"Dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Vladimir Jankélévitch nous exhortait à nous maintenir « en équilibre à la fine pointe de l'instant ». Jamais ailleurs que sur une paroi de montagne, au sommet d'une « fine pointe » de granit ou de calcaire, j'atteins à ce point le sentiment d'habiter pleinement le temps. Là-haut, on ne fait que passer. On ne devrait pas se trouver là, on n'y restera pas, on n'y retournera jamais. Il est déjà temps de partir alors qu'on voudrait demeurer toute sa vie au sommet et qu'il fut difficile d'y parvenir. "
Vladimir Jankélévitch, cité par Sylvain Tesson
Moment d'émotion cet après-midi. Nous conduisons à Bruxelles
National nos enfants Laurence et Pascal, et leurs quatre petits
avec six vélos, trois tentes et les bagages pour un périple de six
mois en Amérique du Sud. Dans la nuit calme de mon bureau,
j'entends passer les
avions et imagine la petite famille en vol vers Cuzco dans la
cordillère des
Andes où ils atterriront demain à 3500 mètres d'altitude. Les
sentiments qui nous habitent en pareil moment sont contrastés, tant peut
arriver, et c'est précisément pour cela qu'ils partent. Nous les
interrogions hier sur le sens de pareille aventure, le moteur intime qui
motive une telle préparation, de tels renoncements, une telle cassure
avec un quotidien rassurant. "Pour vivre le moment exaltant et unique où
la route se déroule devant nous le matin, soleil en face, chaque matin
différent durant une longue période, sans préjuger de ce que nous
verrons le soir. Et pour faire découvrir ce sentiment à nos enfants. "
On rejoint Jankélévitch et son exhortation à vivre en équilibre à la
fine pointe de l'instant, d'habiter pleinement le temps qui nous est
alloué. Nos enfants nous confrontent à nos propres trajectoires, -
qu'avons-nous fait de nos vingt ans? - , à notre capacité d'encore oser
vivre l'inattendu, le projet fou qui nécessiterait de quitter nos
sentiers balisés. Nourri au sens du devoir, du travail quotidien à
réaliser le mieux possible, je me vois soudain confronté à une existence
ayant déroulé les journées éreintantes, succession de tâches à
accomplir en toute conscience professionnelle et orientées vers autrui
en s'oubliant soi-même. Ce modèle a vécu. Comme le glisse mon fils dans
la voiture vers Zaventem, "nous sommes tous imprégnés de notre époque",
et jamais autant que ces derniers mois je n'aurai ressenti cette
imperceptible mais inéluctable modification des cadres. Ce que
j'imaginais être le monde n'était qu'un monde, qui s'endort doucement.
Bonne route les petits, et prenez soin de vous.
Lu dans:
Sylvain Tesson. Une très légère oscillation. Equateurs. 2017. 232 pages. Extrait pp.103,104
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