28 février 2025

L'heure des oiseaux

« C'est son heure préférée, celle où la forêt devenue bleue renaît.
Cette heure merveilleuse, suspendue avant l'aube, où tous les chagrins s'effacent, où tous les espoirs semblent permis.
L'heure des oiseaux. » 
                    Maud Simonnot



Qui n'a connu la chance de vivre l’heure où les oiseaux s’éveillent? Instant suspendu, aux premières lueurs de l’aube entre la nuit qui s’efface et le jour qui s’annonce. Entre les branches encore endormies, un frisson parcourt le feuillage quand s’élève un premier chant timide. C’est souvent le merle qui ouvre le bal, lançant quelques notes cristallines comme pour éprouver l’éveil du monde.  Bientôt, d’autres voix s’élèvent : les moineaux piaillent, les pigeons s'ébrouent, une tourterelle module sa complainte douce et répétitive. Parfois un bruissement d'ailes accompagne ce concert matinal et un pinceau de lumière se faufile entre les feuillages jusqu'à notre lit. Dans notre jardin de ville, le chant des oiseaux couvre un instant le murmure lointain du trafic qui s’éveille. Le jour reprend ses droits quand, entrouvrant les tentures, on jouit de cet instant de pure harmonie où la ville et la nature s’entrelacent dans un fragile équilibre.


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Maud Simonnot. L'heure des oiseaux. Editions de l'Observatoire. 2022. 158 pages

27 février 2025

 "Il faudrait réactiver cette chose délicieuse qui consiste à réfléchir sans se croire obligé d’accrocher une opinion au bout de sa pensée."

                            Dany Laferrière



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Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 240 pages

26 février 2025

La solitude et le doux retour à la vie des hommes

 

"Victoire... défaite... ces mots n'ont point de sens. La vie est au-dessous de ces images, et déjà prépare de nouvelles images. (..) En descendant moteur au ralenti sur Sans Julian, Fabien se sentit las. Tout ce qui fait douce la vie des hommes grandissait vers lui : leurs maisons, leurs petits cafés, les arbres de leur promenade."
                    Antoine de Saint-Exupéry. Vol de nuit.


A quoi rêve le skipper belge Denis Van Weynbergh à quelques jours de retrouver Les Sables-d'Olonne au terme d'un Vendée Globe éprouvant, ce tour du monde à la voile en solitaire, sans assistance et sans escale, qu'il affronte depuis plus de 100 jours. Loin derrière le vainqueur Charlie Dalin, arrivé depuis plus de 40 jours, et de la jeune Violette d'Orange, la coqueluche des médias. A moins de se voir déclassé pour arrivée en-dehors des délais, il sera le premier skipper noir-jaune-rouge à boucler l’épreuve, à bord de son modeste  bateau "Jojo " en hommage à Jacques Brel. Cent jours de solitude extrême au terme desquels les mots Victoire et Défaite n'ont plus de sens, seule demeurant l'aventure humaine pareille à celle de Fabien, pilote de l'Aéropostale en vol nocturne, immortalisé par Saint-Ex. Solitude extrême du vol, isolé dans le ciel, solitude pareille du skipper isolé dans l'océan, tous deux confrontés à la nature implacable, à la tempête, à la nuit, aux  éléments ainsi qu'à leur propre condition humaine. Solitude accentuée par l’absence de contact direct avec les autres hommes, réduite aux messages radio sporadiques qui ne suffisent pas à rompre l’isolement, surtout en cas de pépin. Notre skipper devine-t-il la proximité que nous ressentons avec lui dans son exploit? On peut être le dernier d'une épreuve, remportée par des champions équipés d'un matériel plus performant et d'un tout autre budget, et être le premier d'une aventure humaine dont nous nous sentons les équipiers. À travers le ciel nocturne, la tempête et le silence, il nous fait rêver à un monde où l’homme est certes seul, mais où sa solitude est aussi le prix du courage auquel il nous convie. On souhaite à Denis Van Weynbergh de retrouver maintenant tout ce qui fait douce la vie des hommes, leurs maisons, leurs petits cafés, leurs proches et les arbres de leur promenade. 


