"Ce n'est qu'en clignant des yeux et en y regardant à deux fois que Jonathan parvint à voir, tout au fond, le pigeon qui s'arrachait à son coin sombre, faisant en avant quelques pas rapides et vacillants, puis se posait à nouveau juste devant la porte de sa chambre."
Patrick Süskind
Dans un court roman allégorique, Patrick Süskind nous surprend par
l'histoire d'un pigeon qui bouleverse l'existence d'un brave homme dont
la vie n'avait jusque là été marquée par le moindre événement, et qui
jamais n'aurait escompté qu'il pût lui en arriver un, sauf de mourir un
jour. "Et tout cela lui convenait tout à fait" car il n'aimait ni les
événements ni les personnes qui ébranlaient son équilibre intérieur,
chamboulant l'ordonnance de sa vie. Quel pigeon s'est donc posé sur nos
existences le 12 mars de cette année, effaçant en quelques minutes
l'encre des pages noircies de nos agendas où tout était programmé pour
de longs mois, rencontres de famille, congrès, anniversaires, vacances,
prises de retraite, déménagements. Une partition pour papier à musique
ne tolérant aucune improvisation. Que reste-t-il aujourd'hui de ces
lignes écrites à l’encre sympathique? On a assisté en quelques heures au
plus grand chassé-croisé qu’une vie permette d’imaginer, les humains
prenant la place des oiseaux dans leur cage, remisant au rayon des
accessoires disparus tout ce qui se touche, s'embrasse, se donne la
main, se tape sur l'épaule, se colle dans le métro, se bronze sur la
plage, sort en boîte, fait la fête dans les parcs, trinque, casse la
croûte, partage une cigarette, hurle dans les stades, court côte-à-côte
aux 20 Km, se compacte au salon de l'auto, plante sa tente à
Tomorrowland, admire les étoiles côte-à-côte couchés dans l'herbe, danse
la danse des canards à la queue-leu-leu , bref tout ce qui s'étreint,
s'affronte, transpire, se jauge, vocifère contre l'arbitre, s'encourage
bruyamment comme l'ont fait les hommes et les femmes de toute éternité.
Cela était, cela n'est plus, jusque quand? Deux mois se sont écoulés
depuis l'arrivée du pigeon, qui semblent avoir duré deux ans. Et la vie
d'avant paraît aussi diaphane et lointaine que cette mélodie de
Catherine Lara « où l'on tournait les pages / et puis tout s'effaçait /
comme s'il y avait un peu de craie / dans l'encrier. »
Lu dans:
Patrick Süskind. Le Pigeon. Trad. Bernard Lortholary. Fayard. 1989. 88 pages
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire