01 mars 2022

La plus précieuse des marchandises

 "Vous vouliez savoir si c'est une histoire vraie ? Bien sûr que non, pas du tout. Il n'y eut pas de trains de marchandises traversant les continents en guerre afin de livrer d'urgence leurs marchandises, ô combien périssables. Ni de camp de regroupement, d'internement, de concentration, ou même d’extermination. Ni de familles dispersées en fumée au terme de leur dernier voyage. Ni de cheveux tondus récupérés, emballés puis expédiés. Ni le feu, ni la cendre, ni les larmes. Rien, rien de tout cela n'est arrivé, rien de tout cela n'est vrai. Pas plus que ne le sont la pauvre bûcheronne et son pauvre bûcheron, pas plus que les sans-cœur et les chasseurs de sans-cœur. Rien, rien de tout cela n'est vrai. Ni la libération des villes et des champs, des bois et des camps, qui n'existaient pas. Ni les années qui suivirent cette libération. Ni la douleur des pères et mères cherchant leurs enfants disparus. Rien, rien de tout cela n'est vrai. (..)

La seule chose vraie, vraiment vraie, c'est qu'une petite fille fut jetée de la lucarne d'un train de marchandises, par amour et par désespoir, dans !a neige aux pieds d'une pauvre bûcheronne sans enfant à chérir, et que cette pauvre bûcheronne l'a ramassée, nourrie, chérie, et aimée plus que tout. Plus que sa vie même. Voilà la seule chose qui mérite d'exister dans les histoires comme dans la vie vraie. L’amour, l'amour offert aux enfants, aux siens comme à ceux des autres, l’amour qui fait que, malgré tout ce qui existe, et tout ce qui n'existe pas, l’amour qui fait que la vie continue."
                        Jean-Claude Grumberg


 
La résurgence de la folie des hommes et la rapide dégradation de la situation militaire en Ukraine participent sans aucun doute à l'émotion ressentie ce samedi au Public lors de la pièce "La plus précieuse des marchandises", sobrement interprétée par Jeanne Kacenelenbogen sur un beau texte de Jean Claude Grumberg. L'évocation d'un quotidien à la fois tendre et misérable, bercé par une guerre qui y fait irruption était saisissante. Un conte, un décor, une masure, une forêt, de la neige, un bûcheron et sa femme. Elle n’a pas d’enfant. Autour de ce grand bois touffu, une guerre mondiale. Et puis un train de marchandises à travers la forêt, dont un jour va tomber une "petite marchandise" que la pauvre bûcheronne va ramasser. Une bien poétique façon de raconter l’Histoire, dans une période où nous en avons tant besoin, qui laisse une trace durable dans nos mémoires.



Lu dans:
Jean-Claude Grumberg. La plus précieuse des marchandises. Points. 2020. 128 pages. Extrait p. 120-121
Vu au théâtre Le Public. Avec Jeanne Kacenelenbogen, seule en scène. 18.1.22 - 27.2.22.

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