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Antoine de Saint-Exupéry. Vol de nuit. Préface André Gide. Gallimard. 1931. Folio édition. 1972. 192 pages. Extrait p. 19

25 février 2025

Squelettes se disputant un hareng

 James Ensor : Squelettes se disputant un hareng-saur

            Les Squelettes se disputant un hareng-saur. James Ensor.

Les Squelettes et le festin du néant

Dans un chaos blafard, où l’ocre et le carmin saignent la toile,  
Deux spectres décharnés s’affrontent, ivres d’un duel absurde.  
Leur chair a disparu, consumée par les âges, mais leur avidité,  
Elle, demeure, tenace et implacable, affûtant leurs ossements.  

Au centre du carnage, frêle et dérisoire, un poisson.  
Un hareng-saur, dernier vestige d’un banquet déjà englouti,  
Morceau sans vie, dérobé aux flots pour être mis en pièces,  
Trophée misérable d’un combat où la victoire n’a plus de sens.  

Leurs orbites vides s’illuminent d’une convoitise ancestrale,  
Leurs phalanges squelettiques s’agrippent, lacérant l’air,  
Non pas pour se nourrir – car ils n’ont plus d’entrailles –  
Mais pour posséder, dominer, arracher ce qu’ils ne peuvent savourer.  

Ainsi, dans l’ombre des nations déchues, les empires s’affrontent,  
Écartelant les terres fragiles, morcelant les peuples sans voix.  
Ils disputent des frontières tracées d’un trait froid sur des cartes,  
Comme ces squelettes qui, d’un rictus cynique, dépècent un mirage.  

Et lorsque le hareng sera broyé, qu’en restera-t-il ?  
Des fragments dispersés, des lambeaux échappant aux vainqueurs.  
Mais eux, ces spectres insatiables, poursuivront leur danse macabre,  
Cherchant un autre festin, un autre monde à réduire en cendres.  

James Ensor, dans sa clairvoyance mordante, ne peint pas seulement des squelettes grotesques. Il dévoile le cycle éternel de la domination, où les puissants se battent pour un butin déjà corrompu, laissant derrière eux des ruines et des cendres. Devra-t-on après ceci nous convaincre sur l'universalité de l'art pour décrire l'histoire et la vie des peuples?


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James Ensor (Ostende, 1860-1949). Squelettes se disputant un hareng-saur. (1891). Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles / photo : J. Geleyns - Art Photography.
Texte imaginé au départ de quelques réflexions personnelles et cauchemardesques inspirées par le tableau d'Ensor, confiées ensuite à Chat GPT pour la mise en forme

24 février 2025

Passé simple, passé composé

"L'avenir est une porte, le passé en est la clé."     
                    Victor Hugo

                        


Winston Churchill aurait commenté la même phrase par cette variante « Plus on regarde en arrière, plus on voit loin devant ». Mais on fait dire tant de choses aux gens célèbres!  Il n'empêche, la réflexion reste belle: le passé comme un miroir où se reflète l’avenir. La mémoire est souvent perçue comme une boussole intérieure, dépassant la simple rétention des faits, une continuité du présent. Sans mémoire, nous serions prisonniers d’un perpétuel recommencement, d’une errance aveugle. Collective ou intime, on y puise la clé d’une vision plus claire de l’avenir. Regarder en arrière ne signifie pas s’y attarder. C’est comprendre, apprendre, se nourrir du jadis pour mieux appréhender l’avenir comme un navigateur qui, en lisant les étoiles d’hier, trouve sa route dans l’immensité aveugle de l’océan. Actualité oblige, nous avançons vers un avenir incertain avec le passé comme phare.  

