30 mai 2020

Comme la fraise a le goût de la fraise

"En pension, quand j’avais treize ans, le professeur d’éducation physique avait fixé comme règle que si on touchait ses pieds en se penchant vers l’avant, on avait 10/20. Si on les dépassait, chaque centimètre valait un point supplémentaire. De même chaque centimètre d’écart, si on n’arrivait pas à les toucher, était un point de moins. Je n’ai jamais eu la moyenne. J’y repense à certains moments en me penchant, à ce que les choses peuvent avoir d’arbitraire (sans plus de chance d’avoir la moyenne maintenant)."
                                Charly Delwart


Un jour on découvre qu'il nous manque à tous quelque chose, que nous ne touchons pas nos pieds, ou le plafond, que telle porte est trop étroite pour nous livrer passage, telle pente trop raide, telle saison trop froide, telle note à chanter trop haute. Comme se calibre la fraise, ainsi l'Homme: être de dimensions raisonnablement uniforme, de telle sorte que le diamètre du plus gros fruit ne dépasse pas de plus de 10 mm celui du plus petit, mesuré au site du diamètre le plus large. Seule la fraise des bois échappe à ce calibrage. Je serai donc un homme des bois. 



Lu dans:
Charly Delwart. Databiographie. Flammarion. 2019. 352 pages. Extrait p. 163.

29 mai 2020

Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor (La Fontaine)

"Il y a sur la Terre 400 000 lions pour 60 millions de chats domestiques, 200 000 loups sauvages pour 400 millions de chiens, 900 000 buffles africains pour 1 milliard et demi de vaches. Les chiffres donnaient une vision claire de ce que devenait le monde."
                        Charly Delwart.


Pour ce qui est du nombre, les animaux domestiques ont gagné la partie, mais peut-être perdu l'essentiel. L'Homme, quant à lui, oscille. 


Lu dans :
Charly Delwart. Databiographie. Flammarion. 2019. 336 pages.


27 mai 2020

Un monde en couleurs successives


« Je me lance en écrivant mes brouillons avec des feutres de couleurs pâles, rose, bleu ciel, des couleurs pas trop graves.  Quand je réécris une page, je choisis un bleu plus soutenu. Ça commence à se fixer. Là-dessus interviennent les corrections que je fais en rouge, comme à l’école. Après, si je suis un peu rassuré par la scène, le sketch, la chanson, je l’écris au feutre violet, ma couleur préférée. A ce moment-là seulement, je prends mon beau papier blanc, bien lourd, avec en filigrane un soldat romain casqué, et je recopie, très doucement, à l’encre noire… »
                        Jean-Loup Dabadie

Heureux comme un créateur de chanson, anxieux comme un parolier, Jean-Loup Dabadie raconte la naissance d'un texte à l'heure où le traitement de texte n'existait pas. Le parolier de tant des mélodies qui bercèrent notre enfance s’est éteint ce dimanche 24 mai à Paris. Nous restent ces textes ciselés qui ont coloré notre quotidien de la même manière qu'il colorait ses pages en les créant.



25 mai 2020

Un mauvais rêve


"– Maman, j’ai fait un rêve. J’ai rêvé que j’étais très méchant.
Et la mère de sourire :
– Ce n’est pas un rêve, mon enfant. C’est la réalité."
                                    Véronica Lenne


Une maman raconte. Sa cadette réintègre sa classe avec crainte, persuadée que l'école a été fermée à cause d'elle et qu'on le lui reprochera à son arrivée. Comment surmonter ces peurs d'enfants isolés durant de longues semaines sans trop comprendre? Comment reprogrammer ces gosses dont le quotidien était le rire, le toucher, les câlins, la prise dans les bras, les jeux spontanés et à qui on n'a envoyé que de la distanciation, de la peur de l'autre, des masques et du gel hydroalcoolique? Comme bien d'autres, je redoute la seconde vague, mais pas celle qu'on pense: celle qui tue la spontanéité et inspire une anxiété profonde face à un monde décrit comme terrifiant. Un patient paralysé, décédé aujourd'hui, narrait un souvenir qui lui rendait le moral les soirs de découragement: le souvenir de sa petite main froide dans la grande paluche de son grand-père, toutes deux  entrelacées dans la poche chaude de la grande veste. Cette chaleur le réchauffait tout entier, et persistait encore cinquante ans plus tard. Il nous faudra réinventer ces gestes durant les mois qui viennent et trouver les paroles qui apaisent, ainsi que réapprendre à rire de tout. 



