29 janvier 2022

Chut, je m'en vais

 "Cette façon qu'a la vie de ne pas finir ses phrases." 
                    Claude Roy

      


On a fini par la croire éternelle, elle s'éteignait doucement, laissant choir chaque jour un morceau d'elle-même: une date oubliée, un mot confondu, une tribune de marche, et puis plus de marche du tout, une pâleur effrayante, trois tartines le matin, puis deux, puis une, le bien-être d'une main caressée, devenu bientôt "pourquoi tu me touches?", des nuits pareilles aux jours, la sonnerie d'un téléphone qui sonne dans le vide. On imaginait cent manières de prendre congé d'elle et de la vie, on lui dirait les mots tendres jamais prononcés, on la veillerait comme l'enfant à qui on raconte la dernière histoire avant la nuit, et elle s'en irait doucement comme s'envole la montgolfière. Au revoir et bon voyage. Mais un jour elle est partie sans préavis, sans prévenir, en milieu d'après-midi , à la manière des mariés qui jadis se faisaient la belle au soir de la noce, fuyant la fête en catimini pour démarrer leur vie. On aurait pu s'en douter, la connaissant: mourir peut-être, mais sans tout ce qui l'entoure.



 


Lu dans:
Claude Roy. Les rencontres des jours. 1992-1993. NRF Gallimard.1995 342 pages. Extrait p.19

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