22 février 2025

Quand Lotto et Redbull font du sport

 "Constant, je t'appellerai Lotto" .     
                    Le naming comme on le parle

                     


Certains stades emblématiques font de la résistance , attachés (pour combien de temps) à leur nom d'otigine tel le Stade Santiago-Bernabéu du Real de Madrid, ou le Stade de France ainsi que le Parc des Princes. Chez nous le stade Roi Baudouin, celui du Standard de Liège (Stade Maurice Dufrasne) ou celui de l'Union Saint-Gilloise (Stade Joseph Marien) entretiennent encore ce goût étrange venu d'un passé heureux. Tendance battue en brêche ailleurs par une mode qui porte un joli nom, un anglicisme même: le naming. Un accord de naming est un contrat de sponsoring dans lequel une entreprise achète le droit d'associer son nom à une infrastructure sportive (stade, aréna, salle de sport, etc.) en échange d'une compensation financière qui permettra au club ou à la ville propriétaire du stade de générer des revenus supplémentaires pour en financer les infrastructures et le développement sportif.  Le sponsor de son côté accroît sa visibilité et renforce son image de marque, profitant des valeurs positives du sport (dynamisme, performance, engagement).  Quelques exemples pour animer vos prochaines soirées familiales :

  • Lotto Park (RSC Anderlecht, Belgique – sponsorisé par la loterie nationale Lotto), anciennement et historiquement Stade Constant Vanden Stock, le légendaire président du Club
  • Allianz Arena – Stade du Bayern Munich (Allemagne), sponsorisé par Allianz, une compagnie d'assurance.
  • Emirates Stadium – Stade d'Arsenal (Angleterre), sponsorisé par Emirates, une compagnie aérienne.
  • Etihad Stadium – Stade de Manchester City (Angleterre), sponsorisé par Etihad Airways.
  • Red Bull Arena – Plusieurs stades en Allemagne (RB Leipzig), aux États-Unis (New York Red Bulls) et en Autriche (RB Salzbourg), sponsorisés par Red Bull.
  • Signal Iduna Park – Stade du Borussia Dortmund (Allemagne), sponsorisé par la compagnie d'assurance Signal Iduna.
  • Groupama Stadium – Stade de l’Olympique Lyonnais (France), sponsorisé par Groupama, une compagnie d'assurance.
  • Spotify Camp Nou – Stade du FC Barcelone (Espagne), sponsorisé par Spotify.
  • Opel Arena – Ancien nom du stade du FSV Mayence 05 (Allemagne), sponsorisé par Opel.
  • BayArena – Stade du Bayer Leverkusen (Allemagne), sponsorisé par Bayer.

21 février 2025

Sagesse de François Mauriac

"Le ruisseau de la Hure, près de Saint-Symphorien (Gironde), fut mon inspirateur le plus secret, le plus direct. Il m’a donné le sentiment de l’immensité du monde." 
                François Mauriac

                                


Un ruisseau, une mélodie, un pinceau de lumière entre les nuages, paillettes de réalité insignifiantes par leur modestie, immenses par ce qu'elles nous permettent d'imaginer:  sans être le monde, elles en ouvrent la serrure.


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Virginie Linhart. Mauriac, Mémoires intimes. Film. Fr. 2024. 52 min

20 février 2025

Le Roi

 

"Sire... sur quoi régnez-vous ?
- Sur tout, répondit le roi, avec une grande simplicité.
- Sur tout ?
Le roi d'un geste discret désigna sa planète, les autres planètes et les étoiles.
- Sur tout ça ? dit le petit prince.
- Sur tout ça... répondit le roi." 
                        Antoine de Saint-Exupéry. Le Petit Prince


Il s'agit d'une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite et involontaire.


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Antoine de Saint-Exupéry. Le Petit Prince. 1943.

19 février 2025

Liberté paradoxale

 "Je trouve beaucoup de liberté dans la contrainte." 
                        Pio Marmaï

                


LA phrase pour dissertation. Pareille à ces mélodies entêtantes qui ne vous lâchent plus quand vous la croisez le matin au petit-déjeûner. Un conseil: ne la lisez pas.


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Fabienne Bradfer.  Pour ce film, j’ai vidé   mon réservoir émotionnel. Le Soir 19 février. Rubrique Cinéma. L'attachement. Film de de Carine Tardieu, avec Pio Marmaï et le jeune César Botti.

