30 mai 2018

Projets citoyens


"Quand nous pensons l'avenir, nous le pensons comme le passé. Quand on est dans le tunnel, on n'y voit rien mais il est absurde de vouloir pour autant que le paysage à la sortie du tunnel soit le même qu'à l'entrée. »
                Christian de Chergé, prieur du monastère de Tibhirine

Pour imaginer l'avenir, peut-être faudra-t-il ouvrir les yeux sous la surface de la mer, dépassant le liseré sale que laissent les vagues sur le sable quand elles ramènent les râles et les nouvelles du monde. Je sors d'une réunion de sélection de projets citoyens aussi divers que créatifs, tous issus du tissu associatif anderlechtois. Je suis médusé par l'imagination, la prise en charge, le souhait de dépasser les clivages dont font preuve ces groupes hétérogènes, refusant le fatalisme et l'acceptation de situations bloquées. Dans les quartiers les plus divers de ma commune fleurissent les bas des arbres, se rénovent les murs borgnes, se créent des liens, des tables d'hôtes, des hôtels d'insectes et des ruches, des partages de lecture et d'invendus alimentaires. Dans l'extrême pauvreté on trie les pépites, et on crée de la beauté. Les budgets tombent au compte-goutte, mais est-ce essentiel? De nouvelles manières de vivre ensemble surgissent, créatives, non-lucratives, non-institutionnelles. Des projets se créent et puis meurent, comme tout ce qui est humain, laissant la place à de nouvelles initiatives, mais des vagues de pleine mer cette fois, successives, houleuses, porteuses, auxquelles se mesurent avec bonheur les surfeurs. Nos quartiers urbains sont comme nos rêves, peuplés de rêves et de peurs. Ce soir j'ai partagé les rêves.

Lu dans:
Jean-Marie Lassausse, Christophe Henning. Le Jardinier de Tibhirine. Bayard 2010. 158 pages. Points Vivre P3380. Extrait p14.

Ce qu'évoque la marche

"Demandez à quelqu'un de dire spontanément ce qu'évoque pour lui le mot marche. Le plus souvent, il répondra : sentier, soleil, vent, ciel, horizon, espace. J'ai été surpris par ces réponses. Car marche pourrait évoquer aussi bien pluie, tempête, sueur, fatigues, ampoules, cors aux pieds, entorse, chute, enlisement, engloutissement. Mais il semble que ces dernières associations ne viennent plus à l'esprit aujourd'hui, comme si le mot marche libérait des rêves inexprimés ou non vécus, des besoins d'espace et d'horizon, et surtout des désirs de liberté, d'imprévu, d'aventure."
                            Jacques Lacarrière

Lu dans:
Jacques Lacarrière. Chemin faisant. Le Livre de Poche 5105. Fayard 1977. 317 pages.

29 mai 2018

Faire son sac


"Il parcourt les chemins, sans trop de possessions, il s'est approprié le monde et ses possibles.
Tout ce dont il a besoin, il le porte dans un sac sur son dos."
                    Tomas Espedal

Fascinant spectacle: faire son sac à dos. De tout ce qui est si nécessaire, n'emporter que l'indispensable. Renoncer pour mieux s'alléger le dos et la tête.  Celui qui fait son sac s'envole déjà. 


Lu dans :
Tomas Espedal. Marcher. ACTES SUD. 2012. 256 pages.

27 mai 2018

Feux


"On allait aux feux d'artifice
voir ces étoiles de pas longtemps
qui naissent     qui brillent     et puis qui glissent
en retombant vers l'océan
et ça fait des étoiles de mer
ça met dans les yeux des enfants
des constellations éphémères
et on s'en souvient quand on est grand
Nous sommes comme des feux d'artifice
vu qu'on est là pour pas longtemps
faisons en sorte         tant qu'on existe,
de briller dans les yeux des gens
de leur offrir de la lumière
comme un météore en passant
car même si tout est éphémère,
on s'en souvient pendant longtemps."
                Calogero

