28 juin 2024

Sagesse d'Erri de Luca

 

"C’est comment d’être vieux ?  C’est quand on te parle et qu’on glisse en permanence le mot “encore”. Vous travaillez encore ? Vous campez encore ? Si on me demande comment je vais, on s'attend à ce que je je réponde : je suis encore là."
                                Erri de Luca




Erri De Luca vient d’avoir 74 ans, et ce court roman est son quarantième ouvrage. Il y médite, entre autres sur la vieillesse. Voici donc Erri De Luca… encore. On retrouve dans ces pages l’admirable concision de style alliée à la sereine hauteur de vue qu’on lui connaît. Avec ses sujets de prédilection, les questions métaphysiques, le grand écrivain italien s’amuse. Il est question du temps qui passe et de ce que l’on fait du temps qui reste. L'âge, au fait, cela commence quand? La première fois qu'on vous cède la place dans le métro? Qu'on vous vouvoie dans un groupe où tout le monde se tutoie? Ou pire, qu'à l'hôpital le personnel vous tutoie, assorti d'expressions affectueuses (viens papy, c'est à toi)? C'est lorsque la lecture des nécrologies débute par la recherche de la date de naissance des chers disparus, "tiens, plus jeune que moi". Quand on se surprend à entendre derrière soi "il ne fait décidément pas son âge", ou pire encore "vous êtes vraiment bien pour votre âge", c'est que l'âge est là.


Lu dans:
Erri De Luca. Les Règles du mikado. Le regole dello Shangai. Traduit de l’italien par Danièle Valin. Gallimard. 2024. Du monde entier. 160 p.

Les jouets d'une vie

 "En y regardant de près, toute notre vie paraît être une recherche de jeux et de jouets. Cela commence déjà après notre naissance ; le premier jouet est le biberon ; plus tard, ce sont des poupées et des ours ; lorsque nous sommes plus âgés, nous nous intéressons à des jeux mécaniques, à des appareils photographiques et à des voitures ; pendant l'adolescence, c'est l'autre sexe ; plus tard, des études et des recherches, des compétitions de toutes sortes et le sport. Tout cela ne signifie rien d'autre, finalement, que des jeux. Jusqu'à notre mort, nous échangeons un jouet contre un autre et toute la vie n'est autre qu'activité de jouer." 

                                                                                    Kosho Uchiyama (1912-1998)



Amusante observation, un peu réductrice. La vie nous réserve à tous ces moments rares où il n'y a plus de jouets, et ne demeure que la stupeur d'être. Nous étions perdus quand surgit l'éclaircie, une route, une rencontre, une lueur, une parole qui font croire au lendemain.  Bien sûr l'homme reprendra ses jouets, en inventera d'autres pour calmer son angoisse existentielle: la peur de s'ennuyer. Mais le souvenir de ces moments d'exception demeure intact.  Une patiente maintenant octogénaire, interrogée sur les instants de bonheur de son existence, en avait connu un, une seule fois, qui ne dura que dix minutes, à la recherche d'un carré de soie aux Tissus du Chien Vert pour confectionner un foulard. Soudain elle l'avait trouvé, exactement ce qu'elle cherchait depuis des mois. Sa douceur soyeuse lui caressait les mains, ses couleurs se mariaient aux mille teintes des tissus voisins, et le silence du lieu était musique. "Cela ne dura qu'un court instant, mais j'avais touché du doigt ce qu'était le bonheur. Je ne connus plus jamais pareil moment par la suite." D'aucuns ont décrit leur expérience de mort imminente (NDE, near death experience), où tous les jouets disparaissent ne laissant qu'une luminosité à la fois aveuglante et grisante. La Vie n'est qu'un jeu, entrecoupé de courtes pauses où elle n'est que la Vie.


Lu dans:
Kosho Uchiyama. Réalité du Zen : Le chemin vers soi-même. Le Courrier du Livre. 1974. Extrait. pp. 73-77    

26 juin 2024

Sagesse de Kosho Uchiyama


 "Quand tu puises de l’eau dans un seau,
Ce n’est pas à ce moment que l’eau vient à la vie ;
C’est l’eau de l’univers entier
Que tu puises dedans le seau.

Quand l’eau du seau est tarie,
Dispersée sur la terre mère,
Ce n’est pas à ce moment que l’eau disparaît,
C’est l’eau de l’univers entier
Répandue jusque dans l’entièreté de l’univers.

