08 mars 2009

Les circonstances ne s'y prêtent pas

"Etre bon, qui ne le voudrait ?
Mais sur cette triste planète,
Les moyens sont restreints,
L'homme est brutal et bas.
Qui ne voudrait par exemple être honnête?
Les circonstances s'y prêtent-elles?
Non, elles ne s'y prêtent pas."
Bertolt Brecht, Chant de Peachum, L'Opéra de Quat'Sous


"À l'aube du 11 mai 1996, deux alpinistes japonais et leurs trois sherpas sortent de leurs minuscules abris accrochés sous une arête de la face nord de l'Everest. Ils se trouvent à une altitude de 8 300 mètres. Leur but: réaliser l'ascension du massif (8 848 mètres d'altitude) par la face nord. Pour parcourir les 548 mètres de dénivellation et les 1 500 mètres de distance, ils prévoient un maximum de neuf heures (descente comprise). Le calcul est serré: s'ils veulent survivre, il faut qu'ils soient de retour avant la nuit au camp numéro 3. Les conditions sont extrêmement difficiles. La tempête s'est levée. Ils commencent la montée. Au-dessus d'un escarpement rocheux, à la cote 8500, s'élève un promontoire. Là, dans la neige, à quelques centimètres de leur voie d'ascension, les Japonais et les sherpas népalais aperçoivent un alpiniste indien blessé, épuisé, et partiellement gelé. Mais il parle encore. Les Japonais ne s'arrêtent pas et poursuivent l'ascension. Plus tard dans la matinée, à 8630 mètres d'altitude, une pente verticale, un rocher couvert de glace de 30 mètres d'à-pic, les arrête. Ils remplacent leurs cylindres d'oxygène et mangent un morceau. En tournant la tête à droite, le premier Japonais découvre deux autres Indiens. L'un est couché. Il agonise. L'autre est simplement accroupi dans la neige. L'expédition japonaise poursuit sa montée. Aucun de ses membres n'aura tendu ni nourriture, ni bouteille d'oxygène au survivant. Aucun mot n'aura été échangé. Juste des regards. Trois heures et demie plus tard, les cinq grimpeurs, après des efforts surhumains, atteignent le sommet de l'Everest. À leur retour, les sherpas népalais parlent. Ils sont sous le choc. Dans une expédition en haute montagne, comme en haute mer, le capitaine commande, les autres obéissent. Mais les sherpas ne peuvent oublier les yeux suppliants des Indiens abandonnés. Un débat public s'engage alors en Inde et au Japon. Les journaux font les gros titres sur l'événement. Tant en Inde qu'au Japon, la conduite des alpinistes japonais est sévèrement critiquée. Ceux-ci organisent alors une conférence de presse pour se défendre. Le porte-parole de l'expédition, Elsukhe Shigekawa, âgé de 21 ans, explique: Nous escaladons ces grands sommets par nous-mêmes, au prix d'un effort qui nous appartient en propre. Nous étions trop fatigués pour apporter de l'aide. Au-dessus de 8000 mètres, on ne peut pas se permettre d'avoir de la morale."

L'analogie avec les situations concrètes vécues quotidiennement par les prédateurs du capital mondialisé saute aux yeux. À partir d'un certain volume d'affaires, les dirigeants d'un empire financier, d'une société transcontinentale ne peuvent se permettre d'agir selon la morale. Leur progression constante, la survie et la constante extension de leur empire exigent une conduite totalement amorale."

Commentaire 
Je m'en voudrais de ne pas compléter l'extrait de Ziegler du commentaire suivant, que je trouve fort pertinent. Jean Ziegler n'est sans doute pas alpiniste, ni plongeur, moi non plus. Qu'aurions-nous fait dans de pareilles circonstances? Juger à distance, et sans avis contradictoire, n'est sans doute pas une fort bonne idée. 

Denis a écrit :
Hum. Ce me semble nettement plus compliqué que cela, cher Carl. En effet je te rappelle que récemment une équipe de secours (péruvienne sauf erreur, peu importe) a été obligée de laisser mourir sur place un alpiniste plutôt que de tenter de l'emmener, ce qui était, selon eux, physiquement impossible. Je souligne équipe de secours, partie pour aider une cordée andine (italienne) en perdition. Je ne t'apprends rien en signalant que je suis plongeur (certes modeste mais nanti de quelques diplômes), discipline très proche de l'alpinisme. C'est peut-être dur, mais si un camarade de plongée "dévisse" à 40m et plonge vers les 50/60m, le suivre pour l'aider porte un nom: suicide. Idem s'il part comme un boulet de canon vers le haut. Cela se trouve repris à foison dans tous les manuels, parce que, même si cela n'arrive que très rarement (la plongée de loisirs est bien moins dangereuse que l'alpinisme himalayo-andin), il faut y être prêt. Ce qui est certes choquant ici c'est qu'ils aient poursuivi leur escalade... mais porter un blessé? Ils ne seraient jamais revenus, selon toute probabilité (je dis probabilité parce que je ne suis pas alpiniste, aux experts de se prononcer). A 8000 mètres avec l'hypoxie c'est quasi impossible. Bien à toi. Denis

Lu dans:
  • Les nouveaux maîtres du monde. Jean Ziegler. Points. Fayard. 2002. extraits p.91,  pp 101 à 103
  • L'Opéra de quat'sous (Die Dreigroschenoper), Chant de Peachum, Bertolt Brecht et Kurt Weill, 1928.
  • Le récit détaillé de l'ascension est fourni par Richard Cowper et publié dans le Financial Times de Londres. Il a été repris et traduit par Le Monde, 26-27 mai 1996. L'ascension de l'Everest au mépris de la vie humaine.

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