Lu dans:
Denis Munoz, Maurici Gioacchino, Maurici Joseph Calogero. Les Feux d'artifice © Warner Chappell Music France

26 mai 2018

Radeau solidaire


"Le reflet de lune
    qui habite l'eau
        au creux d'une main
                réel ?     irréel ?
j'ai été cela au monde."
        Ki no Tsurayuki (dernier poème)

Le dernier patient raccompagné, la salle d'attente vide demeure un long moment habitée, colorée, diverse, multilingue, multi générationnelle, amicale. J'affectionne la modestie et la vulnérabilité extrêmes de ces habitants du monde, si semblables et si différents, aux attentes similaires : une école pour leurs enfants, un logement décent, échapper à la grande souffrance et à la dépendance, un travail qui les mette à l'abri de la misère, vivre en famille. M'interpelle aussi l'absence de commentaires déplacés, de querelles vaines ou d'impatience inutile, comme si les raisons communes de consulter, la conviction d'être considérés, l'espoir d'être soulagés les rendaient solidaires les uns des autres. L'image du frère Luc, de la communauté martyre de Tibhirine, dont l'infirmerie paraissait offrir un dernier rempart contre la violence et l'inhumanité m'habite dans ces moments-là. Leur fragilité est la mienne, nous partageons de similaires moments de découragement et de doute, mais notre aventure commune mérite d'être vécue. Entre naviguer sur un radeau solidaire et le Queen Mary, le choix est vite posé.


 Lu dans :
Jacques Roubaud. Mono No Aware, le sentiment des choses. Gallimard. NRF. 1970. 272 pages. Extrait p.232

25 mai 2018

Locataires


"Nous sommes tous, en un certain sens, des locataires des lieux que nous habitons. Habitants provisoires de ces lieux qui ne nous appartiennent pas et auxquels nous relient des sentiments parfois profonds, mais aussi parfois éphémères. Même si des liens existent avec les lieux où nous avons grandi et vécu, liens créés par les habitudes, par l'accumulation des histoires et des émotions, nous ne pouvons pas nous identifier totalement avec ces lieux. Habiter, c'est faire et défaire des mondes à l'intérieur d'autres mondes, sans cesse."
                    Michel Agier.

Rentrer chez soi, la clef dans la serrure familière, l'interrupteur juste après la porte qui rend la lumière, l'odeur ancienne de l'escalier mille fois gravi. Chez moi, l'endroit où je me pose, où je suis moi. Comment imaginer qu'un jour chez moi sera habité par d'autres, dans les mêmes murs, face aux mêmes arbres, le même escalier en colimaçon débouchant sur la même pièce d'eau. Chez moi poursuivra son existence comme si rien n'était, comme si rien n'avait été. On entendra rire des enfants, comme si le rire avait une vie propre, témoin passé de génération en génération entre personnes qui ne se connaîtront jamais. Et moi où serai-je?

Lu dans:
Michel Agier. Campement urbain. Payot et Rivages. 2013. 132 pages. Extrait p. 107

24 mai 2018

Gulliver heureux


"C'est effrayant comme la vie se complique quand on la veut simple."
André Baillon

Comment s'en dégager? A chaque jour son lien neuf, séduisant par les possibilités promises de contacts, de services, d'accès à la connaissance. A chaque objet sa connexion, à chaque proche son adresse mail, devenue une véritable identité remplaçant utilement les traditionnels nom, prénom, adresse et date de naissance. Une si douce servitude dont les contraintes cachées et multiples ne nous apparaissent presque plus, parsemant notre existence de petites poses paisibles se substituant à la cigarette. On s'en libérerait bien, mesurant l'assuétude qui s'installe, mais n'est-il pas déjà trop tard? Est-il possible d'exister sans ces objets et liens quotidiens qui nous donnent une visibilité, une accessibilité, une place dans le monde? Pratiquer mon métier de médecin sans mon identité électronique et mon ordinateur connecté est tout simplement devenu impossible. Payer mes factures itou, communiquer avec mes enfants et petits-enfants disséminés, consulter les horaires de mes moyens de déplacement, prendre mon abonnement à la STIB ou à mon journal. Je rêvais d'être Robinson, et me voilà Gulliver. Nul homme n'est une île, il reste à imaginer un Gulliver heureux.