L’homme naît :
Ce n’est pas à ce moment, que la vie vient à la vie ;
C’est la vie de l’univers entier
Puisée dans cette parcelle de pensée
Que je nomme « je ».

L’homme meurt :
Ce n’est pas à ce moment, que la vie disparaît :
C’est la vie de l’univers entier
Répandue de la parcelle de pensée que je nomme « je »
Jusqu’au sein de l’entièreté de l’univers.

    Kosho Uchiyama (1912-1998)


Lu dans:  
Kosho Uchiyama. Ouvrir la main de la pensée: Méditer dans le bouddhisme zen. Paris, Eyrolles. 2013.

24 juin 2024

Tu verras, tu seras bien

 "Lutter contre le vieillissement c’est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien. Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles, ni aux livres, ni à la gourmandise, ni à l’amour, ni au rêve. Rêver, c’est se souvenir tant qu’à faire, des heures exquises. C’est penser aux jolis rendez-vous qui nous attendent. C’est laisser son esprit vagabonder entre le désir et l’utopie."   

                                        Bernard Pivot


Dix fois au moins, les médecins et sa famille lui ont suggéré d'entrer en maison de repos, "t'auras plus de courses à faire, de ménage quotidien, plus de feu en plein hiver, t'auras plus souci de rien, tu verras, tu seras bien", comme le chantait l'ami Ferrat. La voix de la raison se perd dans le sable. Hier matin dimanche, je l'ai entrevue avec son caddie attendant le bus à destination du marché du Midi, où elle s'achète chaque semaine l'un ou l'autre produit de sa Grèce natale trouvé nulle part ailleurs. Court moment de sa semaine où elle a vingt ans, le dos libre et les rêves plein la tête. Il est des déraisons contre lesquelles on ne peut rien faire. 


Lu dans: 
Bernard Pivot. Les mots de ma vie. Albin Michel. 2011. 336 pages.

22 juin 2024

L'étrangeté d'être

 "Un des pouvoirs de l'esprit les plus précieux et les plus avarement dispensés, c'est celui de savoir s'étonner de l'ordinaire. Des milliers d'hommes avaient vu tomber des milliers de pommes avant Newton."

                        Thierry Maulnier.



De tous les étonnements ordinaire, le moins répandu: s'étonner d'être soi. Il n'y avait pas une possibilité sur un million que je fusse là, et moi. Plus étrange encore: je suis, et je n'y suis pour rien. Tout cela est tellement inconcevable qu'on préfère ne pas trop y penser.


Lu dans:
Thierry Maulnier. L'étrangeté d'être. 1977-1979. NRF Gallimard. 1982. 326 pages. Extrait p.28


21 juin 2024

Il pleut


"Il pleut,
Il pleut,
Sur les jardins alanguis,
Sur les roses de la nuit,
Il pleut des larmes de pluie,
Il pleut,
Et j'entends le clapotis,
Du bassin qui se remplit, (..)
Une odeur de foin coupé,
Monte de la terre mouillée,
Oh mon Dieu, que c'est joli,
La pluie."
        Barbara


La pluie me réveille. C'est incongru, la pluie un 21 juin, et utile pour nous éloigner des clichés, de cette clarté sans nuées et de cette chaleur brûlante du solstice d'été, effaçant les ombres, asséchant les pelouses. Savourer cette luminosité toute en nuances qui effleure les contours, ce bruit assourdi des gouttes sur la toiture, ce non-respect de la norme qui veut que l'été soit ensoleillé, nous fait signe: le bonheur est de vivre dans la réalité et non dans les clichés.


Lu dans: 
Barbara. Pierre. Comp. Monique Andrée Serf. Warner Chappell Music France. 1964


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20 juin 2024

Nulle rivière ne boit son eau

 

"Rien dans la nature ne vit pour lui-même.
Les rivières ne boivent pas leur eau.
Les arbres ne mangent pas leurs fruits.
Le soleil ne brille pas pour lui-même.
Vivre les uns pour les autres est la loi de la nature."
            Auteur inconnu, lu dans Respire de Maud Ankaoua.


Bonne entrée en matière pour célébrer le jour le plus long de cette année, année bissextile, le jour du solstice tombe aujourd'hui le 20 juin.