18 février 2025

Sagesse de Giono

 " Voilà, dit l'homme noir, viens voir : mon couteau, celui qui a le tire-bouchon et l'ouvre-boîte. Du fil et des aiguilles, mon livre, le litre, deux pains, l'oignon, le pot de miel, l'alène et le ligneul, l'arnica, la viande et la saucisse ; mon manteau et le bâton..." Il me regarda. "C'est tout, dit-il, tu vois, il y en a assez pour vivre." 
                                Jean Giono


                  

Place au rêve d'un temps qui n'est plus, ou pour si peu de nous. Qui reviendra peut-être.


Lu dans: 
Jean Giono. Jean le Bleu. ‎ Le Livre de Poche. 1974. 222 pages

17 février 2025

Sagesse de l'humilité

 "Etre humain, c'est être une maison d'hôtes. Tous les matins arrive un nouvel invité. Une joie, une dépression, une méchanceté, une prise de conscience momentanée vient comme un visiteur inattendu. Accueillez les tous et prenez-en soin! Même s'ils sont une foule de chagrins, qui balaient violemment votre maison et la vident de tous ses meubles, traitez chaque invité honorablement. Peut-être vient-il faire de la place en vous pour de nouveaux délices. La pensée sombre, la honte, la malice, rencontrez-les à la porte en riant, et invitez-les à entrer. Soyez reconnaissants pour tous ceux qui viennent, parce que chacun a été envoyé comme un guide de l'au-delà"
                            Djalâl ad-Dîn Rûmî

                             

Djalâl ad-Dîn Rûmî, dit Rûmî (1207-1273), poète, théologien et mystique persan a profondément influencé le soufisme et est considéré en Orient comme un grand maître spirituel musulman. On lui doit, entre autres, ce conseil: "L'humilité consiste aussi à reconnaître que n'importe quelle créature dans l'Univers est susceptible de nous enseigner ce que nous ignorons." Que nous voila loin des clichés véhiculés dans notre quotidien. 


Lu dans:
Djalâl ad-Dîn Rûmî. Christian Jambet (Traduction). Soleil du réel : Poèmes d'amour mystique. ‎ Imprimerie Nationale Edition; 1999. 227 pages.

14 février 2025

L'autre Saint Valentin

 "Il y a,

il y a des jours de raisins doux, de pommes d’or,
de quoi faire taire notre vieille soif.
Et l’eau qui court, torrents, rivières,
court sous la peau, enrobe nos cœurs, calme nos doigts.
Rien ne manque, rien n’est mieux,
et quand la nuit vient, elle affiche pour nous deux
un jeu complet d’étoiles.

Il y a des jours de fruits amers,
quand les pépins écrasés
nous blessent un peu la langue,
nous font former des mots moins beaux.

Il y a des jours de courte paille
où trois fois l’on tire la plus courte.
Les enfants sont un peu trop loin
pour qu’on entende leurs rires
et le chien qui murmure des rêves moroses
semble ne plus nous reconnaître.

Il y a des jours où tu m’aimes,
des jours où tu m’aimes bien.

Ainsi nous avançons, nous souvenant
et oubliant, marée haute, marée plate,
que le bonheur est un mélange

et que jamais il ne ressemble
ni tout à fait à ce que nous croyons
ni à lui-même,
ni à lui-même."
                    Francis Dannemark


Recopier Francis Dannemark le jour de la Saint Valentin, quel programme. Oublier les petits cœurs et les bisous partout pour redécouvrir cette autre recette du bonheur, qui sache apprécier de la même manière les jours avec et les jours sans, marée haute marée plate. Le bonheur des amours passés à la machine, faits bouillir / pour voir si les couleurs d'origine / peuvent rev'nir (Souchon).  Réinventer une Saint Valentin ancrée dans la vraie vie me tente. Et vous? 


Lu dans: 
Francis Dannemark. Autrement dit, l’amour. Ici on parle Flamand et Français. Le Castor Astral. 2005. 192 pages.