Lu dans:
André Baillon. Un homme si simple. Ed F.Rieder. 1925. 211 pages

23 mai 2018

Sagesse d'Yves Bonnefoy


« Ce qui fait que ce même qui peut nous perdre a chance de nous sauver. »
                    Yves Bonnefoy

21 mai 2018

La mer


"Les vagues vont et viennent,
battant doucement les algues contre les rochers,
et leurs chevelures s'emmêlent,
dans le clapotis du sable et de l'eau salée."   
                Jean-Pierre Martinez

Inoubliables images de sable et de mer, de dunes escaladées puis dévalées à perdre haleine jusqu'aux vagues, liées aux longs week-ends ensoleillés de printemps. On redevient enfant en évoquant ces souvenirs dont on ressent encore la saveur salée au bord des lèvres. La mer, la mer! Jaillit à nos oreilles le cri des soldats de Xénophon au terme d'un interminable repli militaire. "Et ils arrivent sur le mont le cinquième jour. À peine les premiers arrivés en eurent-ils atteint le sommet, qu'un grand cri s'éleva. A ce bruit Xénophon et ceux de l'arrière-garde s'imaginèrent que l'ennemi les attaquait. (..) Comme les cris grandissaient à mesure qu'on approchait, que les gens qui ne cessaient d'arriver se précipitaient en hâte vers ceux qui ne cessaient de crier, et que la clameur devenait plus retentissante à mesure que grandissait leur nombre, Xénophon jugea qu'il se passait quelque chose qui n'était pas ordinaire; il saute sur son cheval, prend avec lui Lykios et ses cavaliers, s'élance au secours. Et voilà que bientôt ils entendent les soldats qui criaient : « La mer ! La mer ! ». Le mot volait de bouche en bouche. Tous prennent alors leur élan, même ceux de l'arrière-garde; les attelages couraient, et aussi les chevaux. Quand tout le monde fut arrivé sur le sommet, alors ils s'embrassaient les uns les autres, ils embrassaient aussi les stratèges et les lochages, en pleurant. Et tout à coup, sans qu'on sût qui en avait donné l'ordre, les soldats apportent des pierres et dressent un grand tertre. Ils y accumulent en tas des peaux de bœuf non tannées, des bâtons et les boucliers d'osier qu'ils avaient capturés ». (Xénophon, L'Anabase, 4, 7)

Lu dans:
Jean-Pierre Martinez. Rimes orphelines.  TheBookEdition. 40 pages. https://www.thebookedition.com/fr/rimes-orphelines-p-345002.html?referer

19 mai 2018

Comme un journal replié


"A l'heure du coucher
Replier le journal
Feu le journal, feu la journée."
            extrait d'un texte d'Antoinette Dalcq

Écoulée dans le sable anonyme de la vie ou quotidien enchanté? Les heures partagées ne se perdent pas, ma journée a croisé des immortels. Moments d'écoute d'une détresse, création de montages floraux beaux à couper le souffle, emplettes hebdomadaires de la vieille voisine ou de la grand-maman, patience au téléphone, harmonie des gestes du jardinier, de la tailleuse de robes de mariée, magie de l'homme à tout faire qui répare comme il respire. Les heures prélevées sur notre capital de vie et données sans réserve comptent double: tout ce qui n'est pas donné est perdu, et ce don n'est pas triste. En visite dans une maison de retraite hier matin, je me laisse bercer par une mélodie connue; un pensionnaire joue du piano dans le hall d'entrée et le bâtiment entier résonne de ses notes. Soudain cette maison, habituellement assoupie, paraît revivre, et lui aussi. Le quotidien n'est ni bon ni mauvais, mais original.


Lu dans:
Antoinette Dalcq. Nommer les choses comme Adam. Ed. J.Dieu-Brichart. 1340 Ottignies Louvain-la-Neuve. 1988. 56 pages.

