24 mars 2009

Une vie rêvée

"Toute vie racontée est par nature une vie rêvée."
 Alejandro Rossi


Peut-on se raconter sans valoriser certains faits au détriment d'autres, et finalement se construire un destin? Ce qui mène Rossi à baptiser sa dernière oeuvre non pas "roman" mais "vie imaginée", contrepoint à cette impression tenace qu'il a de vivre avec des papiers d'identité erronés, et que tout dans sa vie n'est que méprise et lui-même un usurpateur. Oeuvre prémonitoire, dans un monde où la p(m)aternité et la filiation se voient bouleversées par des avancées scientifiques sans précédent, devenues quotidiennes. En une seule journée de pratique (et de récit de mon épouse directrice dans l'enseignement secondaire) trois récits inimaginables il y a vingt  ans se croisent: un couple stérile fait un bref séjour dans un pays voisin où le don d'ovocytes est toléré, une jeune maman célibataire porte un bébé conçu sans père, une autre fait conserver soigneusement des paillettes de sperme congelé de son mari atteint d'une affection terminale. Et si le véritable défi à l'éthique du monde qui vient consistait à ne plus privilégier les origines, stables et reconnues d'une filiation bourgeoise, mais permettre à chacun de se construire avec des chances similaires par le simple fait qu'il est humain, de se forger un destin personnel dans lequel l'origine, la race ou le lieu de naissance feraient place au mérite individuel et à la capacité "d'être avec"? A se forger une personnalité en filiation aux être qui vous ont aimés, et non seulement engendrés? A se considérer comme mis au monde par étapes successives, par identification à des images parentales multiples et bienveillantes? A privilégier un devenir possible sur un passé castrateur, et où la notion de concevoir un enfant ne soit plus oeuvre de reproduction - horrible terme - mais invitation à se construire un projet propre? Que cette nouvelle éthique se fasse au prix de déchirements sociétaux et familiaux ne fait aucun doute, car elle remet en question la transmission des avoirs, des savoirs et des pouvoirs. Mais aussi des frontières et de nombre de privilèges issus du lieu de naissance: l'être humain est-il prêt à devenir un éternel sans-papiers sur terre? Utopie? Les faits sont tenaces et n'offrent aucune alternative plausible à l'élaboration joyeuse d'un nouvel art de vivre ensemble tenant moins compte des racines que des ailes, des certitudes héritées que des projets. Jamais autant que ces dernières années le présent n'est aussi vite devenu du passé, et c'est somme toute réjouissant. 

Lu dans:
Alejandro Rossi. Edén. Trad. de l'espagnol par Serge Mestre. Gallimard. 2009. 289 pages.

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