13 février 2025

Transitions

  "Le monde meurt de l’envie de naître,  notre société s’est épuisée à réaliser les rêves du passé. [ … ] Le vingtième siècle n’a pas préparé le vingt et unième."
                                Asma Mhalla


Les grandes idéologies du XXe siècle (progrès technologique, consumérisme, croissance économique, utopies politiques) ont été poursuivies jusqu’à leurs limite. Des idéaux autrefois prometteurs ne répondent plus aux défis contemporains de la crise climatique, des inégalités ou de la solitude numérique. Comme si l'accélération effrénée liée aux révolutions industrielles, technologiques, scientifiques, concentrées sur le matériel et l’innovation, avait distancé la dimension humaine, éthique et écologique, nous laissant orphelins du sens à donner à l'existence. Ci et là pourtant surgissent des initiatives issues de la société civile imaginant de nouvelles façons de vivre ensemble, d’habiter une planète durable et de donner du sens à nos vies. Comme le disait Paul Valéry : « Le temps du monde fini commence », et avec lui, l’obligation d’inventer de nouveaux horizons.



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Asma Mhalla . Technopolitique: Comment la technologie fait de nous des soldats. Seuil. 288 pages. Extrait p.11

12 février 2025

En flux tendu

"S’il vous arrive de passer une journée seul, sans travailler, sans concevoir d'amertume ni d'attente, vous êtes un homme heureux."
                        Jean Sulivan (1913-1980)


Comment réécrire cette phrase aujourd'hui? Je découvre hier en consultation une innovation qui m'éblouit au sens propre: la possibilité d'être alerté par un flash lumineux intense, se superposant au vibreur, lors de l'arrivée d'un mail, d'un post ou de toute autre information demandant notification. Amusé lors du premier éclair, je le fus moins lors des suivants se succédant à un rythme de feu d'artifice: mon interlocuteur était décidément une personne bien informée, et en flux tendu. S'ensuivit une bonne consultation sur la perception et les causes du burnout, de l'hyperacidité gastrique, des troubles du sommeil et de la dysfonction érectile. Le stress de nos vies se construit par des agressions permanentes souvent librement consenties.


Lu dans: 
Jean Sulivan, prêtre et écrivain français, s'engagea tardivement dans la voie de la littérature en se libérant sans rupture de son statut d'ecclésiastique.  Se questionnant sur la liberté intérieure et la promotion de cette liberté spirituelle qui est le fil conducteur de ses écrits, il fut l'auteur d'une trentaine de livres. Merci à mon ami Michel Jehaes qui me transmet ce matin cette pensée.

11 février 2025

Une étrangeté d'être

 "Quant à la question des inégalités, le coup de projecteur de la technologie devient miroir grossissant. (..) Elle ne met pas seulement en lumière les inégalités et les discriminations qu’elle peut contribuer à amplifier, c’est plus que cela encore : elle distend l’espace-temps. Elle fait cohabiter des super-technologues partis à la conquête de l’avenir et de l’univers et dans le même temps des images d’embarcations de fortune qui coulent dans la Méditerranée ou des scènes de guerre de tranchées semblant sortir d’un autre siècle. (..) Elle structure et détache des scènes d’un présent plus proche du Moyen Âge que de notre hyper-modernité et des images qui semblent, elles, tout droit sorties d’un futur de science-fiction. Mais entre ces deux points cardinaux, où se trouve notre présent à nous ? Une partie de notre malaise, nos résistances, nos peurs proviennent sans doute de cet éclatement spatio-temporel. Un espace-temps fracturé en deux, deux dimensions qui ne se croisent plus. À quel monde, appartenons-nous ? "
                            Asma Mhalla

                         

Une étrangeté d'être. Objectivement, pas de quoi se plaindre, les besoins essentiels assurés, une activité professionnelle agréable, en environnement familial et amical chaleureux. D'où vient dès lors l'impression diffuse "de ne plus en être" quand s'éteignent les actualités télévisées ou la lecture du journal en ligne? Quand cohabitent des images d'une violence insoutenable et les séquences Bisounours créées par les publicitaires d'un monde fraternel, propre, accessible au plus grand nombre? Quand dans le quartier où on vit cohabitent la gentillesse des voisins de rue, des petits commerces, de jeunes émigrés qui nous cèdent spontanément leur place dans le métro et les fusillades devenues presque routinières à deux pas de notre habitation. Il reste alors le refuge de la fuite dans les souvenirs d'un monde unifié pas si lointain, tout aussi irréel mais l'information manquait, de la plongée dans une activité sportive ou la nature, ou dans l'épicurisme et le cocooning. Heu-reux, comme nous le soufflait l'humoriste Fernand Raynaud.