18 mai 2018

Au revoir à jamais


"Le discours d'adieux c'est la main du noyé qui se dresse une dernière fois à la surface de l'eau parce qu'il sait que dans quelques instants si l'on parle encore de lui, ce sera uniquement au passé."
                    Gilles Marchand



Lu dans:
Gilles MARCHAND. Une bouche sans personne. Points . 2017. Extrait p. 40

17 mai 2018

Une vie trop grande


"Parfois la vie est trop grande pour nous."
                Milena Agus

On fait d'étranges rencontres. Une vache au repos au soleil, ruminant inlassablement, le regard paisible, on dirait heureux. D'où vient-il que mes pareils n'aient plus qu’exceptionnellement  cette expression de bonheur tranquille, jouissant du moment présent dans sa plénitude? La faute sans doute au besoin de "vivre une vie qui vaille la peine", tissée d'objectifs et de projets aussi enthousiasmants que valorisants, qui nous portent et nous font grandir. Pas tous hélas, et pas tout le temps. Une barre trop haute, un pont trop long, une cime trop escarpée peuvent s'avérer redoutables. Accepter de voir sa vie rétrécie à notre juste taille est parfois une résurrection.  

Lu dans:
Milena AGUS. Sens dessus dessous. Traduit de l'italien par Marianne Faurobert. Editions Liana Levi. 2016. 146 pages

15 mai 2018

Notre terre


"La terre est une fosse commune dans laquelle le Roi Salomon, Ophélie et Himmler reposent côte à côte."
            Stig Dagerman


Lu dans:
Stig Dagerman. Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Babel. Poche. 1993. 21 pages

Sagesse de Sénèque


"Tu ne seras jamais heureux tant que tu seras torturé par un plus heureux."
                    Sénèque


Lu dans:
Frédéric Lenoir. Du bonheur. Un voyage philosophique. Fayard . 2013. 240 pages

13 mai 2018

Quand les yeux parlent


« Je ne pleure pas, je transpire des yeux »
            Philippe Geluck

Hospitalisée, une amie patiente pleure sa vie passée, et se fait rabrouer par une soignante. "Ne pleurez pas tout le temps madame, cela ne sert a-b-s-o-l-u-m-e-n-t  à rien qu'à énerver le monde." Elle a raison, bien sûr. Mais la tristesse...


12 mai 2018

Bancs publics


" Sous un marronnier
six chats
Sous un marronnier
quatre canards
Sous un marronnier
deux amants
Sous un marronnier
le souffle divin."
    Emmanuel Moses

Je n'ai plus vu d'amoureux sous un marronnier depuis un bon moment. Un long hiver en serait-il la cause, ou une époque moins romantique? J'ai par contre ce matin entrevu les chats. Rien n'est perdu. 


Lu dans:
Emmanuel Moses. Dieu est à l'arrêt du tram. Collection Blanche. NRF. Gallimard. 2017. 120 pages.

11 mai 2018

Sagesse des Simples


 "En amour, croire n'est pas céder, mais renforcer."
                Erri De Luca

J'aime les jours où survient l'inattendu, l'ensoleillée. Un texte d'amour par exemple, ou de confiance aveugle comme ce court récit de nativité d'Erri De Luca. "Et voilà que le ciel lui tombe sur la tête, sa fiancée est enceinte, et pas de lui. Très rude épreuve pour un homme (..) probablement jeune, beau et très amoureux. C'est pour ça que losèf croit Miriàm, (..) accueillie sans un cri d effroi. Iosèf croit à l'invraisemblable nouvelle parce qu'il aime Miriàm. En amour, croire n'est pas céder, mais renforcer, ajouter quelques poignées de confiance ardente. C'est l'hiver, et losèf, "celui qui ajoute" (*), ajoute sa foi seconde à la foi incandescente de sa fiancée transformée. C'est l'hiver en Galilée, mais entre eux deux, c'est un solstice d'été, le jour de la lumière la plus longue."