Lu dans:
Maud Ankaoua. Respire. Eyrolles. 2020. 311 pages
Transmis par Michel Jehaes. Textes quotidiens. https://groups.google.com/d/msgid/textes_quotidiens/CA%2BepALUKhqJhTEeOSfHOGuQSmpub-5Z4nrE-AnWm7-jQfYAVPw%40mail.gmail.com

18 juin 2024

Hyperbole langagière

 "Je suis en PLS" 


Qui dit examen dit stress et l'expression "je suis en PLS" ( je suis en position latérale de sécurité, recommandée en cas de coma par les urgentistes) fait un tabac. Elle supplante le célèbre "je suis au bout de ma vie" dont je me suis souvent dit, vu le jeune  âge de ceux qui l'énoncent, "voila une fin qui risque cette fin qui risque d'être longue". 

16 juin 2024

L'ours mal léché n'est pas toujours celui qu'on pense

 "On peut faire confiance à un ours pour être un ours, mais pas forcément à un humain pour être un être humain." 


Seules en forêt, une majorité de femmes préféreraient croiser un ours qu’un homme. La vidéo Homme ou ours? a été vue plus de 16 millions de fois sur TikTok. On y voit des femmes de tous âges répondre majoritairement préférer se retrouver face à un ours. Parmi les arguments avancés : « L’ours ne peut que me tuer ou me laisser tranquille, alors que face à un homme il y a une infinité de possibilités », « Si je raconte qu’un ours m’a attaquée, on me croira », « Si je survis, je ne risque pas de le recroiser en ville », « Si un ours me tue, au moins, on l’abattra après », « Personne ne me dira que l’ours m’a attaquée à cause de ma façon de m’habiller »…  Le sujet  homme vs ours fait débat non seulement entre les hommes et les femmes, mais divise aussi les hommes entre eux. Ainsi des mères de famille ont décidé de poser la question à leurs compagnons, en demandant ce qu’ils préféreraient s’agissant de leur fille. Les hommes interrogés répondent majoritairement « un ours ».

Opinion non-dénuée de fondement. Le biologiste Jean-Jacques Camarra, un des plus grands spécialistes de l’ours brun en France, nous apprend que ce dernier est globalement inoffensif pour l’homme, et que dans la très grande majorité des cas, l’ours va s’enfuir. Les attaques de randonneurs ou de campeurs sont rarissimes d'un point de vue statistique. Les ours ont peur de l'homme, qui les a massacrés pendant plusieurs siècles, et cette histoire a imprégné leur comportement. Les mères enseignent à leurs oursons des stratégies d’évitement des humains, par exemple en les emmenant depuis leur plus jeune âge dans des zones très escarpées où ils auront peu de chance d’en rencontrer. Le décès d'un joggeur dans le nord-est de l’Italie en avril 2023 a ému l'opinion, mais il s’agissait de la première attaque d’ours sur le sol italien depuis cent cinquante ans. Peut-on ne dire autant de l'homme?


Lu dans: 
Marjorie Philibert. Seules en forêt, une majorité de femmes préféreraient croiser un ours qu’un homme. Le Monde. Lundi 17 juin 2024.
Jean-Jacques Camarra. Au pays de l’ours. La Salamandre. 2022

13 juin 2024

La fugue de la jadda

 "C'est une matinée de printemps qui se souvient de l'hiver. Le vent d'ouest charrie des nuages gris qui se bousculent, comme des écoliers. Pourtant, une secrète certitude réchauffe Gabriel dans sa gabardine démodée : il fera beau, c'est sûr. Dans la rue, les autos roulent encore en veilleuse ; sur les trottoirs, les passants ne sont pas très nombreux. Qu'ils ne s'aperçoivent pas trop vite que je suis parti ! " 

                                        Jean-Marie Alfroy



C'est comme un conte, mais en vrai, et qui finit bien. Un conte d'aujourd'hui, ou plutôt de la semaine passée, on se pince pour y croire. Je l'ai quittée la veille, apathique et somnolente, calée entre les oreillers, gare aux chutes si elle se lève seule. La mémoire la fuit, comme tant d'autres. Un rayon de soleil annonçant l'été, inespéré, a dû réveiller en elle des envies de voir le monde. La surveillance s'est un peu relâchée, son mari sieste à poings fermés, à ses côtés le lit est vide à son réveil. Un arrêt de tram devant la porte fait craindre une fugue au centre ville, le parc en face est vaste, l'étang profond, où se trouve donc la jadda (grand-mère) ?  Recueillie par un automobiliste en début d'après-midi qui l'abrite dans son véhicule et poste son portrait sur les réseaux sociaux, ses enfants avertis par des voisins la retrouvent deux heures plus tard. Tout ne va pas si mal dans notre fichue société.



