26 mai 2018

Radeau solidaire


"Le reflet de lune
    qui habite l'eau
        au creux d'une main
                réel ?     irréel ?
j'ai été cela au monde."
        Ki no Tsurayuki (dernier poème)

Le dernier patient raccompagné, la salle d'attente vide demeure un long moment habitée, colorée, diverse, multilingue, multi générationnelle, amicale. J'affectionne la modestie et la vulnérabilité extrêmes de ces habitants du monde, si semblables et si différents, aux attentes similaires : une école pour leurs enfants, un logement décent, échapper à la grande souffrance et à la dépendance, un travail qui les mette à l'abri de la misère, vivre en famille. M'interpelle aussi l'absence de commentaires déplacés, de querelles vaines ou d'impatience inutile, comme si les raisons communes de consulter, la conviction d'être considérés, l'espoir d'être soulagés les rendaient solidaires les uns des autres. L'image du frère Luc, de la communauté martyre de Tibhirine, dont l'infirmerie paraissait offrir un dernier rempart contre la violence et l'inhumanité m'habite dans ces moments-là. Leur fragilité est la mienne, nous partageons de similaires moments de découragement et de doute, mais notre aventure commune mérite d'être vécue. Entre naviguer sur un radeau solidaire et le Queen Mary, le choix est vite posé.


 Lu dans :
Jacques Roubaud. Mono No Aware, le sentiment des choses. Gallimard. NRF. 1970. 272 pages. Extrait p.232

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