Lu dans:
Véronica LENNE. À l’ombre du ventre. Tétras Lyre. 2020. 66 p.

Un temps soudain vide


"Au fil des époques, l’homme a toujours mis le même temps pour se rendre sur son lieu de travail, soit environ une heure. Au début, il mettait une heure pour aller, à pied, dans le champ le plus éloigné, puis il a mis une heure pour aller, à vélo, dans le village d’à côté, puis une heure, en voiture, pour aller de la banlieue au centre-ville et demain, quand il y aura l’Hyperloop*, il mettra une heure pour aller de San Francisco à Los Angeles. Mais il continuera à faire ça tous les jours. Avec l’amélioration des moyens de locomotion, on aurait pu penser qu’on allait réduire le temps de trajet et qu’on allait pouvoir faire autre chose, mais on a tout simplement augmenté la distance."
                            Gaspard Koenig


Qu'il est grisant ce don d'ubiquité (ou d'omniprésence), jadis l'apanage des dieux, seuls capables d'être présents en plusieurs lieux simultanément. Le sentiment de puissance ressenti à maîtriser l'espace, s'est soudain estompé deux mois durant au bénéfice de la réappropriation de la maîtrise du temps. Expérience non sans risque quand cette dernière fait place à un grand espace vide: "J’ai deux heures à perdre. Tu parles d’un horaire!" (Jacques De Decker).
 
       

Lu dans:
Jacques De Decker. Parades amoureuses. Grasset. 1990. 192 pages
Gaspard Koenig. Ralentir. Tracts de Crise . N°48. Editions Gallimard.
William Bourton. Introduire de la lenteur dans une société qui reste mondialisée. Le Soir 22 mai 2020.  

* L’Hyperloop est un projet de recherche proposé en 2013 par Elon Musk, train se déplaçant dans un double tube où on crée le vide, promis aux 1200 km/h.

20 mai 2020

Sagesse des modestes


"C'est sûr, il y a plein de gens intelligents. Plein, mais la plupart sont asymptomatiques."


Drôle, mais nullement ironique. Joindre la modestie à l'intelligence fait de bien belles personnes.



19 mai 2020

Un rat n'est pas l'autre


"Le problème avec les expert, c'est qu'ils n'ont aucune idée de ce qu'ils ignorent".
                Nassim Nicholas Taleb.


Ainsi de la cessation d'une pandémie, phénomène complexe qui n'a pas fini d'interroger épidémiologistes et historiens. Un exemple? La peste de Marseille (1720), dont il se raconte qu'elle fut circonscrite par la construction - à l'initiative de Versailles - d'un vaste rempart édifié dans les monts de Vaucluse (le Mur de la peste). Peut-être, mais c'est faire peu de cas d'un phénomène naturel, le changement dans la population des rats, sans qu'à l'époque on en ait eu conscience : plus au nord, le rat brun ou surmulot domine et ses puces sont beaucoup moins virulentes que celles du rat noir qu'il supplante à ce moment. Faute d'un support efficace, l'épidémie s'éteignit d'elle-même.





Lu dans:                
Nassim Nicholas Taleb. Le Cygne noir: La puissance de l'imprévisible. Trad. Christine Rimoldy ( The Black Swan. The Impact of the Highly Impossible.) Les Belles Lettres. 2007. 608 pages.

