Anderlecht sa commune natale, et celle de ses parents. Regagnant mon domicile, il me prend de faire des hypothèses romanesques: ces deux-là se sont-ils croisés un jour au cours de leur longue existence sur un territoire aussi limité, à l'occasion d'un achat, d'une célébration religieuse, d'une braderie, d'une visite médicale, autour d'un bac à sable? Se sont-ils adressé un sourire complice, ou un commentaire sur l'orage qui menaçait? Ni l'une ni l'autre ne sont plus là pour le dire, ils peuvent se reposer maintenant.


Lu dans:
Jean-Paul Kauffmann. Remonter la Marne. Fayard. 2013. 264 pages. Extrait p. 261

11 décembre 2020

Sagesse de Saint Nicolas

  "Une sortie, c'est une entrée que l'on prend dans l'autre sens."

                Boris Vian



Ce weekend j'ai rencontré Saint Nicolas. Dans la file, une petite fille lui a demandé une faveur "Ce que je souhaite, c'est que tu fasses revenir bon-papy et bonne mamy. Je suis très triste qu'ils soient partis." Décontenancé, le grand saint a aussitôt trouvé les mots qui sonnent juste: "Je ne peux pas les faire revenir, mais quand je remonterai là-haut je leur ferai la bise de ta part, promis."  Ces quelques mots m'ont réconcilié avec la magie parfois controversée des contes pour enfants, avec tout ce que l'imaginaire d'un Paradis véhicule d'irréel et avec une certaine idée de la philosophie: rendre du sens à ce qui paraît totalement absurde. Saint Nicolas ne rendra pas ses grands-parents à la petiote, mais aura trouvé les mots qu'il faut pour qu'elle se soit sentie entendue, et que sa détresse ait eu le droit de s'exprimer.


Lu dans:
Boris Vian et Nicole Bertolt. Traité de civisme. Paris. Le Livre de poche. 2015. 200 pages

09 décembre 2020

Eclaboussures

 

"Au bord d'un ruisseau capté et conduit jusqu'au cloître via les roches — une source qui coule discrètement toute l'année —, il passe en revue son passé, les écueils, ravissements, aspirations d'antan. L'eau coule et traverse le monastère puis ressort côté sud (..) gardant l'écho intact, quel que soit l'âge, de la voix et des mots qu'elle porte." 
                                Etienne Faure

 
 
Une vie passe, au bord d'un ruisseau qui traverse un cloître silencieux. J'écoute son ruissellement, qui réveille les sons de mon enfance, la voix de mes parents et de mes amis perdus, les projets de mes enfants et les rires de leurs propres enfants. L'eau vive m'éclabousse au passage, moqueuse : qui est ce vieil homme qui nous contemple, on dirait un enfant. Ruisseau changeant, aux mille visages qui m'accompagnèrent dès ma naissance, vieil enfant aux traits burinés par ces mille rencontres, et à qui je répète inlassablement: bonjour, vous souvenez-vous? c'est moi.



Lu dans:
Étienne Faure. Et puis prendre l'air. Collection Blanche. Gallimard. 2020. 136 pages. Extrait p.58

Vieilles nouvelles

 

"Déballant des objets, il arrive qu'on s'attarde aux nouvelles du journal qui les enveloppait. La cause est morte de longue date et pourtant sa lecture de nouveau renvoie à l'histoire, l'anecdote, le fait du jour, l'article sur l'actrice à présent muette, si belle en son miroir. Et remettant ces objets en lumière, c'est une génération d'horizons qui resurgit, les entoure."    
                            Etienne Faure
 


Le déballage des guirlandes et boules de Noël par exemple, dont les journaux qui les enveloppent pourraient nous apprendre qu'il y a un an Kamala Harris jetait l'éponge dans sa course à l'investiture pour la présidence, que le calendrier électoral poussait les démocrates à accélérer la mise en accusation de Trump, qu'en France les gilets jaunes organisaient leur acte 56 en marge d'une manifestation contre la réforme des retraites, que l’informateur Paul Magnette demandait au Roi à être déchargé de sa mission. On y signalait la crainte de voir se développer trop de ruches sur le territoire bruxellois. On y retrouve les programmes des expositions organisées à Roubaix et à Lille, prétexte d'un mini-séjour au passage d'année. Que tout cela est loin et proche à la fois, images d'un passé révolu où nul n'imaginait le bouleversement qui allait suivre.


 

Lu dans:
Étienne Faure. Et puis prendre l'air. Collection Blanche. Gallimard. 2020. 136 pages. Extrait p.93

06 décembre 2020

Mémoire de paletot

 

"En remettant tes fringues d'automne tu retrouves dans tes poches les cueillettes de l'an dernier : trois châtaignes, un gland, deux faines, un colchique fané, et des morceaux de champignons secs. Telle une lecture interrompue, (..) on reprend la tournure d'esprit de la saison où on l'avait laissée (..). Un vrai poème, ce paletot." 
                        Étienne Faure

 

Rien ne ressemble plus à un mémo retrouvé dans la poche que celui de l'année précédente: si 2018 était le décalque parfait de 2019, celui de 2020 témoigne d 'un sérieux amincissement des attentes pour les mois qui viennent. Par quelle formule remplacer l'inusable "on vous souhaite bonheur, santé, prospérité" qui n'évoque l'ironie, le mauvais goût ou la déconnexion de la réalité?  2021 est une année sans visage.



