«C'est un triste chemin que de monter et de descendre l'escalier d'autrui.»
Dante. La Divine comédie
J'avais oublié jusqu'à l'existence de Dante, Catherine me l'a remise
en mémoire. Son mari est décédé des suites d'une démence il y a trois
ans, et pour la première fois elle est revenue à sa bibliothèque des
soirées studieuses. Un exemplaire d'époque de La divine comédie semblait
l'attendre sur le bureau, ouvert sur un mince feuillet jauni,
recommandant de s'inspirer autant que possible de la lecture du poète
italien ("Autant que savoir, douter me plaît", souligné dans le texte).
Catherine m'explique qu'elle aussi oublie, ce pourquoi elle recopie
dans un cahier toilé l'essentiel de ses découvertes et réflexions
personnelles. "Je m'aperçois que mémoire et réflexion sont deux notions
totalement différentes" souffle-t-elle, "et si je perds l'une, l'autre
fonctionne comme à 20 ans, dès lors j'écris."
Je la quitte pour rendre visite à une autre patiente, plus âgée, plus
oublieuse, dont je note l'étonnant monologue: "Je ne sais pas où je
suis, ni même plus qui je suis; heureusement qu'il y a des cartes
d'identité, mais c'est ma fille qui la conserve car elle craint que je
la perde. Dans la rue, des voisins ont placé la première guirlande, les
fêtes ne doivent pas être loin, avec toutes ces images du passé qui se
mêlent. Heureusement qu'on a encore tout ce bonheur dans la tête. Je
n'entends plus bien, j'ai les oreilles bouchées, tant mieux, ainsi les
souvenirs heureux ne pourront pas sortir. "
On quitte tout cela avec des sentiments mélangés, dehors le ciel est
gris plombé d'un côté, tout bleu de l'autre, l'automne est capricieux.
Comme la vie sans doute, heureusement qu'on a la possibilité de garder
tout ce bonheur dans la tête.