Sagesse des messages éternels, aux vertus médicinales des Simples de nos monastères. Au "je te crois" de Iosèf, répond la gratitude du "ne me quitte pas" de Miriàm, s'épargnant "le temps perdu / à savoir comment / oublier ces heures / qui tuent parfois à coups de pourquoi  / le cœur du bonheur / Je ne vais plus parler / je me cacherai là / à te regarder danser et sourire/ et à t'écouter chanter et puis rire".

(*) En hébreu Joseph se dit Iosèf, du verbe iasàf, "ajouter"

Lu dans:
Erri De Luca. Une tête de nuage. La faccia delle nuvole. Trad. de l'italien par Danièle Valin. NRF Gallimard. 2018. 104 pages. Extrait p.10
Jacques Brel. Ne me quitte pas. 1959.

09 mai 2018

Loup, loup, où es-tu?


"Au lieu de chasser le loup, apprivoise-le
il ne cherche peut-être qu'un ami."      
            Biefnot-Dannemark

Bien sûr, il serait intéressant de connaître aussi le point de vue des brebis, mais qui sait vraiment ce qu'un loup a dans la tête quand il s'approche du village. Dans l'ancestral jeu de rôles, le regard du chasseur et son fusil racontent l'histoire avant même qu'elle ait commencé. Avec Biefnot-Dannemark, actualisant de jolie manière le Petit Prince, sa rose et le Renard, on rêve de réécrire l'histoire du loup. Et de tous ces "autres-que-nous" bêtes féroces en puissance. 

Je vous souhaite une belle fête de l'Ascension, le grand pont vers l'été.
CV

Lu dans:
Chut. Hier suist den Duvel comme il est écrit sur les murs d'une brasserie célèbre. Un roman se conçoit dans le silence et la lenteur, mais parfois une bonne phrase s'en évade.  

Everything will be OK


"Et à la fin    que tout soit bien
ou alors
que ce ne soit pas     la fin."
                John Lennon

Comment faire de ce qui se termine         un psaume à la vie
la disparition d'un être cher                 la fin d'une carrière ou d'une amitié
la fin d'un projet            la vente d'un objet cher        le sillon d'une ride
Célébrer la fin ne s'improvise jamais
toute douleur s'efface quand on lui donne sens.

"Everything will be ok in the end
If it's not ok, it's not the end. "
            John Lennon

08 mai 2018

Sagesse murale

"Quand tu émets un jugement sur autrui, on n'apprend rien sur lui. Mais tout sur toi."
                    Sagesse des graffitis

06 mai 2018

Honneurs mondains


"Le singe qui monte à l'arbre expose son derrière."
                Jean Sulivan

On attribue à madame de Staël la réflexion que "la gloire est le deuil éclatant du bonheur". La célébrité est un combat qui a un prix, disproportionné parfois aux attentes qu'on lui prêtait.


Lu dans :
Jean Sulivan. L'écart et l'alliance. NRF. Gallimard. 1981.155 pages. Extrait p. 79

04 mai 2018

Thalassa


"La vieillesse. Je vois en toi l'estuaire qui s'élargit et s'ouvre grandiosement au moment où son flot se verse dans la mer."
            Walt Whitman. Pour la vieillesse.

Moment précieux et inoubliable où soudain le fleuve découvre la mer. Le tournant d'une vie, pareil à la baie de Somme entre Le Crotoy et Saint Valéry, quand la marée descend. Libéré du goulot du quotidien, s'ouvre un moment précieux où la vision prend du recul et embrasse un horizon plus vaste, serein, aux couleurs adoucies du soleil frisant. Les projets relèvent dorénavant davantage du rêve réalisable que de l'ambitieux défi. A l'alchimie des peaux fait doucement place l'alchimie des âmes. Le sablier des années qui s'écoulent n'est pas une chanson triste. 

Lu dans:
Walt Whitman. Feuilles d'herbe (Leaves of Grass, trad. Jacques Darras). Collection Poésie. NRF Gallimard. 2002. 800 pages. Extrait p. 380

03 mai 2018

O Captain! My Captain!