Sagesse de Matsuo Bashô


« Un piment. Ajoutez des ailes : une libellule rouge."
                Bashô


Cachez ce haïku que je ne saurais voir. Bashô (1644-1694) a écrit ce haïkaï en riposte à celui composé par son disciple Kikakou (1661-1707) dont la teneur lui paraissait cruelle et contraire aux sentiments de bonté à l'égard des bêtes que prêche le Bouddhisme:  « Une libellule rouge . Ôtez les ailes: un piment. »
 



Lu dans :
Matsuo Bashô. Cent onze haikus . Verdier. 1998. 110 pages. 

17 mai 2020

Douces larmes


"Le Coronavirus se transmet aussi par les larmes."
                        Xinhuanet.com


Itinéraire d'un tueur: serpents, chauves-souris, pangolins, éprouvettes, postillons, paroles, toux, éternuements, crachats, mouchage, et maintenant le pire de tous: les douces larmes. A qui encore faire confiance?  Encore que... Un virus qui passe par les larmes saurait-il être mauvais? On a dit que c'était la guerre, courte et dure, une Blitzkrieg contre un ennemi implacable. On se rend compte qu'il n'y a pas d'ennemi, et que ce sera long, qu'il faudra pactiser avec ce micro-organisme qui vit sa vie de virus comme nous vivons notre vie d'homme. Et que rien désormais ne détruira, comme ne furent détruits ni les bacilles de la peste, de la tuberculose, de la lèpre, ni le vibrion du choléra, ni le HIV. On vivra avec, le vrai défi étant que cette existence de tous les jours redevienne sereine et ouverte sur un avenir tonique pour nos enfants.

16 mai 2020

Déconfinement


"Pendant deux mois je me suis questionné en vain sur le sens de ma vie.
La reprise du travail m'a rapporté bien d'autres problèmes qui ont, eux, des réponses."
                Xavier Gorce. Les Indégivrables

14 mai 2020

Au bal masqué


"Aujourd'hui, je fais ce qui me plaît
Devinez, devinez, devinez qui je suis
Derrière mon loup, je fais ce qui me plaît, me plaît
Aujourd'hui, tout est permis". 
                        La Compagnie Créole. Au bal masqué.


Et soudain c'est Venise au carnaval. Des loups de toutes les couleurs déboulent dans les rues, modèle bandana, touareg, foulard cowboy, de toutes les tailles, en cellulose, tissu écru, fine soie, plastic souple by PlayMobil. Seuls quelques originaux s'affublent encore d'un banal masque FFP2 médical qui leur fait une face de Pinocchio triste égaré en salle d'opération. Attention les amis, si le masque est tendance, son port n'autorise pas tout. Un, on ne profite pas du fait qu’on a la bouche cachée pour dire du mal des gens, d'ailleurs on ne sait jamais si l'interlocuteur n'est pas la personne dont on médit et complote. Imaginez votre tête quand il ôtera le masque "coucou, c'est moi, salaud". Deux, on ne fait pas de grimaces aux enfants qui pleurent dans la rue, ni même des sourires, on ne leur tire pas la langue , ça fait flipper les parents et avec le masque, les gosses, tout ce qu’ils voient, ce sont vos gros yeux qui roulent et ça les traumatise.  Trois, le bon côté des choses, il ne faut plus vous forcer à sourire tout le temps, ça repose drôlement. Quatre, on ne fait pas semblant de ne pas reconnaître les gens qu’on n’avait pas envie , surtout qu’eux, sous votre masque, ils vont ont bien reconnu. Donc, on résume: on reste civilisé, on dit bonjour madame, on est poli, on incline légèrement la tête, on se fait un regard avenant, des yeux doux, et on parle peu car de toute manière on ne vous comprend pas. C’est pas parce qu’on n’a qu’un demi-visage que tout est permis.



Lu dans:
Merci à Julie Huon, dont je me suis largement inspiré pour ce billet, pour ses observations décapantes et quotidiennes depuis le début de la covid-story.
Julie Huon. Jour 51 : les règles. Le Soir 14 mai 2020. Page 14

13 mai 2020

Sagesse du hérisson


"Cette nuit     un hérisson
gambadait dans notre jardin
il y a élu domicile.
Il est heureux             et il pique moins."
             Tristan Alleman.
 

