03 septembre 2025

L'effet Cobra

 "Les cobras, dont chacun connaît la dangerosité, proliféraient dans la ville de Delhi et le gouvernement proposa une prime pour chaque dépouille d’un reptile éliminé. (..) On tua un grand nombre de cobras dans la ville de Delhi. Les conséquences secondaires furent inattendues, un certain nombre d’habitants se mettant à élever des cobras pour pouvoir toucher régulièrement la prime. Le pouvoir politique annula donc la prime. Tous ceux qui avaient élevé ces serpents les relâchèrent dans la nature puisqu’ils avaient perdu leur valeur et la population de cobras dans la ville de Delhi fut plus importante que jamais." 

                                Gérald Bronner


L'effet Cobra n'est pas une spécificité indienne. La créativité de l'être humain pour détourner une incitation financière ou symbolique est universelle. Les bonnes intentions politiques ou sociales peuvent avoir des effets pervers si l’on ne prend pas en compte la logique des acteurs auxquels elles s'adressent.

Lu dans:
Gérald Bronner. Apocalypse cognitive. PUF. 2021. 396 pages

02 septembre 2025

Où sont donc les artistes?

 "Le risque que fait courir un recours généralisé à l'IA [ l’intelligence artificielle ] pour générer des contenus à prétention artistique est de figer la culture humaine. (..)  De fait, l'IA est actuellement nourrie d'une sélection numérisée d’œuvres, images,  musiques et textes du patrimoine existant. Si, à partir de maintenant, on lui confie la production majoritaire de contenus, la créativité ne consistera qu'en une recomposition, imitation voire stan­dardisation de ce que l'humanité a déjà produit, valorisé et numérisé. Les stéréotypes vont s'ossifier."                                                                                                                                                                                                           Camille Dejardin



A quoi bon encore apprendre à l'heure où l'intelligence artificielle peut nous restituer instantanément une réponse factuelle, une recomposition de textes, de musiques, d'images meilleures que ce que nous pourrions créer nous-mêmes? La question est d'importance  au moment où tant d'élèves et d'enseignants s'attellent pour une année à la transmission de savoirs multiples. A quoi bon?  Si ce n'est qu'apprendre c'est se former à créer par soi-même de l'inattendu, quelque chose qui n'a pas déjà été dit mille fois, à communiquer à d'autres  ce qu'on est, à se dévoiler à-travers une œuvre de création.  Apprendre n'est pas restituer, mais développer les capacités dormantes au fond de chacun de nous. Rentrée scolaire oblige, une enseignante enthousiaste avait proposé la semaine passée à ses étudiant(e)s de "créer" une œuvre musicale pour les interruptions d'horaire en faisant appel à un logiciel d'IA. Le résultat en fut bluffant et réalisé en quelques minutes sans connaissance aucune du solfège ni de la composition musicale. Quelques récréations et discussions passionnées plus tard, une question aussi innocente que pertinente en fit interrompre la diffusion: que deviennent les artistes dans tout cela? L'apprentissage patient de la création d'une mélodie, de paroles significatives, des messages partagés et de la nécessité de penser par soi-même sont-elles sauvegardées par cette initiative pétrie de bonnes intentions mais problématique en termes d'apprentissage?  Première semaine, premiers débats, première leçon collective, cette école est bien partie. 


Lu dans:
Camille Dejardin. A quoi bon encore apprendre? Gallimard . Tracts. 2025. 64 pages
Séverin Graveleau. Comment motiver les étudiants à l’heure de l’IA ?  Le Monde. Campus 3 septembre 2025. p. 19.


Clés pour une rentrée réussie

"Ce que peut être pour moi une "rentrée" réussie... Pour cette rentrée, j'aimerais par-dessus tout pouvoir croire que ma vie attend le meilleur pour moi et les autres. Nouveaux visages, nouvelles activités, nouvelles perspectives, nouvel espoir d'être toujours plus moi-même.(..). Vous le sentez, cette "rentrée" sera peut-être une "sortie" de moi-même pour m'engendrer à plus grand que moi."                                                                                                 Marc Maronne


Curieusement s'il n'y a pas de "sortie scolaire" le 30 juin , le terme "rentrée" s'est imposé bien au-delà du domaine de l'école. Perçu plutôt comme une contrainte, le retour à la vie normale avec ses augmentations traditionnelles de tarifs, les réunions ministérielles nocturnes, les levers à la sonnerie du réveil, les files et les routines du quotidien,  bref ce retour à quelque chose de connu et de répétitif éreinte un peu. Le philosophe Marc Maronne y discerne néanmoins quelques pistes pour une rentrée heureuse.  Le retour aux rythmes de ce qui fait notre vie,  le confort qu'apportent les rituels, les retrouvailles des collègues, les sorties entre amis, les soirées au cinéma, le petit resto familier du coin de rue. A une "invitation aussi à faire du neuf, à voir plus grand, à comprendre que la vie est progrès et accomplissement obtenu par la grâce du temps consenti. S'entraîner à transformer la routine et les habitudes en possibilité de progrès est une bonne manière de donner du sens au temps subi." La rentrée c'est aussi "sortir" de ses habitudes pour revenir à ce qui nous est essentiel: le plaisir de repartir, la joie de reprendre, l'espoir de progresser et de pouvoir toujours plus  - c'est du Montaigne - "entrer en moi-même". Tout un programme.

Lu dans:
Marc Maronne. A l'école des mots. "Faire sa rentrée", c'est quoi au fait ?  https://marcmaronne3.wixsite.com/atelier-scriptorium

01 septembre 2025

Une rentrée qui est aussi la nôtre

 "Louis s’est alité pour de bon, le souffle rauque et transpirant à grosses gouttes. Rassasié de vie, il ne craint qu’une chose: devoir quitter la fenêtre par laquelle il a vue sur son jardin et le potager qui le borde. Tant d’années consacrées à semer, repiquer, arroser, tailler ne peuvent s’évaporer sur un brancard d’ambulance appelée dans l’urgence.  Louis fut ainsi mon premier patient, quatre jours avant que ne s’ouvre mon cabinet, sentant bon la peinture fraîche et la science récemment acquise. Je le vis à son domicile en jeans et chemise tachés par le plâtre. Il voulait rester chez lui, ce qui bouleversait tout mes projets thérapeutiques acquis en faculté, mais c’est ainsi que le métier entre: je le laissai contempler son jardin. Il nous quitta le lendemain, doucement.  J’ouvris ma pratique à la date prévue. Avant d’avoir guéri un seul patient, j’avais déjà un mort, ce qui m’enseigna l’humilité. "
                    CV


Le premier jour de septembre reste un moment charnière dans l'année, quel que soit notre âge. Retrouvant incidemment ce billet dont je ne renie rien, et dans lequel  beaucoup de mes collègues se retrouveront sans aucun doute, il me revient qu’aujourd’hui 1er septembre 50 années se sont déroulées depuis la mort de Louis et le début d'une pratique gratifiante. Réussites, échecs, mais surtout confrontation à des récits de vie qui m'apprirent la diversité et la  richesse de l'être humain.  Que souhaiter de mieux à tous nos jeunes qui retrouvent ce jour les bancs de l'école? Le cadet de nos petits-enfants entame sa première primaire aujourd'hui, exprimant son impatience à "travailler". Il nous rassure: l'incertitude actuelle ne durera pas et ils ont entre leurs mains un infini possible.


Lu dans:
Carl Vanwelde. Carnets buissonniers. Ed Weyrich. 2021. 506 pages.  Extrait p.13