"Ô Capitaine ! Mon Capitaine ! Notre effroyable voyage est terminé
Le vaisseau a franchi tous les caps, la récompense recherchée est gagnée
Le port est proche, j'entends les cloches, la foule qui exulte,
Pendant que les yeux suivent la quille franche, le vaisseau lugubre et audacieux.
Mais ô cœur ! cœur ! cœur !
Ô les gouttes rouges qui saignent
Sur le pont où gît mon Capitaine,
Étendu, froid et sans vie."
        Walt Whitman (1819-1892)

La célèbre apostrophe qui ouvre le Le Cercle des poètes disparus, demeurée dans toutes les mémoires, fut reprise dans plusieurs films, séries télévisées et jeux vidéos. Je redécouvre ce jour la beauté du poème de Walt Whitman dans sa version originale, intégré dans une série de textes intitulés "Images du Président Abraham Lincoln dans nos mémoires".  Composé en hommage au président des États-Unis, assassiné le 14 avril 1865, il rend compte du choc créé par cet événement fondateur pour la jeune Amérique. À la suite de l'assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin en 1995, la célèbre compositrice israélienne Naomi Shemer traduisit le poème en hébreu et le mit en musique. La chanson devint un succès, mais pas la cause que défendait l'homme d'état israélien. 

Lu dans:
Walt Whitman. Feuilles d'herbe (Leaves of Grass, trad. Jacques Darras). Collection Poésie. NRF Gallimard. 2002. 800 pages. Extrait p. 454


O Captain! My Captain! our fearful trip is done;
The ship has weather'd every rack, the prize we sought is won;
The port is near, the bells I hear, the people all exulting,
While follow eyes the steady keel, the vessel grim and daring
But O heart! heart! heart!
O the bleeding drops of red,
Where on the deck my Captain lies,
Fallen cold and dead.

02 mai 2018

L'empreinte de l'oiseau


"Mais l'oiseau     point d'empreinte ne laisse.
Son empreinte est son vol même.
Nulle trace autre que l'instant-lieu     joie du pur avènement :
Lieu         deux ailes qui s'ouvrent,
Instant         un cœur qui bat."
            François Cheng

Quelle trace laisse l'enfant mort-né si ce n'est dans la mémoire de ses parents? Ou le vieillard extrême, isolé, découvert sans vie sans que personne ne s'en tracasse? Ou le migrant disparu sans identité en Méditerranée? 
Et nous tous, quand les marées auront lavé le sable qui nous recouvre? 
Accepter de ne guère laisser d'empreinte nous détache de l'obsession de se créer un destin, libération pareille à celle de l'oiseau dans son envol, et rend une valeur similaire à tout être humain. 


Lu dans:
François Cheng, Kim En Joong. Quand les âmes se font chant. Bayard Culture. 2014. 120 pages.

01 mai 2018

Les livres buissonniers

"Je fais prendre l'air aussi à mes bouquins, je les offre en lecture, je fais office de bibliothèque municipale qui n'existe pas. (..)  Ils [les livres] ne sont pas fragiles, ils se laissent maltraiter. Ils résistent mieux que nous à l’usure, au gel, aux exils et aux naufrages. Leur prodige est de savoir prendre le temps de celui qui lit." 
                    Erri De Luca

Un jour les poissons sont morts. Depuis vingt ans ils égayaient les vieux et calmaient les enfants. L'attente de la consultation redevint fastidieuse. En replacement de l'aquarium on descendit les livres les plus récents, ceux qui nous avaient le plus ému, les plus annotés dans les marges. Bref, les livres les plus appréciés d'un passé récent. Un carnet incite à les emprunter, et à les rapporter. Ce fut une résurrection pour ces ouvrages endormis dans notre salon qui se mirent à voyager, devinrent support d'échanges et de confidences, les bonnes lectures font les bonnes conversations. La guérison commence par la salle d'attente.

Je vous souhaite un bon premier mai.
CV

Lu dans:
Erri De Luca. La nature exposée.  Trad. Danièle Valin. Gallimard. Coll. Du monde entier. 2017. 176 pages. Extrait pp.17, 157