Trouver le bon endroit, et s'y poser, les épines au repos, les oreilles en sommeil des nouvelles du monde. Cela va déjà mieux.



 
Lu dans:
Tristan Alleman. La promenade. Sarabandes. Ed. Chat polaire. 2019. 104 pages. 

Le bruit du tonnerre


"Il y a 50 ans, la grippe de Hong Kong frappait en Belgique dans l’indifférence générale."
                            Christophe Lamfalussy
 

Les années 68-69, intenses, faites de fureur et de promesses: les émeutes à Paris, les images d'enfants affamés au Biafra, la guerre au Vietnam, le Walen buiten à Louvain, l'homme marche sur la Lune et Merckx gagne le Tour de France. Dans l'indifférence, une grippe surgit de Hong Kong en deux temps: une première vague fait 50.000 morts aux Etats-Unis en trois mois, s'éteint et revient comme un boomerang  l'hiver suivant: 10.000 morts en Belgique dans une indifférence générale. Ni les politiques, ni les journalistes, ni les médecins ne semblent avoir pris conscience du phénomène. Le mot grippe n’est jamais prononcé au Conseil des ministres entre 1968 et 1970, et l’affaire est traitée en quelques brèves dans les pages des faits divers ou de l’actualité internationale, jamais en Une. "Ce n’est pas ce qu’on appelle une grosse épidémie", écrit Le Soir le 30 décembre 1969. Il faut attendre 2005 pour qu'un médecin niçois de l’époque, interrogé par Libération se souvienne d'une situation désastreuse. "Les gens arrivaient en brancard, dans un état catastrophique. Ils mouraient d’hémorragie pulmonaire, les lèvres cyanosées, tout gris. On n’avait pas le temps de sortir les morts […]. Il y en avait de tous les âges : 20, 30, 40 ans et plus. Ça a duré dix à quinze jours et puis ça s’est calmé et, étrangement, on a oublié." Les scientifiques se penchent peu sur cet épisode, on ne dispose guère de données, l‘Institut de santé publique et les médecins vigies ne sont créées que dix ans plus tard. On n'imagine guère ce que pourrait être l'Internet, Facebook ou un smartphone.

A quoi aurait ressemblé Covid-19 en 1968? Dans le silence de mon bureau, je me retourne sur les deux mois écoulés, m'imaginant les avoir vécus coupé des nouvelles du monde, sans Internet, sans Facebook, sans smartphone. Sans ce décompte quotidien du nombre de victimes. Étrangement, ç'aurait pu être deux fort beaux mois, ensoleillés comme jamais, plutôt moins de malades que d'autres années, fort peu de décès (2 en deux mois, contre 12 en décembre, allez comprendre ), une gentillesse extrême des patients, quelques personnes grippées mais dans l'ensemble peu atteintes, quasi pas d'enfants malades, et deux couples d'amis signalant un proche en réanimation entre vie et mort. C'est tout. A l'échelle lilliputienne d'un modeste médecin de famille, non-informé des bruits du monde, ce printemps 2020 aurait pu être un non-événement, plutôt heureux. En cinquante ans, la planète a découvert l'effet papillon, qui d'un battement d'aile crée une tornade, et la puissance de l'information. Que retient-on de la violence d'un orage si ce n'est la destruction qu'apporte la foudre mais surtout du bruit que fait le tonnerre? Ce qui aura fait la différence entre la grippe de Hong Kong et la Covid-19, ce n'est pas le nombre de morts, c'est le bruit du tonnerre. 



Lu dans:
Christophe Lamfalussy. Il y a 50 ans, la grippe de Hong Kong.  

