"On ne gagne pas d'un seul coup la lumière.
On l'atteint par le chemin de l'obscurité."
Paul Claudel
Je termine une lecture, on commence une autre. Elles se donnent la main,
mystérieusement, par deux textes traitant du clair-obscur, notion
refoulée de nos existences. Que Paul Claudel et Tanizaki Junichirô,
contemporains de mes grands-parents, me fassent découvrir la sagesse de
l'ombre ce même jour est un cadeau.
"Percer l'énigme de l'ombre. Cette lumière indirecte et diffuse est le facteur essentiel de la beauté de nos demeures. Et pour que cette lumière épuisée, atténuée, précaire, imprègne à fond les murs de la pièce, ces murs sablés, nous les peignons de couleurs neutres, à dessein. Nous nous complaisons dans cette clarté ténue, faite de lumière extérieure d'apparence incertaine, cramponnée à la surface des murs de couleur crépusculaire, et qui conserve à grand'peine un dernier reste de vie. Pour nous, cette clarté-là sur un mur, ou plutôt cette pénombre, vaut tous les ornements du monde et sa vue ne nous lasse jamais. Dans ces conditions, il va de soi que ces murs sablés doivent être recouverts d'une couleur uniforme pour ne pas troubler cette clarté; si, d'une pièce à l'autre, la couleur de fond peut varier légèrement, la différence en tout cas ne peut être qu'infime. Ce ne sera pas une différence de teinte, mais plutôt une variation d'intensité, à peine plus qu'un changement d'humeur chez celui qui
la regarde. Nous avons enfin, dans nos pièces de séjour, ce renfoncement qu'on appelle le toko na ma, que nous ornons d'une peinture, d'un arrangement floral, généralement ténébreux en plein jour, [dont] il est impossible de distinguer le dessin. (..) Malgré cela, l'on sent bien qu'il existe une exacte harmonie entre cette vieille peinture fanée et l'obscur toko no ma, qu'à tout prendre il est sans importance que son dessin soit estompé, et que cette imprécision au contraire est justement ce qui convient. Dans un cas comme celui-là, la peinture n'est plus, en somme, qu'une "surface" modestement destinée à recueillir une lumière faible et indécise, dont la fonction est la même absolument que celle d'un mur sablé. Et c'est là la raison pour laquelle nous attachons une importance si grande, dans le choix d'une peinture, à l'âge et à la patine, car une peinture neuve, fût-elle à l'encre diluée ou de couleurs pâles, risque, si l'on n'y prête attention, de détruire l'ombre du toko no ma. La fonction de cette peinture, ou de ces fleurs, n'est pas décorative en soi, car il s'agit plutôt d'ajouter à l'ombre une dimension dans le sens de la profondeur."
Tanizaki Junichirô
Accepter l'ombre, et la patine du temps, comme une expression du Beau est une philosophie. Elle me permet de jeter un regard différent sur ma journée.
Lu dans:
Paul Claudel, cité dans Romain Slocombe. Monsieur le Commandant. NiL. 2011. 261 pages. Extrait p.18.
Tanizaki Junichirô. Eloge de l'ombre. Publications orientalistes de France. 1933. ALC 1977 pour la traduction en français par René Sieffert. 112 pages. Extrait pp.51-54
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