Lu dans: 
Asma Mhalla . Technopolitique: Comment la technologie fait de nous des soldats. Seuil. 288 pages. Extrait pp. 18-19

10 février 2025

L'art de vivre de Brillat-Savarin

 "Ce n'est pas le rire qui est le propre de l'homme, mais la gourmandise."   
                    Brillat-Savarin (1755-1826)

                  


L'aphorisme ne surprend guère sous la plume de Brillat-Savarin, qui fut à la gastronomie ce que  Clausewitz fut à l'art de la guerre. Longtemps je l'imaginai une vie aux fourneaux, toque en tête, comme les Troisgros, Bocuse, Ducasse ou autres Robuchon. Pas du tout, il était juriste, écrivain et gourmand, auteur de la célèbre "Physiologie du goût" qui convertit la France aux plaisirs de la gastronomie avec humour, tempéré parfois par quelques libertés avec l'art culinaire strict, que tous lui pardonnaient. Car comment résister au maître de cérémonie quand il énonce doctement en début de repas que "le Créateur, en obligeant l'homme à manger pour vivre, l'y invite par l'appétit, et l'en récompense par le plaisir (Aphorisme V); ou mieux encore que le "plaisir de la table est de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les pays et de tous les jours ; il peut s'associer à tous les autres plaisirs, et reste le dernier pour nous consoler de leur perte." (Aphorisme VII). On évoquait hier à table ce vieux petit couple de patients qui toute leur vie soignèrent leur repas du soir, les tâches professionnelles de la journée terminées, par un dîner aux chandelles, beau service, vin choisi et petit café-filtre, robe élégante et costume-cravate rien que pour le plaisir de se gâter. Cela dura une vie entière, et ils n'habitaient pas un château. Saturés d'années, ils moururent de vieillesse.



Lu dans: 
Brillat-Savarin. Physiologie du goût. Champs classiques. Flammarion 1982.400 pages. Extrait pp 4, 19-20

08 février 2025

Sagesse d'Oliver Sacks

 "A mesure que l'efficacité du traitement pharmacologique s'est progressivement estompée, quelque chose d'autre s'est révélé: la mesure que l'esprit humain et la conscience d'exister subsistent à la perte d'efficacité de toutes ces drogues, et que c'est cet esprit que nous devons nourrir. Par le travail, par le rire, par l'amitié, par la famille, voila les choses qui comptent. On oublie trop ces choses appelées essentielles. "   
                        Oliver Sacks (par la voix du Dr Sayer, dans le film L'éveil)

                              


Quand survient l'impuissance médicale face à la progression inéluctable de la maladie, médecins et patients redécouvrent un autre mode d'emploi de la vie. Celui qui passe par l'acceptation et l'adaptation à une nouvelle réalité, sans entretenir l'illusion d'un retour à la santé antérieure. Se redécouvre la prééminence de la relation humaine et de valeurs essentielles parfois perdues de vue. Comme l'écrit le neurologue Oliver Sacks " la sensibilité ne s'oppose pas à la précision scientifique, chacune est la garantie de l'autre. Quiconque étudie ces patients finit par les aimer , et les aimer permet de les comprendre : l’étude , l’amour , la compréhension ne font qu’un."


Lu dans: 
Oliver Sacks. L'éveil. Seuil. 1993. 521 pages
L'Éveil (Awakenings), film réalisé par Penny Marshall et sorti en 1990.