12 mai 2020

Sans peur, pas de courage


"Les maîtres romains exposaient un fouet dans le vestibule à la vue des esclaves, sachant que ce spectacle mettait les âmes dans l’état de demi-mort indispensable à l’esclavage.
D’un autre côté, d’après les Égyptiens, le juste doit pouvoir dire après la mort :  Je n’ai causé de peur à personne. »
                                Simone Weil


Un jour, je découvris ce qui me différenciait d'un pompier: la capacité d'affronter le risque grâce à la connaissance du danger et la confiance en des moyens techniques appropriés. L'observer pénétrer seul dans une maison voisine ravagée par le feu et le risque d'explosion, l'imaginer progresser dans une fumée opaque, descendre à la cave fermer l'arrivée de gaz et partir aux étages à la recherche de victimes inconscientes m'apprirent plus sur mes peurs que tous les cours de médecine. Peur et risque: l'une nous bloque, l'autre nous fait progresser. A chacun ses spécificités, mais dans l'épidémie actuelle qui tétanise la planète n'être que ce pompier qui rassure et relativise les risques auprès d'une population tétanisée par un virus invisible constitue un beau défi. A-t-on peur soi-même? Bien sûr, et cette peur rassure ceux à qui on vient en aide: avoir en face de soi une personne qui vous est en tout semblable, habitée par les mêmes angoisses, entourée par les mêmes flammes, frôlant la même mort, et qui vous tend la main assurant "qu'on va y arriver" constitue l'essence même du courage. 



Lu dans:
Simone Weil.  La sécurité, le risque.  L’enracinement. 1949. Gallimard. Tracts de crise N°69. 11 mai 2020.

10 mai 2020

Un peu de craie dans l'encrier


"Ce n'est qu'en clignant des yeux et en y regardant à deux fois que Jonathan parvint à voir, tout au fond, le pigeon qui s'arrachait à son coin sombre, faisant en avant quelques pas rapides et vacillants, puis se posait à nouveau juste devant la porte de sa chambre."
                            Patrick Süskind


Dans un court roman allégorique, Patrick Süskind nous surprend par l'histoire d'un pigeon qui bouleverse l'existence d'un brave homme dont la vie n'avait jusque là été marquée par le moindre événement, et qui jamais n'aurait escompté qu'il pût lui en arriver un, sauf de mourir un jour. "Et tout cela lui convenait tout à fait" car il n'aimait ni les événements ni les personnes qui ébranlaient son équilibre intérieur, chamboulant l'ordonnance de sa vie. Quel pigeon s'est donc posé sur nos existences le 12 mars de cette année, effaçant en quelques minutes l'encre des pages noircies de nos agendas où tout était programmé pour de longs mois, rencontres de famille, congrès, anniversaires, vacances, prises de retraite, déménagements. Une partition pour papier à musique ne tolérant aucune improvisation. Que reste-t-il aujourd'hui de ces lignes écrites à l’encre sympathique? On a assisté en quelques heures au plus grand chassé-croisé qu’une vie permette d’imaginer, les humains prenant la place des oiseaux dans leur cage, remisant au rayon des accessoires disparus tout ce qui se touche, s'embrasse, se donne la main, se tape sur l'épaule, se colle dans le métro, se bronze sur la plage, sort en boîte, fait la fête dans les parcs, trinque, casse la croûte, partage une cigarette, hurle dans les stades, court côte-à-côte aux 20 Km, se compacte au salon de l'auto, plante sa tente à Tomorrowland, admire les étoiles côte-à-côte couchés dans l'herbe, danse la danse des canards à la queue-leu-leu , bref tout ce qui s'étreint, s'affronte, transpire, se jauge, vocifère contre l'arbitre, s'encourage bruyamment comme l'ont fait les hommes et les femmes de toute éternité. Cela était, cela n'est plus, jusque quand? Deux mois se sont écoulés depuis l'arrivée du pigeon, qui semblent avoir duré deux ans.  Et la vie d'avant paraît aussi diaphane et lointaine que cette mélodie de Catherine Lara « où l'on tournait les pages / et puis tout s'effaçait / comme s'il y avait un peu de craie / dans l'encrier. » 



Lu dans:
Patrick Süskind. Le Pigeon. Trad. Bernard Lortholary. Fayard. 1989. 88 pages

09 mai 2020

Cesser d'exister pour rester en vie

« La vie est trop courte pour être petite ».
                        Marianne Pierson-Piérard