Lu dans:
Étienne Faure. Et puis prendre l'air. Collection Blanche. Gallimard. 2020. 136 pages. Extrait p.39

05 décembre 2020

L'écran qui rapproche

 

"Fenêtre,
toi qui sépares et qui attires,
changeante comme la mer,
glace, soudain, où notre figure se mire
mêlée à ce qu’on voit à travers. "
            Rainer Maria Rilke



Le coronavirus a orné mon bureau d'un vaste écran en plexiglass, qui nous protège les uns des autres et modifie ma perception. Le reflet de la lumière du jour dans mon dos projette mon propre visage en surimpression de celui des patients qui me font face. Au début, je tentai en vain de supprimer ce qui m'apparaissait comme une altération de la réalité. Jusqu'à je m'aperçoive que ce reflet dans le miroir correspondait exactement à ce que les patients pouvaient observer de moi, un regard attentif ou distrait, pianotant le clavier de l'ordinateur ou scrutant leur souffrance, visage souriant ou inquiet selon mon état de fatigue, l'avancement de la consultation ou la simple sympathie éprouvée différemment pour l'un ou l'autre. L'écran qui sépare peut ainsi paradoxalement se révéler un outil de réalité augmentée, stimulant mon attention plutôt que de la laisser gambader en toute fantaisie.
 
 

Lu dans:
J.-B. Pontalis. Fenêtres. Gallimard. 2000. Folio. 3642. 174 pages. Extrait: Exergue p.11 

04 décembre 2020

Regarde, je te parle

 

"On ne se disait rien, mais j'aimais nos conversations."
            David Foenkinos



Elle l'écoute, il parle sans rien dire, sans ce bruit que font les lèvres. Aujourd'hui elle entend avec ses yeux, qui filtrent l'essentiel, et cela chante dans sa tête. Qui n'a jamais communié en silence dans l'écoute des bûches dans le feu, en contemplant le long ruban que fait la route d'un départ en vacances, dans l'écoute de l'adagio de Mendelsohn, du Wonderful World de Louis Armstrong, dans le regard de son chien, dans la fatigue du soir d'une journée chargée, dans les premiers mots fragiles qui reviennent à celui qui fit un accident vasculaire, celui-là ne peut imaginer ce que se parler veut dire. S'écouter comme ce lointain petit prince "qui aimait le désert, quand on s’assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n’entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence…" 


Lu dans:
David Foenkinos. La famille Martin. Gallimard. 2020. 240 pages.

03 décembre 2020

Le Noël des créatifs

 

"Toute vie est une aventure naviguant entre inattendu et inespéré." 
                François Cheng


Un Noël à réinventer ça n'arrive pas tous les jours, et ce peut être une chance à cueillir, créant la surprise "entre l'inattendu et l'inespéré". Le panier repas livré à domicile, la carte de vœux particulièrement soignée, le coup de fil qui réchauffe quand la soirée s'annonce un peu crue, une vraie fête sans tradition cela se mérite. Hier une jeune patiente amie est parvenue à me faire rêver: ses parents se désolent de sacrifier le traditionnel repas de famille, l'année fut dure pour eux deux sur le plan de la santé, et l'isolement itou. Reclus, ils ont renoncé à garnir le sapin, à quoi bon, on fera mieux l'an prochain. Elle a soigneusement noté qu'ils s'absentent toute l'après-midi ce mercredi, acheté le plus beau sapin chez sa fleuriste, renouvelé la guirlande, emballé les cadeaux, fait dessiner les cartes par ses enfants et à l'heure dite ce sera Jurassic World dans la maison de son enfance. Montre en main elle dispose de trois heures pour créer un univers digne d'un étalage des Galeries Lafayette. J'ai pensé à eux cet après-midi, et à tout ce qu'il reste à inventer dans les semaines qui viennent.

 

 
Lu dans:
François Cheng. De l'âme. Albin Michel. 2016. 162 pages. 

02 décembre 2020

Dans la peau d'un autre

 

"Toute cette frénésie était assez amusante, et parfois touchante, mais c’était aussi un peu déconcertant. Au fond, réalisais-je, les gens ne me voyaient plus, moi, avec toutes mes particularités et tous mes travers. C’était plutôt comme s’ils s’étaient emparés d’une effigie de moi-même pour l’investir d’un million de rêves différents. Je savais qu’un moment viendrait où je finirais par les décevoir, par ne pas être à la hauteur de l’image que ma campagne et moi avions façonnée."  
                    Barak Obama


Belle réflexion sur l'image de soi, celle qu'on transmet et celle que les autres nous renvoient. Hier soir, le film documentaire "Où sont passées les hirondelles ?" s'attardait sur le récit d'une survie dans une bergerie au cœur de l'Auvergne. Un agnelet d'un jour meurt auprès de sa mère. A deux pas, un autre va mourir, surnuméraire d'une portée de trois, délaissé par une brebis qui ne peut en nourrir que deux. La bergère use d'une stratagème ancestral, substituant l'agnelet laissé pour compte au mort-né. Pour le faire accepter, elle va le revêtir de la peau de l'autre, de son odeur, du reste de chaleur qu'il abrite, de ce qu'il fut. Se mettre dans la peau d'un autre pour naître à la vie: après quelques hésitations, sa nouvelle mère fait le choix de la vie et nourrit ce petit qui était mort et qui lui a été rendu. Exister demande parfois quelques compromissions avec la réalité.

 

Lu dans:
Barack Obama. Une terre promise. Fayard. 2020. 840 pages. Extraits p.186