"... la couleur des ténèbres à la lueur d'une flamme"
Tanizaki Junichiro
La couleur de l'obscurité? Une couleur que découvre un jour le poète et  romancier japonais Tanizaki Junichiro qui a construit dans la solitude  une œuvre rare en hommage à la beauté du noir. "J'ai aperçu, une seule fois, certaine obscurité dont je ne puis oublier la qualité.  C'était dans une vaste salle qu'on appelait, je crois, la "Salle des  pins", détruite depuis par un incendie; les ténèbres qui régnaient dans  cette pièce immense, à peine éclairée par la flamme d'une unique  chandelle, avaient une densité d'une tout autre nature que celles qui  peuvent régner dans un petit salon. (..) Retombait, comme suspendue au  plafond, une obscurité haute, dense et de couleur uniforme, sur laquelle  la lueur indécise de la chandelle, incapable d'en entamer l'épaisseur,  rebondissait comme sur un mur noir: (..) la couleur des ténèbres à la  lueur d'une flamme"? Elles sont faites d'une matière autre que celle des  ténèbres de la nuit sur une route, et si je puis risquer une  comparaison, elles paraissent faites de corpuscules comme d'une cendre  ténue, dont chaque parcelle resplendirait de toutes les couleurs  de I'arc-en-ciel." 
Superbes lignes, reprises par Gabriel Ringlet et que j'aimerais faire  miennes ce soir, si j'en avais le talent. Les métiers d'accompagnement,  et le mien en est un, souffrent d'une modestie de moyens qui peut  aisément mener à une forme de désespérance: tant d'énergie déployée,  tant d'espoirs en permanence anihilés par la déchéance et la mort à  terme, "tout ça pour ça..". A moins de se raccrocher à l'image de cette  humble mèche dont la lueur rebondit sur les murs, danse dans l'obscurité  et en éclaire jusqu'aux dernières particules. Chaque ténèbre est  unique, et en une seule journée j'en aurai croisé au moins une dizaine,  morales, physiques, spirituelles, d'abandonnement, de vide ou de  trop-plein, tout est souffrance quand se perd le sens d'une existence. A  moins que... La description de la couleur des ténèbres à la lueur d'une  seule modeste flamme me permet d'imaginer Sisyphe heureux.  
Tanizaki Junichiro, Éloge de l'ombre, Paris, Publications orientalistes de France, 1993, pp. 86-87.
Gabriel Ringlet. Ceci est ton corps. Albin Michel. 2008. 235 pages. Extrait p.214.
 
 
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