Lu dans:
Jean-Marie Alfroy. La fugue du père. NRF. Gallimard. 1984. 182 pages. Extrait pp 27-29

12 juin 2024

Le silence n'est pas un vide

 Silence (musique) — Wikipédia


« Le silence est une tranquillité mais jamais un vide. Il est clarté mais jamais absence de couleur, il est rythme. Il est le fondement de toute pensée ».
                                Yehudi Menuhin



Ah les lointains souvenirs de solfège, ces silences sur une partition musicale qui sont à la note ce que l'inspiration est à l'expiration, se divisant en soupir, demi-soupir voire quart de soupir, tout un programme pour surprendre, émouvoir ou dramatiser une interprétation. Arthur Rubinstein, arrivé au terme de sa vie, confessait ne plus avoir la virtuosité de ses jeunes années pour égrener les notes, "mais pour ce qui est des silences, je suis devenu imbattable." Et de partager avec malice comment placer tout à la fin de l'interprétation d'une œuvre, juste avant la dernière note, un long silence suspendant le public au clavier, dans l'attente de l'ovation qu'il ne manquait jamais de susciter. Cabotin Rubinstein? Ou connaisseur génial de l'âme humaine. 

Le solfège est-il transposable dans nos vies? On peut le penser en découvrant quelque peu l'art de la partition. On y apprend par exemple que trop de sons continus fatiguent l’auditeur, tandis que les pauses bien placées permettent de maintenir une écoute agréable et harmonieuse, que les silences permettent aux musiciens de respirer, de changer d’instrument ou de position, et d’ajuster leur jeu en laissant le temps à une émotion de se développer ou de s’éteindre. Si la note est l'expression même de l'instant présent, le silence est celui de l'anticipation, préparant l'auditeur à ce qui va suivre, moment de réflexion pour assimiler ce qui vient d'être entendu. Le silence n’est pas simplement l’absence de son, mais ce qui enrichit le son.  Sur la partition de notre existence, où placer les notes et les silences pour en faire une expérience qui en vaille la peine, éviter l'épuisement des sons continus, autoriser la respiration, ajuster le jeu le temps d'une émotion, anticiper et assimiler ce qui vient d'être vécu. 


Lu dans:
Arthur Rubinstein. Ma jeune vieillesse. Robert Laffont. 1980

11 juin 2024

Sur le pouce

 "Comme le bébé qui saisit le pouce de ses parents, cela permet à l’enfant d’être rassuré. Cet aspect réconfortant se manifeste aussi quand il met son pouce en bouche. C’est le seul doigt qui s’adapte parfaitement à la fois au voile du palais et sur la langue parce qu’il est bombé d’un côté et plat de l’autre. En fait, ce doigt doté de deux phalanges ne ressemble vraiment à aucun autre."

                    Mathieu Vidard. Sur le pouce


Dommage que ce ne soit pas le pouce qui soit utilisé pour passer l'alliance, plutôt que l'annulaire. La symbolique serait belle.


Lu dans: 
Mathieu Vidard. Sur le pouce. Grasset. 2024. 304 pages

07 juin 2024

Le jour le plus long

 

"Et tant pis pour ceux qui s'étonnent
Et que les autres me pardonnent,
Mais les enfants ce sont les mêmes,
A Paris ou à Göttingen.
O faites que jamais ne revienne
Le temps du sang et de la haine
Et lorsque sonnerait l'alarme,
S'il fallait reprendre les armes,
Mon coeur verserait une larme
Pour Göttingen, pour Göttingen."
                Barbara


Commémorer n'est pas fêter, et l'émotion ressentie lors des cérémonies en Normandie en témoigne . Distingue-t-on encore deux camps, 80 ans plus tard, pauvres gosses. Ils gisent là, nus sans casque, ni armes, ni uniformes, étendus dans les gravats, le sable des plages, les pelouses immaculées des cimetières militaires. Rien ne les distingue, leurs traits sont les mêmes, et leur infinie jeunesse. Ils sont des milliers à reposer à jamais, les commémorés de ce 6 juin et les ignorés des conflits contemporains. D'autres les suivront tant est éternelle la folie des hommes, qui parvient à enrôler les uns contre les autres dans des conflits qu'ils n'ont pas demandés des combattants qui avaient l'âge de nos petits-enfants et à qui fut volée leur jeunesse. On rêve de joutes au  Colisée entre seuls chefs de guerre, quelques dizaines face à quelques dizaines, chef contre chef, médailles contre médailles, jusqu'à l'épuisement extrême. Débouchant sur un armistice sans qu'il y ait eu massacre de masse.  Les diplomates se mettraient ensuite à table, experts en frontières et compromis, pour terminer ce par quoi il eût fallu commencer.