07 février 2025

L'éveil

 "Certains de nos patients avaient atteint une forme de désespoir glacé proche de la sérénité ; ils étaient réalistes, ils se savaient condamnés, et acceptaient leur sort avec tout le courage et l’équanimité dont ils étaient capables. D’autres malades (peut-être tous, si l’on pense que la sérénité des premiers pouvait n’être qu’une façade) éprouvaient un violent sentiment d’injustice et d’impuissance : ils avaient l’impression d’avoir été volés des meilleures années de leur vie, rongés par l’idée d’avoir perdu leur temps, et gâché leur existence."   
                        Oliver Sackx

                  


Durant l'hiver 1916-1917 éclata l'épidémie d'encéphalite léthargique frappant 6 millions de patients  dont beaucoup  moururent. Parmi les survivants d'autres s'enfoncèrent dans un état léthargique, immobiles, souvent muets, emprisonnés dans un temps pétrifié. Considérés comme incurables jusqu'à la découverte de la L-Dopa (1967), cette médication eut pour effet de réveiller ces patients qui se remettent à parler, à marcher et retrouvent le goût de vivre. Malheureusement, ce réveil s'avèrera dans certains cas pire que le mal : les malades seront en proie à des hallucinations, des délites paranoïaques, érotomaniaques. Fallait-il arrêter la L-Dopa, diminuer la dose ? Récit émouvant, adapté au cinéma par Penny Marshall, qui comporte une belle réflexion éthique sur des questions essentielles concernant la santé, les traitements et la maladie, et qui nous interpelle tous encore actuellement.


Lu dans: 
Oliver Sacks. L'éveil. Seuil. 1993. 521 pages
L'Éveil (Awakenings), film réalisé par Penny Marshall et sorti en 1990.

06 février 2025

Récit d'une histoire invisible

 "Tout récit comporte trois éléments — le lieu, le temps et les personnages —, et une question qui les relie entre eux. Sauf celui du camp, où il n'y a ni lieu ni temps. Des décennies d'occupation ont dissocié le temps du lieu; chacun s'en est allé errer dans son propre espace. Pour ceux qui ont dû fuir en 1948 ou en 1967, les aiguilles du temps se sont arrêtées. (..) Le récit du camp est un texte hors du temps et du lieu, qui écrit sa propre histoire, en espérant que, tôt ou tard, quelque chose surgira."

                        Nasser Abu Srour


Comment décrire la Révolution française sans y intégrer un lieu (La Bastille), une époque (1789) et des personnes (Louis XVI, Marie-Antoinette, Danton, Robespierre). Comment décrire les camps, cette histoire sans lieu, sans dates, peuplés d'invisibles?  L'écrivain palestinien Nasser Abu Srour le tente en espérant "que tôt ou tard quelque chose en surgira". Incarcéré à perpétuité dans les geôles israéliennes, Nasser a dit adieu au monde, sans autre interlocuteur que le mur qui lui fait face, sur lequel il consigne par bribes son histoire dont il a fait ce récit. Celui-ci s'anime, répond et change d'apparence selon que l'espoir ou le renoncement domine. C'est son histoire et celle de son peuple, un monde qu'il a quitté. Quand l'actualité brûlante rejoint ce récit, où trouver les mots qui protègent du désespoir?


Lu dans: 
Nasser Abu Srour. Je suis ma liberté. Gallimard. NRF. Du Monde Entier. 2022. 300 pages. Extrait pp.30-31

02 février 2025

Sagesse de de Tocqueville

 "Ce qui jette le plus de confusion dans l’esprit, c’est l’emploi qu’on fait de ces mots : démocratie, institutions démocratiques, gouvernement démocratique. ./.. Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies: ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple, se consolant d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs et que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même qui tient le bout de la chaîne. » 

                        Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840


Plaisir de relire des extraits de "De la démocratie en Amérique" d'Alexis de Tocqueville, dont certaines lignes feraient de bons éditoriaux actuels.  D'un court séjour de dix mois aux Etats-Unis, il tire une analyse du système démocratique, de ses vertus et de ses risques, ouvrage qui connaît un immense succès à sa publication en 1835. Cela lui vaut d'être élu à l'Académie des sciences morales et politiques à seulement trente-trois ans, puis à l'Académie française à trente-six. Élu à l'Assemblée législative de 1839 à 1849, il est occupe les fonctions de ministre des Affaires étrangères et de président du conseil général de la Manche, à la tête duquel il reste jusqu'en 1852. Adversaire déterminé du régime issu du coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, il démissionne à cette date, refusant de prêter serment au nouvel empereur, se retire de la vie politique et consacre les cinq dernières années de sa vie à la réflexion. 


Lu dans: 
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. 1835-1840.