05 septembre 2023

Aux origines

 

"Horta peut se dire lui aussi que c’est un grand moment.
La presse du lendemain ne lésine pas sur les comptes rendus. Le Peuple consacre un numéro spécial à ce qu’il nomme désormais le Monument [la Maison du Peuple], avec force photos, extraits du discours de Jaurès, hommage à César De Paepe et aux fondateurs du parti, portrait de Victor Horta; on rappelle l’histoire des coopératives, on énumère les magasins, fiers de cette maison avec sa musculature de fer qui la dresse, indestructible ; ils sont montés sur la terrasse, ils ont vu la ville entière à ses pieds.
Mais ce jour-là, au fond, Horta n’a personne parmi tout ce monde à qui le glisser à l’oreille, ni même un bras accroché au sien qu’il pourrait serrer aux moments les plus forts. Il doit bien se faire à l’évidence qu’il s’est trompé et qu’un métier, ainsi qu’il l’écrira plus tard, quand il vous occupe à ce point l’existence, est une terrible concurrence pour l’amour, même si vous avez toujours pensé que votre réussite servirait au bonheur de l’autre ; mais là aussi il s’est trompé, il faut croire. En fin de compte, seul, il l’est bel et bien, que les temps soient difficiles ou à la réussite ; et qu’y faire, sinon poursuivre ce métier, son art, comme il dit, qui lui occupe l’existence. N’empêche, ce soir, il ne se sent pas d’humeur à faire la fête, il est f a t i g u é. " 
                    Nicole Malincolini. Inauguration de la Maison du Peuple, place Emile Vandervelde. 1899.



Le fantôme de Victor Horta hante la maison de la rue Américaine que nous avons visitée la semaine passée. Comme si né d'un modeste artisan cordonnier gantois il mesura durant tout son existence la fragilité du succès, arrêtant brutalement la rédaction de ses mémoires le jour du décès inopiné de sa fille Simone, ou  liquidant lors de son dernier déménagement comme vieux papiers 800 kg de dessins, de croquis et d'archives, anéantissant de fait pratiquement entièrement l'imposante documentation graphique de toute son œuvre. Allégorique de son destin est l'histoire de "sa" Maison du Peuple, bâtie au départ de 1896 par Victor Horta en plein cœur de Bruxelles, inaugurée en grande pompe dans la clameur de L'Internationale et des slogans du monde ouvrier, honneur rendu au fer, au verre, à la lumière. Celui qui révolutionnait l'art de bâtir et devenait un des maîtres de l'Art Nouveau, offrait au jeune Parti Ouvrier Belge un lieu à la hauteur de ses aspirations. Nicole Mancolini fait oeuvre d'historienne engagée en brossant avec objectivité et enthousiasme l'histoire d'un quartier, d'une ville, de deux guerres traversées, mais aussi celle d'un mouvement ouvrier, des espérances qu'il a suscitées, et dont la Maison était en quelque sorte le cœur. L'histoire d'un monde fragile, n'ayant pas résisté à cette course au progrès qui mènera, 65 ans plus tard, à démolir du rez-de-chaussée aux étages la Maison du Peuple comme on efface un temps révolu, afin d'utiliser le potentiel immobilier énorme que ce quartier en expansion avait pris près du vieux Sablon. Au fil de mes lectures cette semaine, ma déception est grande de découvrir que la vaste nébuleuse du mouvement socialiste belge est à l'origine même de la destruction de son temple, porté aux cimaise au début du siècle. Accompagné ou non de Victor Horta, je n'oserais pour rien au monde promener mes grands-parents paternels "rouges sang", admirateurs de Piaf et de Jaurès, qui me firent découvrir avec émotion ce site historique en 1960,  devant l'immeuble fonctionnel qui le remplace: ils en perdraient définitivement leurs convictions coopératives.



Lu dans:
Nicole MALINCONI. De fer et de verre: La Maison du Peuple de Victor Horta. Traverses. Impresions Nou. 2017. 176 pages.

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