04 juin 2024

Trouver le sommeil en trente pages

 

"Que voulez-vous ? La vie est si brève, et Proust est si long."
                            Anatole France


Les lecteurs culpabilisés de ne pas avoir lu, ou terminé, "À la recherche du temps perdu" de Marcel Proust (en sept tomes) se consoleront.  Sa longueur dissuasive en a rebuté d'autres. L'étude des chiffres de vente montre que seul un petit nombre des personnes qui achètent le premier volume vont jusqu'au dernier. La plupart des lecteurs qui parlent de la Recherche — y compris à l'université — ne l'ont en fait pas lue en entier, et les conversations comme les analyses portent le plus souvent sur les mêmes passages. "Longtemps je me suis couché de bonne heure", qui introduit le premier tome serait une des phrases les plus célèbres de la littérature française, résumant pour certains toute la série. Elle est talonnée par l'épisode de la Madeleine trempée dans une infusion de thé par la tante Léonie le dimanche avant la messe. Le premier tome Du côté de chez Swann, est publié à compte d'auteur chez Grasset en 1913. Le deuxième À l'ombre des jeunes filles en fleurs, chez Gallimard en 1919, reçoit le prix Goncourt la même année.  

Succès d'estime que ne partagent pas tous les critiques, comme le directeur de la maison d'édition 0llendorf qui commente: «Je suis peut-être bouché à l'émeri, mais je ne puis comprendre qu'un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil ! » Ou que s'impose la sentence définitive d'Anatole France, son contemporain et rival, qui reconnaissait être incapable de le lire: «Que voulez-vous ? La vie est si brève, et Proust est si long.» 

Et si le succès de Proust tenait plus prosaïquement à cette observation amusée de Paul Valéry: "La force de la Recherche tient à ce qu'il est possible de l'ouvrir à n'importe quelle page".


Lu dans:
Pierre Bayard. Et si les Beatles n'étaient pas nés. Les Éditions de Minuit. 2022. pp.111-112
Marcel Proust. Du côté de chez Swann. Gallimard. Folio. 1988, Ollendorf cité dans la préface, p. 32.
Anatole France. Le Temps. 10 décembre 1913.


Les existences multiples

 L'uchronie, récit qui permet de refaire l'histoire comme on refait le match."

                        Le Robert en ligne. Commentaire, 2012 Cairn.info



Et si... Imaginer ce qui se serait produit si, à l'un des innombrables carrefours qui jalonnent l'Histoire de l'humanité, les événements avaient pris un autre tour. Un des derniers romans de Stephen King en illustre magistralement la démarche: et si JFK n'avait pas été assassiné? De manière plus personnelle, cette réflexion sur les possibles du passé est souvent menée par chacun de nous lorsqu'il revient vers les grandes étapes de sa vie et s'interroge sur la direction que celle-ci aurait prise si ne s'était pas produit tel événement qui en a bouleversé le cours, comme un accident, une maladie ou la rencontre avec un être décisif. Je me surpris ainsi récemment à m'imaginer dans la peau du professeur de Lettres que je comptais devenir avant de bifurquer in extremis vers la médecine, jamais envisagée jusque là. Moments-charnières, où le hasard joue un rôle, bref interstice entre deux possibles dont l'un est parfois totalement inattendu. Le choix qui en découle détermine néanmoins le reste de notre existence sans possibilité de retour en arrière autre que dans notre imaginaire. L'uchronie est  une possibilité de démultiplier son existence.