Il est des phrases virales qui lorsqu'elles vous pénètrent dans la tête le matin ne vous quittent plus. Si on sait ce qu'est une vie courte, qu'est-ce qu'une vie petite? On peut être grand dans les petites choses, et certaines existences consacrées à la répétition sans fin de tâches subalternes, mais essentielles, possèdent une grandeur que n'ont guère bien des destinées historiques. La récente pandémie par contre nous interroge sur ce qui reste d'une vie lorsqu'elle se voit coupée de tous les liens qui la nourrissent, vidée de toutes les significations qui la font grandir. Depuis deux mois, je suis interdit de visite de mes patients hospitalisés à l’hôpital, ce que je n'ai jamais vécu depuis 45 ans, et je vis cette interdiction dans la plus totale incompréhension. Nos vieux en maison de repos ont été d'abord coupés de leurs proches,  ensuite confinés dans leur minuscule chambre jour et nuit, pour les protéger. Quand vient l'horreur des statistiques de décès, et les conditions dans lesquelles cela se passe, surgit l'inévitable doute: "tout ça pour ça..." Et cela s'emballe, interdiction au conjoint d’assister à l’accouchement dans certaines maternités, interdiction de se rassembler à plus de quinze personnes pour les enterrements, dépouilles prestement enfouies dans des sacs plastiques sans autre traitement. Nul ne contestera qu'il faille en temps de crise protéger la «vie nue» dont parle Giorgio Agamben, et qu'il s'est trouvé d’admirables héros du quotidien pour le faire, en sauvant un certain nombre. Peut-on pour autant, sous peine de renier notre humanité, choisir la préservation de cette vie nue biologique au détriment de ce qui en fait une existence humaine qui ait son sens, son prix, sa grandeur: partager ses moments décisifs, naissance, maladie, vieillissement, mort. Nous avons voulu sauver la vie à tout prix mais nous l’avons parfois, à l’inverse, coupée de tout ce qui lui donne un sens. Cesser d’exister pour rester en vie ? Cette contradiction est accablante.
 

 
Lu dans:
Marianne Pierson-Piérard. Dora , névrosée. Coll. Femmes de lettres oubliées. 2019. 232 pages.
Abdennour Bidar. Cesser d’exister pour rester en vie ? Libération. 4 mai 2020.
Giorgio Agamben. Homo Sacer: le pouvoir souverain et la vie nue. Le Seuil. Paris. 1998. 216 pages.

06 mai 2020

Comme un mur, comme des hublots




"J’ai tracé à la craie des cercles sur le mur d’en face. Ils sont vides et noirs, mais ne le resteront pas. Ce sont de grands hublots ouverts sur un monde à naître encore.
Bientôt, dans chacune de ces fenêtres rondes va s’encadrer un visage."
                                    Jean Ray


Jour 44. Aujourd'hui tadam tadam, arrivée du plexi. Aussi large que le bureau, aussi haut que large, on le dit transparent. Un peu comme un confessionnal, mais où on verrait les émois du pénitent. Jusqu'ici on était sur le pont, maintenant on est dans la cabine, bien abrité contre la déferlante des postillons, émanations et exhalaisons de particules et corpuscules en tous genres. Le bel écran a perçu de suite qu'entre nous ce serait le PACS et pas le mariage d'amour, et pas pour toujours. Je coche désormais chaque jour du calendrier jusqu'au moment tant attendu de le déposer à la déchetterie avec ce qui me restera de masques et de gel. Le vieux bureau de cent ans d'âge et de trois médecins, aux 900.000 confidences dont il reste la seule mémoire, se voit désormais garni d'un préservatif, vous vous rendez compte docteur, à mon âge. En guise de hublot sur le mur de la vitre, j'ai épinglé un dessin d'arc-en-ciel "Courage papy, tout ira bien." Cela aide à s'en faire une idée.
 

 
Lu dans: 
Jean RAY. Le grand nocturne / Les cercles de l’épouvante. Impressions nouvelles. Coll. Espace Nord. 2020. 434 pages. Liminaire qui ouvre le deuxième recueil, Les cercles de l’épouvante.