Lu dans:
Stephen King . 22/11/63. Albin Michel. 2013. 934 pages.
Pierre Bayard. Et si les Beatles n'étaient pas nés. Les Éditions de Minuit. 2022. p.14


03 juin 2024

Des faux plus vrais que nature

 «C'était devenu surréaliste. Nous recevions les catalogues des salles des ventes et Hélène me demandait : "Et celui-là, il est à toi ? — Oui, je crois." Je ne savais plus. » 

                                        Wolfgang Beltracchi


C'est l'histoire de Wolfgang Beltracchi, un des plus importants faussaires contemporains de l'histoire de l'art, qui a inondé pendant des années les grands musées internationaux de ses toiles, toutes copies à ce point parfaites qu'elles furent jugées comme authentiques par les nombreux experts appelés à les examiner. Pirouette ironique de l'artiste, celui-ci créait parfois des copies de tableaux qui n'existaient pas, telle cette Femme nue au chapeau jaune succédant à une Femme au chapeau bleu et une autre Femme au chapeau rouge, seules les deux dernières ayant existé. Brouillant les pistes avec brio, inondant les galeries de faux tableaux sans être de vraies copies, ce sont plus de trois cents tableaux de maîtres que Beltracchi et son épouse parviennent à écouler, acquérant ainsi au fil des années une fortune colossale. Mais le diable gît dans les détails: la présence dans une toile prétendument réalisée en 1914 d'infimes traces de blanc de titane, élément chimique découvert en 1950, signa leur chute. Dès lors qu'une des toiles était réputée fausse, l'ensemble de l'édifice construit par les Beltracchi s'effondra. On s'interrogera de juger si les véritables responsables de l'escroquerie n'étaient pas les experts, spécialistes incontestés des peintres plagiés, lesquels ont validé au fil des années et sans difficulté les signatures copiées et rédigé des certificats détaillés, garantissant à chaque fois la paternité des œuvres et l'authenticité de leur provenance. 

Il existe une fin morale à cette histoire qui ne l'est pas. La condamnation portant obligation de rembourser les dizaines de millions d'euros accumulés par le couple pour mener la grande vie, Beltracchi, réfugié avec sa femme à Montpellier, continue à peindre. Des œuvres cette fois signées de son nom, et qui se vendent à des prix élevés lui permettant de rembourser sa dette. Il entame ainsi paradoxalement une seconde carrière, n'étant vraiment devenu peintre que le jour de sa condamnation. On ne peut pas mentir autant, et aussi bien, sans être intéressant.


Lu dans: 
Pierre Bayard. Et si les Beatles n'étaient pas nés. Les Éditions de Minuit. 2022. 174
Wolfgang Beltracchi. Faussaires de génie. Evergreen. 2015.  572 pages
Wolfgang Beltracchi, Faussaire et fier de l'être. Paris Match, 6 décembre 2015.

01 juin 2024

Le mythe de Prométhée


"Nous ne verrons pas la fin du monde,
mais nous aurons vu comment on la fabrique."
                    Jacques Lacomblez


C'est la revanche du charbon sur le vent et le soleil. Le talon d’Achille de l’intelligence artificielle est sa consommation d’énergie, au cœur des nouvelles puces qui lui sont nécessaires. Celles de Nvidia, le spécialiste du domaine, chauffent dix fois plus qu’un microprocesseur habituel. Autrement dit, ChatGPT consomme dix fois plus d’énergie que le moteur de recherche de Google, poursuivi par Microsoft, Amazon ou Google qui déploient des dizaines de milliards pour adapter leurs centres de données à cette nouvelle technologie. En Virginie du Nord, 250 banques de données consomment déjà 4 000 mégawatts, soit assez pour alimenter 1 million de foyers, une croissance à plus de 11 000 mégawatts étant prévue, représentant 9 % de la demande électrique en 2030. Rêve prométhéen qui redonne des couleurs à la production électrique par le charbon, dont la sortie totale était évoquée à l'horizon de 2035 par l’agence de l’environnement américain, mais reculée devant la demande d'une énergie peu coûteuse. On avait prévu le basculement progressif des voitures vers l’électricité, mais pas que l’intelligence artificielle allait la devancer avec autant de vigueur. Créer autant de problèmes nouveaux que l’on voulait en résoudre, ou le mythe de Prométhée volant le feu aux dieux pour le confier à l’être humain, permettant ainsi à l’espèce d’évoluer vers la technique, la civilisation et la maîtrise de la nature. Pour le punir du vol, Zeus l’enchaîne sur une montagne et le condamne à avoir chaque jour le foie dévoré par un aigle. On peut se prendre à rêver d'une éthique qui empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui-même.


Lu dans:
Jacques Lacomblez. Sautes d’instant, brins d’humeur et un petit bout de jardin. Quadri. 2024. 32 p.
Philippe Escande. Le charbon au secours de ChatGPT. Le Monde. 31 mai 2024. Extrait p.19